Face au terrorisme, y compris mental, interne comme externe et au chaos libyen, tous deux entretenus par les intérêts des puissances impérialistes, la Tunisie doit être sanctuarisée.
Par Farhat Othman *
Le chaos (khaos) signifie l’abysse en grec. C’est le fond qu’on ne peut que toucher quand on coule en mer, mais qui peut autoriser aussi une remontée si l’on garde intacts ses réflexes et sa vigueur. Car le coup de pied donné au fond marin est de nature à se révéler salutaire, autorisant une remontée à la surface.
Or, la Tunisie fait face à un double chaos, aussi bien interne qu’externe, manifesté par ce terrorisme, tout autant physique que mental, ce dernier faisant une lecture dogmatique de la religion, et trouvant son terreau dans la Libye déstabilisée. Comment y faire face au mieux ?
Sanctuarisation urgente et impérative
Tout d’abord, il nous faut nous persuader que tout nouveau monde est toujours issu du chaos qui accompagne la fin de l’ancien qu’il vient remplacer. Et la Tunisie qui se veut une nouvelle République, autant dire aspirant à un nouveau monde, ne peut échapper à un tel chaos dont elle souffre actuellement. Aussi ne doit-elle pas s’en plaindre, mais s’appliquer à bien le gérer afin d’assurer son salut futur et sa renaissance.
Ensuite, cela impose d’oser innover en tout, notamment en diplomatie, en vue d’être au diapason des défis majeurs auxquels le pays fait face dans le pays et alentour. Il importe, pour ce faire, de toujours aller aux causes premières des réalités contraignantes que nous subissons. Nous nous limiterons ici à évoquer le chaos libyen aux accointances évidentes avec les périls internes, étant le produit du jeu machiavélique des puissances étrangères, grandes et petites, lorgnant les richesses de ce pays asservi, et se servant de ses relais chez nous, directs et indirects.
Parmi les puissances actives en Libye, il y a bien celles de l’Europe qui ne doit plus faire semblant d’ignorer ses responsabilités, tant dans ce pays qu’en Tunisie, du point de vue des retombées catastrophiques de ses menées, affichés comme occultes. Aussi, l’Union européenne (UE), si elle entend comme elle le prétend préserver la Tunisie de ce qu’endure son voisin, doit lui proposer, au plus vite et avant que celle-ci n’ose se voir contrainte de le faire, l’adhésion à son union. Car une telle issue est inévitable et inéluctable, fatale même.
Cela pourrait, pour commencer, ne se faire qu’en termes de déclaration solennelle d’intentions avec un échéancier assez élargi dans le temps. Toutefois, une telle annonce doit emporter quelques actes immédiats à haute valeur symbolique. Le premier sera la sanctuarisation du territoire tunisien devenant une future partie intégrante de l’Europe, imposant sa totale sécurité. Le second, découlant du premier, est la libre circulation citoyenne à instaurer entre la Tunisie et l’Union sous visa biométrique de circulation délivrable d’office et gratuitement, pour une année pour le moins, aux ressortissants tunisiens.
Une telle nouvelle donne en Méditerranée sera, au demeurant, le prolongement évident de la nouvelle vision du drame libyen que développe désormais la diplomatie tunisienne et devant aboutir logiquement vers une telle sanctuarisation en un acte patriotique éminent.
Rappelons, à ce propos, que la sanctuarisation dérive du latin chrétien sanctuarium voulant dire lieu sacré, et du latin classique sanctus signifiant consacré. N’est-ce pas, à si peu de choses, le sens même de la patrie (patria) qui est forcément voulue inviolable au sens qu’on ne peut enfreindre et violer, que l’on doit préserver, étant redevable du respect et de cette dévotion que l’on doit à un père (pater) en tant que pays du père, sens étymologique de la patrie ?
Une vision diplomatique lucide
Il semble bien que l’on se dirige vers une telle issue avec l’actuel chef de la diplomatie tunisienne qui ose désormais tenir des propos originaux auxquels l’on n’avait pas l’habitude, comme ceux tenus récemment sur le drame libyen.
Ainsi, dans un entretien à la revue américaine ‘‘Foreign Policy’’, le ministre Jhinaoui a-t-il jugé «inconsidérée» l’action menée en Libye en 2011 par la coalition occidentale sous la conduite de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan), déplorant que la Tunisie continue de subir les effets négatifs d’une telle campagne caractérisée comme ayant été «irréfléchie», expliquant que si elle a mis fin à la dictature de Kadhafi, elle a également engendré un cycle interminable de violences et d’instabilité dans ce pays et dans toute la région.
Ce qui est encore plus original, c’est qu’en rappelant que la sécurité de la Tunisie est étroitement liée à la situation en Libye et à la stabilité dans ce pays, M. Jhinaoui n’a pas tu cette évidence qu’actuellement des puissances étrangères se servent du terrain libyen comme arène de leurs guerres par procuration. Surtout, il a eu cette belle formule qui restera assurément dans les annales diplomatiques comme la plus fine analyse du chaos libyen : «Ce qui s’est passé en 2011, c’était presque un délit de fuite. Les forces de la coalition occidentale ont frappé et, après leur attaque, elles se sont vite retirées et ont laissé le chaos derrière elle».
