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Contre le diagnostic de la mentalité arabo-musulmane de Slim Laghmani

Tunis, avenue Habib Bourguiba.

Le diagnostic de Slim Laghmani est contestable sur ce qui serait le tréfonds de la personnalité arabe musulmane où il dénonce un déterminisme dont elle serait le produit. De plus, il est malvenu, apportant de l’eau au moulin des détracteurs du rapport de la Colibe, le jugeant comme étant le produit d’élites déracinées. 

Par Farhat Othman *

Bien évidemment, c’est le droit le plus absolu de mon bien cher ami Slim (puisqu’on a été camarades de classe au campus de Tunis) de penser en toute liberté ce qu’il veut d’une religion ou d’une culture. Il n’empêche que sa qualité de membre de la Commission des libertés individuelles et de l’égalité (Colibe) et le moment présent auraient dû l’inciter à plus de réserve dans l’affichage de ses idées et sa vision de l’individu tel qu’il le voit, la présentant comme le prototype hasardeux de l’être arabe musulman. Ce qui est, pour le moins, réducteur d’une personnalité autrement plus complexe.

Une vision réductrice

Le philosophe qu’il est aurait dû le rendre plus attentif qu’il est moins à l’essence dans l’humus qu’est l’humain à la base (ne serait-ce qu’étymologiquement) qu’à son devenir venant valoriser un tel état basique, guère noble au départ quoiqu’emportant la vie, afin d’élever cet humain de la simple bestialité à une animalité de raison.

C’est la pensée qui élève l’humain et elle a été honorée en terre d’islam; mon ami le sait bien puisqu’il cite ses rationalistes. C’est ce qui a donné une culture de grand format et une civilisation universelle quand l’Occident, inspirant aujourd’hui mon ami, était obscurantiste.

Bien mieux, l’être arabo-musulman qu’il vilipende a été capable d’une spiritualité haut de gamme, le soufisme, humaniste et universaliste, redonnant ses lettres de noblesse à la croyance, l’élevant en acte de foi pouvant se révéler scientifique, une science basée sur la raison sensible, non scientiste, cartéiste.

Mon ami Slim oublierait-il que l’héritage grec a été rendu aux Occidentaux, non seulement intact, mais aussi enrichi par les cogitations des philosophes musulmans, ou de culture islamique, venant de tous horizons, qui ont contribué aux Lumières de la Renaissance? Comment donc ne pas avoir à l’esprit ce passé, même s’il ne faut point s’y arrêter, pour jeter l’anathème sur l’être issu de cette culture du seul fait qu’il est tombé malade de nos jours?

Un malade se soigne et ne se condamne pas, ainsi que le fait mon ami, à une déchéance prétendument fatale et qu’il ne mérite point, ayant pas mal de réserves de santé qu’il suffit de mettre en œuvre pour qu’il retrouve sa splendeur d’antan.

Il est vrai, le progiciel de l’islam est obsolète aujourd’hui; mais ce n’est pas tant du fait de son noyau, la foi de base, que de l’absence de mises à jour qui doit être le fait de ses ingénieurs, les intellectuels comme M. Laghmani.

Déjà, on a affaire déjà à un logiciel qui tourne sur ses spécifications par défaut, avec donc nombre de cases non activées bien qu’elles sont de nature à le rendre encore plus performant si seulement elles étaient activées. Surtout, notre système d’exploitation nécessite une grosse MAJ qui ne peut se faire que de l’intérieur, par ses propres penseurs, au lieu de les voir faire tout simplement de l’autocritique bien stérile et injuste aussi. Apple ne confierait pas à Microsoft la mission de mettre à jour son système; et ce n’est pas parce que Windows 3 était une catastrophe qu’il n’a pas fini par s’améliorer et concurrencer le système 7 de Macintosh et revenir à la hauteur du Mac OS.

Il se trouve aussi que l’Occident, qui domine le monde, mais qui a perdu de son lustre depuis le déclin de son propre logiciel (Spengler l’avait diagnostiqué dès le début du siècle dernier), se refuse à perdre de sa superbe et lâcher un désordre mondial qui le sert immensément. Aussi, réveillant ses démons judéo-chrétiens, il fait tout pour empêcher la sortie de l’islam de l’impasse où il a aidé à le mettre à la faveur de l’impérialisme auquel il a soumis les pays d’islam. Aujourd’hui, il compte sur la fausse conception des élites en terre d’islam de son modèle périmé pour continuer sa colonisation, devenue mentale. Ainsi assiste-t-on à des discours que rejoint, pour l’essentiel, le diagnostic de mon ami, et qui contribuent à maintenir l’état désolant actuel de l’islam et partant de notre pays au moment où tout peut basculer. Quelle meilleure façon d’empêcher la moindre avancée que de faire, en ce moment, une telle analyse ?

L’individu en islam

Mon ami parle de l’être humain dans son irréductible singularité en tant qu’individu; or, un tel être est une pure vue de l’esprit, car l’humain est un animal social; c’est ce qui fait sa définition. Et on a bien vu ce qu’est le sort de l’humain seul, élevé hors société, ne dépassant pas le stade sauvage.

Certes l’Occident s’est distingué par cette théorie de l’individu maître de lui-même, dont il s’est servi pour imposer sa suprématie sur le reste de l’univers, le civiliser disait-il. On réalise aujourd’hui l’état dans lequel sont les individus citoyens en Occident, réduits à celui de simples moutons, justes bons pour la parodie électorale dans le cadre de ce que les politistes nomment démocratie d’élevage.

