Youssef Chahed peut bien réussir à se maintenir à la tête du gouvernement et même prétendre à se positionner idéalement pour continuer sa mission en 2019. Cela suppose d’oser sortir des sentiers battus de la politique.
Par Farhat Othman *
Depuis sa sortie télévisuelle pugnace, la question se pose avec acuité si Youssef Chahed peut réussir à continuer sa mission à la tête du gouvernement; et la réponse toute faite est négative; trop d’éléments jouent en sa défaveur, sauf un miracle. Or, il n’en existe pas en politique pour qui la fait à l’antique; ce qui est le cas en Tunisie.
Au vrai, la politique est l’art de transformer l’im-possible en possible. Pour qui possède cet art, ne serait-ce qu’en pensée, le mental dirigeant le matériel, faisant donc le réel, il aurait alors une botte magique permettant les réalisations les plus inattendues.
S’agissant de M. Chahed, qui a pour lui certains talents, dont le volontarisme, cela lui permettrait, non seulement de continuer à diriger le gouvernement, mais aussi de prétendre à la magistrature suprême en 2019 envers et contre tous, y compris le parti islamiste qui ne le soutiendrait qu’à la condition de ne pas se présenter aux futures élections.
Les atouts de M. Chahed
Directement ou indirectement, on tente de lier le maintien de M. Chahed à la tête du gouvernement à son positionnement hors de la course électorale de l’année prochaine. Mais de quel droit empêcher un homme qui réussit à servir son pays, et le démontre, de ne pas continuer à le faire? Faut-il, bien évidemment continuer à réussir en transformant l’essai des prémices actuelles ! M. Chahed est bien en mesure de le faire s’il ose sortir des sentiers battus de la politique telle qu’elle se pratique.
Certes, dans l’immédiat, il n’a pas à se positionner sur les échéances de 2019, et il a d’ailleurs bien éludé la question et continuera à le faire selon toute vraisemblance. Ce qui importe hic et nunc, c’est de réussir à marquer des points; ce sont ses atouts. Il lui faut réussir ce qui serait, en quelque sorte, une mouture tunisienne des travaux d’Hercule. Cela dépendra de sa volonté seule, et on veillera à le faire échouer; aussi faut-il de l’originalité dans cette action. Elle doit être déterminée et autonome, faite d’initiatives hardies et qu’il maîtrise, afin de pouvoir aller jusqu’au bout.
Ce qui ne sera ni facile, au vu de la conjoncture politique et économique dans le pays, ni facilité par ses adversaires qu’il aura intérêt à diviser d’une part et surtout à contrer en ayant avec lui les masses populaires. Ce qui suppose d’aller dans le sens de leurs plus évidentes exigences, même si elles peuvent paraître utopiques. Car l’utopie d’aujourd’hui est ce qui est canonique demain; faut-il oser aller au-delà de ce qui semble relever présentement de l’utopique.
Ainsi, même si M. Chahed doit, au final, être empêché de réussir son entreprise, les alliances changeant, amenant à une motion de censure à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) afin de se débarrasser de ce qui serait perçu en dangereux rival, ce serait contre-productif pour qui l’initierait.
Car, justement, cela constituera la preuve de la réussite de M. Chahed qui aura alors le beau rôle, en plus de l’action engagée au niveau de la présidence du gouvernement, de mettre à son service pour la continuer l’aura du juste qu’on veut sacrifier, en faire un martyr. Or, il n’y a pas de plus porteur que le martyre pour réussir en politique.
Ainsi M. Chahed pourrait-il continuer, avec des atouts encore plus sûrs, son œuvre en dehors du gouvernement avec son propre parti à créer, ou même hors partis, au-dessus d’eux, en vue de préparer idéalement les prochaines échéances électorales.
Par conséquent, s’il ne bénéficie plus de l’appui de ceux qui le défendent aujourd’hui, il aura eu le mérite d’initier ce qu’il fallait de ce que le peuple attend de véritablement conforme à l’esprit de sa révolution. Cela le mettra en bonne posture pour les parachever en sollicitant la légitimité qui lui manque aujourd’hui; ce qui finira de l’émanciper de la férule de ceux qui font mine de le soutenir.
C’est d’autant plus possible que le chef du gouvernement aurait commencé certaines réformes qu’il sera tout désigné pour les parachever en se portant candidat à la présidentielle. Ce sera sa botte magique, les nouveaux travaux de l’Hercule tunisien. Avant d’en parler, situons le contexte dans lequel aurait lieu l’exploit de celui qui serait alors le demi-dieu de Tunisie.
La Tunisie, une partie d’un tout
Notons tout d’abord cette évidence à laquelle on feint souvent de ne pas penser, à savoir que la Tunisie n’est qu’une partie d’un tout, une sorte de bocal duquel il faut sortir pour mieux valoriser son contenu, y agir avec efficacité.