Bien mieux, M. Jhinaoui se permet le luxe d’enfoncer le clou, disant qu’«il n’y avait aucune stratégie de désengagement, ils (les pays occidentaux) ont renversé le régime de Kadhafi, mais n’ont pas prévu de créer les conditions favorables qui auraient permis aux Libyens d’être ou de choisir un autre gouvernement pour remplacer celui qui a été destitué. C’est ainsi que la Libye se trouve aujourd’hui enlisée dans le bourbier ».
Nouvelle donne éthique en Méditerranée
Une telle liberté de ton, ô combien inhabituelle, nous l’observons aussi, mais en puissance, dans ce qui augurerait d’un infléchissement de la vision diplomatique de la Tunisie à l’égard de ses partenaires, dont le plus proche et le plus important, l’Europe, étant déjà de mise avec cet autre partenaire activement présent en Tunisie que sont les États-Unis. Ainsi, durant sa visite à Washington, plaidant la cause de la coopération économique et sécuritaire entre les deux pays, notre ministre des Affaires étrangères a insisté sur le fait qu’elle implique que «la situation se stabilise en Libye, car la sécurité de ce pays et la nôtre sont interdépendantes». Sans langue de bois, il a également précisé que la Libye dispose d’un certain nombre d’atouts indispensables à la stabilité et à la prospérité, notamment des richesses naturelles abondantes et une société relativement homogène; aussi, importe-t-il qu’elle retrouve rapidement la paix pour le bonheur de la Tunisie. Ce qui suppose, pour qu’une telle issue advienne, une implication yankee plus sérieuse en ce sens.
Dans son attente, et qui risque de durer encore quelque temps, peut-on se satisfaire de la situation présente de la Tunisie, démunie devant ce qui la dépasse? Assurément non! D’autant mieux que le ministre la dénonce bien sans détour: «Actuellement, ce qui complique encore plus la situation en Libye, ce sont les ingérences étrangères».
Certes, M. Jhinaoui ne donne pas de noms, mais il est évident qu’il fait allusion à cette dynamique déployée par certains pays d’Europe et du Moyen-Orient qui se bousculent au portillon de «ce pays très riche en pétrole».
Tout cela indique, même subrepticement, la fatale nécessité d’agir pour sanctuariser urgemment notre pays qui, objectivement, ne saurait se faire utilement que par une intégration à l’Europe. Ce qui augure que la Tunisie osera, tôt ou tard, réclamer que sa dépendance actuelle, informelle et sans droits au bénéfice quasi exclusif de l’Europe, devienne formelle et génératrice de droit au travers du statut à terme de membre adhérent, et que manifestera, immédiatement, une libre circulation humaine sous visa biométrique, l’outil fiable, respectueux à la fois des réquisits sécuritaires et du droit humain qu’est le libre mouvement.
Cette fatalité est de plus en plus évidente chez les officiels Tunisiens au vu de la situation en Méditerranée livrée aux drames des boat people qui traduisent moins un désir d’envahissement de l’Europe qu’une volonté que rien ne devrait à l’avenir contrarier la libre circulation humaine, d’autant mieux que l’outil adéquat a bien été trouvé. La Tunisie ne saurait donc ne pas se charger de cette nouvelle initiative avant-gardiste annonçant la nouvelle inévitable donne en Méditerranée. Aussi, la question qui se pose est juste de savoir quand cela se fera.
Serait-ce à l’occasion de la prochaine visite du nouveau ministre de l’Intérieur italien, Matteo Salvini, qui ne cesse de se plaindre maladroitement de ce qu’il présente, bien à tort, comme une invasion de son pays par des terroristes que lui enverrait notre pays? Cet éminent homme de la droite xénophobe italienne a, en effet, fait état d’une prochaine tournée maghrébine, portant sur «un projet qui devrait assurer un soutien de plus d’un milliard de dollars aux économies de la Tunisie, de l’Algérie et du Maroc, et qui permettra aussi de créer des emplois».
C’est qu’il importe, au plus haut point, de détromper M. Salvini en lui démontrant que les relations entre les Tunisie et l’Italie ne peuvent se résoudre en une question d’argent ou de flux clandestins. Il doit comprendre, et à travers lui tout Bruxelles, que la question de la clandestinité est le pur produit de l’actuelle politique européenne autiste à la situation de ce qui demeure sa chasse gardée maghrébine, imposant qu’elle se débarrasse de sa politique migratoire obsolète et ses réflexes coloniaux. Seule une initiative tunisienne dans le sens indiqué, au nom de la sanctuarisation du pays, pourrait l’aider à initier rapidement la nouvelle donne inévitable en Méditerranée. Le sens de l’histoire la rend fatale et il importe de le suivre sans plus tarder, anticipant l’occurrence dans les meilleures conditions d’un meilleur futur. C’est ce que commande aussi l’éthique en un temps où l’on abat toutes les frontières devant les marchandises et les services, non aux humains devant pourtant être servis en premier.
* Ancien diplomate, écrivain.
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