Il est vrai l’islam fait de l’humain un sujet, mais juste de Dieu, n’étant soumis qu’à lui; or, ce Dieu n’est pas nécessairement la transcendance dont parlent les intégristes; il est toute transcendance, y compris en n’étant que cette nature à laquelle appartient humain. D’ailleurs, la pensée occidentale est revenue de ses errements quant à l’homme maître et souverain de l’univers, le remettant à sa place, un animal parmi d’autres, pouvant tomber encore plus bas que les bêtes s’il se laisse aller à la bestialité.

Aussi, si le musulman est destinataire de normes et si ce n’est pas comme titulaires de droits dérivés de son irréductible singularité, comme le dit Si Slim, ce n’est toutefois pas comme redevable d’obligations envers Dieu, mais envers sa propre nature qui est d’être sociable, donc à l’égard de sa communauté. C’est cela le sens du devoir en islam; il est à finalité téléologique; cependant, le destinataire n’est pas Dieu an sens strict, mais l’humain lui-même, à travers sa propre image, car «Je» est toujours «un autre» comme l’avait bien vu Rimbaud. Et c’est l’humain qui crée son Dieu comme il en est la créature, faite à son image. C’est en ce sens, au demeurant, que Durkheim parlait de société en divin social, une machine à fabriquer des dieux, des totems des primitifs au Dieu terrible du judaïsme ou Daech aujourd’hui.

Par ailleurs, et je l’ai démontré, il est à rappeler que la communauté en islam est fondamentalement ouverte à l’altérité, elle est dans mon jargon une communautarité. En cela, l’islam a été la plus œcuménique des religions du Livre, prolongeant l’esprit du Paraclet Jésus. Ce que confirme la seule lecture vraie de l’islam : le soufisme

Le droit est le vrai

De telles incorrections m’étonnent de la part de mon ami, relevant des sciences humaines. Ce qui étonne de même, c’est son analyse linguistique contestable. Je ne m’étendrais pas sur les subtilités de la langue arabe et ce que sa polysémie permet dans l’interprétation, notamment du vocable «droit» qui veut dire, à la base, entre autres : conformité, analogie et concordance (أصل الحق المطابقة والموافقة). Je me limiterais à contester la différence que croit trouver Si Slim entre les termes en français et en arabe du mot.
Il dit que le substitut «vérité» utilisé en arabe renvoie à la transcendance, expliquant que les références de cette vérité dépassent l’individu. On a vu supra que c’était faux avec le sens rectifié de la transcendance; je rajoute ici que ce terme de transcendance dérive du latin médiéval transcendere signifiant «qui dépasse la nature de»; or, les droits individuels dépassent la nature de l’individu qui naît sans rien, acquérant ses droits en famille, en société.

Confirmons maintenant l’analyse avec le sens véritable du mot «droit» en Occident même. En effet, il est issu du fonds primitif du latin tardif directum, voulant dire «ensemble de règles juridiques» ; le mot directus dérivant du droit classique, soit le droit, est bien un «ensemble des règles juridiques». À quoi servent donc les règles juridiques sinon à la justice qui vient du latin classique justitia, «justice» et justus, «juste». Or, ce qui est juste est vrai, mot du latin populaire veracus, «vrai» ; du latin classique veracis, génitif de verax : «qui dit la vérité». La vérité, veritas, est bien ce qui est verus, «vrai».

De la sorte, comme révélation, l’islam n’a rien à avoir avec les conclusions de mon ami Laghmani; c’est son interprétation humaine qui a donné ce qu’il critique, tout en ayant parfaitement raison de le faire, mais pas comme il le fait; car il n’apporte pas de solution, se limitant à faire écho à une analyse orientaliste obsolète qui fait partie du problème, ne le résolvant en aucune façon. Et c’est bien le drame des musulmans aujourd’hui qui est d’appliquer une jurisprudence dépassée assimilée à la parole divine n’étant qu’un effort humain dépassé.

La parole de Dieu reste à interroger et à interpréter selon ses visées; c’est ce qui fait son caractère d’éternité. Ces visées autorisent tous les droits et toutes les libertés, bien au-delà même de ce qu’a imaginé le rapport de la Colibe qui va bien moins loin que l’islam. Ainsi, la Colibe n’ose même pas dépénaliser cette nature chez certains humains qu’est l’homosexualité qui n’a pourtant jamais été érigée en délit par le Coran ni par la Sunna authentique. Ce qui n’a pas été le cas de l’Occident qui, malgré la supposée spécificité dont fait état Si Slim, n’a pas manqué de se comporter jusqu’à assez tardivement comme le font ses créatures : Daech et compagnie et les Wahhabites, ses meilleurs alliés en Orient, ou Ennahdha qu’il impose à la Tunisie.

Oui, l’islam est mal pensé aujourd’hui et c’est à ses élites organiques de le faire ou d’y aider au lieu de nous tenir le propos occidentalocentriste qui n’a plus cours, devenant le véritable empêchement à ce que les choses changent en Tunisie. C’est que nos militants modernistes continuent à développer un tel discours en rupture avec la réalité, y compris légale, encouragés en cela par l’Occident, sans qu’ils réalisent son jeu double, étant le meilleur allié des religieux qui agissent pour que rien ne change dans le pays, surtout ses lois scélérates. Pourtant, cela est bien possible, mais se faisant au nom de l’islam, ne serait-ce que parce que la constitution l’exige. C’est cela être légaliste !

Voilà le vrai drame de la Tunisie et ce n’est pas une tragédie qui fait bien partie de la vie, car c’est le tragique des choses qui nous fait avancer; n’oublions donc pas que c’est du chaos que naît tout nouveau monde; faut-il s’atteler au changement bien outillé et non avec des armes enrayées, des concepts dépassés. Ce qui doit commencer au niveau de la pensée et du mental, se devant d’être positifs, libres du moindre conditionnement voulu par l’environnement occidental de la Tunisie, car il y trouve son intérêt immédiat, purement mercantile.

* Ancien diplomate, écrivain.

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