Aujourd’hui, mondialisation oblige, aucune action ne réussit au local si elle ne tient pas compte de l’international, surtout l’environnement immédiat. De plus, si la Tunisie est un petit pays, son importance géostratégique est grande pour l’Occident; aussi, elle ne peut avoir une destinée hors de ses intérêts. Le jeu occidental en Tunisie depuis janvier 2011 conforte ce donné incontournable ainsi que sa réussite dans le cadre de l’alliance capitalislamiste encore sauvage, même si elle s’entoure des oripeaux de la démocratie, notamment islamique. D’ailleurs, cette dimension d’une démocratie islamique en Tunisie doit relever de l’action conseillée à M. Chahed, ainsi qu’il sera dit infra.
Logiquement, étant issue des événements de 2011, la situation actuelle dans le pays n’aura aucune sortie hors de ce cadre-là, c’est-à-dire les ambitions intriquées du capital mondial et de l’islam politique. C’est une impasse imposée; or, dans tel cas, il est judicieux de ne plus chercher les solutions au sein de l’impasse, acceptant de s’y situer volontiers, car c’est elle qui fait le problème. Il importe de chercher les solutions hors du cadre de l’impasse; et le problème disparaît du coup.
Pour la Tunisie, l’impasse est l’environnement national étriqué. Il ne sert à rien de chercher à sortir le pays de la crise en ne comptant que sur ses propres forces, développant des constructions théoriques bonnes pour des pays ayant leur destin en mains; ce qui n’est pas le cas de la Tunisie. Il ne faut plus l’occulter ou le taire : les causes des problèmes de la Tunisie sont d’origine extérieure ou sont maintenus par des intérêts étrangers, et donc ne trouvent solution véritablement que dans un cadre élargi à ces acteurs étrangers.
Au reste, c’est ce qu’impose la réalité du monde d’aujourd’hui, une imbrication de tout dans un cadre mondialisé. Aussi, si les réformes sont inévitables dans le pays et la reprise du cycle économique impérative, c’est qu’elles sont imposées par ses partenaires du pays qui en ont profité et profitent, y ayant contribué pour leurs intérêts. Ils doivent donc être impliqués dans les solutions qu’ils revendiquent.
Si, d’un strict point de vue national, la situation est calamiteuse, n’était-elle pas meilleure avant la mise à bas de la dictature? Or, qui l’a fait sinon l’Occident qui est aussi responsable de l’état actuel du pays que les responsables irresponsables qu’il a amenés au pouvoir? Il faut cesser de fermer les yeux sur ces réalités irréfutables.
Il urge de rappeler que les États-Unis et surtout l’Union européenne (UE) sont responsables aussi des déficits public et des échanges, de l’inflation qui a atteint des proportions jamais vues, de l’explosion des dépenses de fonctionnement et surtout de la dette.
N’oublions pas que si la dette augmente, c’est qu’elle profite à qui tire des intérêts de son service. Par ailleurs, si les caisses sociales sont exsangues, n’est-ce pas du fait des réparations des gens amenés au pouvoir par l’étranger? Était-ce par volonté populaire? Celle-ci portait et porte sur des droits et des libertés, où sont-ils? Il est bien temps d’oser demander aux responsables de la situation présente de contribuer à limiter les dégâts occasionnés au pays !
Certes, il est des nationaux au pouvoir en Tunisie, mais ne sont-ils pas au service de la politique capitaliste sauvage qui les y a installés?
Une botte magique
C’est parce qu’ils sont articulés aux seules réalités nationales que tous les augures sont défavorables en Tunisie. Au demeurant, jamais la Tunisie n’a été une aussi bonne affaire pour le capital mondial. On le voit bien tous les jours avec ce débarquement capitaliste sauvage dans notre pays voulu en une foire aux affaires, un souk où tout se vend et s’achète.
Aussi, et l’UGTT a bien raison, on ne peut s’engager dans les réformes impopulaires imposées par l’Occident, sauf si la douleur qu’elles feront subir au peuple sont compensées par des acquis concrets et tangibles dans la vie quotidienne.
Par conséquent, la première composante de sa botte magique pour M. Chahed est de veiller à rétablir ses bonnes relations avec l’UGTT, plus d’une fois manifestées. Car la centrale syndicale reste, malgré ses défauts, la seule organisation en mesure de traduire le mieux la souffrance de la population plus exploitée qu’avant. Or, si elle ne pouvait s’exprimer sous la dictature, elle le fait désormais; c’est l’acquis de son coup du peuple. Aussi faut-il en tenir compte.
Par ailleurs, la lutte contre la corruption, le blanchiment de la fraude fiscale ou la fuite des capitaux ne peut être à dimension nationale uniquement; de tels phénomènes en Tunisie ne sont que la face apparente d’un iceberg immergé dans un cadre international. De plus, lutter contre cette hydre tout comme celle du terrorisme, les deux étant liées, est une mission d’autant impossible que la Tunisie n’est pas dotée d’un système juridique et judiciaire au-dessus de tout soupçon. Pour l’être, outre la réforme législative, le pays doit être articulé à un système de droit sérieux et crédible. Ce système existe aux portes de la Tunisie et l’urgence d’en relever est manifestée par l’état d’illégalité de son droit qui bien qu’il viole la constitution est appliqué au vu et au su de tout le monde depuis plus de sept ans. Aucune volonté n’existe pour faire cesser une telle négation de l’État de droit et elle n’existera pas sans contrainte d’un ordre juridique effectif.
L’impasse actuelle est grosse de sérieux risques d’explosion sociale, surtout que ses munitions privilégiées que sont les jeunes continuent à être brimées, que les diktats des corporatismes et des bailleurs de fonds en attisent le feu qui couve, il faut en sortir d’urgence. Pour initier la sortie, il n’est rien de tel que de créer dans le pays une situation inédite. L’idéal, certes, aurait été qu’elle fût le résultat d’une recomposition des forces politiques pour un programme de salut national; l’échec du gouvernement d’union nationale (GUN) prouve que c’est une vue de l’esprit.
Aussi, cette situation en mesure de chambouler la donne dans le pays doit provenir d’un soutien semblable à celui qui a sauvé l’Europe au sortir de la Seconde Guerre mondiale.
Le nouveau plan Marshall dont il s’agit, eu égard au changement affectant le monde, doit être envisagé en plus grand, étant inséré dans le cadre d’une intégration future de la Tunisie à L’UE à envisager dès maintenant.
Certes, cela ne relève pas de la compétence de M. Chahed, la diplomatie étant le domaine réservé du président de la république qui pourrait ne pas y adhérer. Mais le président du conseil saurait contourner l’obstacle en profitant des négociations pour la conclusion de l’Accord de libre échange complet et approfondi (Aleca), dont il a promis la signature à l’Europe, afin de demander sa transformation en Alecca, y incluant la libre circulation humaine sous visa biométrique de circulation. Et ce serait à réaliser comme un premier pas concret vers cette intégration projetée que la Tunisie demanderait ou, encore mieux, que l’Europe proposerait.
C’est ainsi que Youssef Chahed contribuera à transformer totalement la situation politique dans le pays. Ce sera une véritable révolution qu’il fera faire, révolutionnant surtout la mentalité des élites, aussi bien en Tunisie qu’en Europe, tout en allant dans le sens de l’imaginaire populaire qui veut plus de droits et de libertés.
Cela viendra surtout de la réforme législative que M. Chahed doit engager au plus vite, notamment sur les sujets tabous. C’est alors que la Tunisie pourra déférer, plus facilement, à ce qu’on lui demande à bon droit, réussissant à réformer ses systèmes de fiscalité, de financement de l’économie, de compensation ou de la fonction et des entreprises publiques, outre des caisses et de la protection sociales.
En effet, cela se ferait bien mieux dans un cadre ouvert avec un autre horizon pour les Tunisiens : une ouverture assurée et fluide sur l’étranger avec de meilleurs atouts et repères pour se recycler, oser délaisser les cocons habituels pour tenter l’aventure d’un meilleur avenir à l’international et/ou à cheval avec le pays. Car le visa de circulation, devenant la règle, encouragera le mouvement tout en éradiquant le séjour, surtout illégal, que craint l’Europe en une crise qu’alimente la fermeture des frontières outre le développement inégal. Ce qui aidera à mieux agir pour rééquilibrer les rapports internationaux pour plus de justice qui commence bien avec la libre circulation humaine.
C’est un tel environnement nouveau de libertés dans le pays et d’ouverture sur le monde qui fera l’essentiel de la botte magique de M. Chahed qui devra y travailler, sur le plan national, avec les outils qui sont les siens sur nombre de sujets, surtout dans le domaine des droits et des libertés. Délaissant l’arme législative qui pourrait lui échapper, il pourrait conformer les lois à la Constitution par de simples circulaires et des arrêtés ministériels qui initieront la pompe en quelque sorte. Et c’est ainsi qu’il retirera de sous les pieds du parti islamiste le tapis de l’islam démocratique ou démocratie islamique.
En effet, on sait qu’Ennahdha en fait son argument majeur pour rafler la mise en 2019. Or, il ne s’agit pour lui que de slogan creux, sans libertés concrètes ni véritables droits, alors qu’il a été prouvé qu’on peut les réaliser au nom même de l’islam, mais le vrai et non sa caricature d’Ennahdha. Ce qu’aura à cœur de prouver M. Chahed avec, à titre d’exemple, l’abrogation des textes illégaux et immoraux sur le jeûne obligatoire, la vente d’alcool durant ramadan et les vendredis, ou encore le test anal.
Il en va de même pour l’allongement de l’âge de la retraite devant être facilité par le maintien de qui le veut en exercice ou souhaitant y revenir parmi les compétences avérées. Tout cela, relevant de la réforme législative et morale impérative, peut être initié par de simples textes dont le chef du gouvernement a la maîtrise.
* Ancien diplomate et écrivain.
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