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Tunisie : Gouvernance alimentaire et couscous hors de prix

L’alimentation au quotidien est devenue un casse-tête pour certaines franges de la population en Tunisie qui n’en peuvent plus et déploient toutes sortes de stratégies en empruntant les chemins escarpés de la cherté des denrées de premières nécessités.

Par Yassine Essid

Car ces citoyens doivent aussi faire face aux incessantes hausses des loyers, des moyens de transport, des services de santé, des médicaments, des frais d’éducation et d’habillement et des tarifs de l’eau et de l’énergie.

Aussi, pour s’en sortir, ils ne font plus les courses au même endroit, marchent longuement parmi les étaux, scrutent attentivement les prix dans les vitrines, palpent, soupèsent, réfléchissent, hésitent… mais ils finissent souvent par retourner au point de départ car c’est partout pareil.

Le coût désormais élevé de la pitance du pauvre

Aujourd’hui, pour préparer un couscous aux légumes, un plat qui n’a rien de festif, considéré comme une allégorie de la frugalité, une adhésion au régime végétarien, savoureux pour les familles nombreuses bien que privé de l’essentiel : ni poisson, ni viande, ni poulet censés garnir et rehausser le mets. Pour ce faire, il faut aller débusquer les prix les plus intéressants pour des produits basiques. Or, comme on le verra plus en détail, le coût désormais élevé de cette pitance du pauvre lui en ôte toutes les vertus.

Laissons de côté la démocratie, la croissance, les lois et les règlements. Oublions chefs d’Etat et de gouvernement, parlement et autres hautes autorités, qui ont tous fini par croire qu’ils sont les vrais protagonistes de l’action politique. Or le véritable acteur, c’est toute cette population essentiellement urbaine qui réclame le droit de contrôler son propre destin, mais qui ne contrôle plus rien. Les cartels politico-affairistes, qui s’affichent en glorieux protecteurs de ses intérêts, qui se veulent les promoteurs de grandes causes nationales, en premier lieu la lutte contre la hausse des prix et l’égalité devant l’impôt mais accouchent de petites souris, ont fini par ne plus s’intéresser au prix des choses. Parmi celles-ci, l’offre d’une alimentation saine, de qualité et accessible à tous.

Pour les familles à hauts revenus, qui disposent d’une fortune suffisante pour entretenir un rapport distant, quasi désintéressé, avec l’argent, les dépenses alimentaires restent relativement marginales voire dérisoires. Viandes, poissons et crustacés, légumes et fruits, produits laitiers et dérivés, boissons, une variété de pains, de viennoiseries, de pâtisseries et de produits importés, sont intégrés dans leurs mœurs culinaires. Manger est aussi pour cette classe un acte ostentatoire, indicateur de statut, qui finit souvent par provoquer une surcharge pondérale. La transgression abusive des usages nutritionnels cède alors sous la pression des normes diététiques et esthétiques qui commandent d’alléger le repas.

Du «caddy» de la riche ménagère au «couffin» de la mère de famille pauvre

En revanche, les familles de la classe moyenne consacreraient environ 50% de leurs revenus à l’alimentation en imitant, autant que faire se peut, le modèle de consommation des hauts revenus, mais avec un fond encore traditionnel et des produits de qualité moindre.

Du «caddy» de la ménagère de haut standing, on passe ensuite au «couffin» des habitants des quartiers populaires, qui sont les gros consommateurs urbains pour lesquels l’alimentation absorberait plus de 60% de leurs revenus, au même titre que les familles modestes des zones rurales.

Ici les contraintes matérielles forcent les familles à raccourcir les repas. On se contente d’un plat principal, de préférence bourratif sans «introduction» et sans «conclusion», qui valorise les corpulences fortes, s’appuie sur des produits de base, en premier lieu les pâtes et le pain (subventionnés), les œufs, les légumes, peu de viande, rarement du poisson, mais des parties basses du poulet (ailes, foie, croupion et gésier) en plus de l’huile, café, thé et sucre auxquels s’ajoutent, en fonction des ressources, des fruits de saison, des sodas et des produits laitiers.

Enfin, les secteurs très pauvres, recensés comme «marginaux», sont tout simplement sous-alimentés. Leurs revenus, irréguliers vont aux aliments dont la valeur nutritive est particulièrement basse.

Si le secteur privé a pris la tête de l’industrie agro-alimentaire et de la distribution urbaine par la création des supermarchés et des grandes surfaces, réalisant une rapide et fantastique accumulation de capital, la majorité des fruits et légumes approvisionnent, de façon désordonnée, les marchés de quartier où tables et étals empiètent sur les trottoirs et la chaussée.

La faiblesse des prix à la production ne profite pas au consommateur

Les produits se consomment frais, c’est-à-dire qu’ils sont pratiquement cueillis, achetés, transportés, distribués, vendus et consommés chaque jour. Dans ce domaine, le modèle de commercialisation du plus gros volume de la production agricole est informel. Les fameux camions D Max chargés de fruits et légumes, stationnés partout, échappant à toute réglementation fiscale, sont devenus des unités de vente itinérantes qui concurrencent outrageusement les boutiques des primeurs et font que la faiblesse des prix à la production profite de moins en moins au consommateur.

Dans la mesure où l’objectif des pouvoirs publics est avant tout le ravitaillement des marchés et l’approvisionnement régulier de la population, l’Etat intervient peu, même plus du tout, dans la régulation des prix des fruits et légumes, laissant le champ libre aux spéculations saisonnières désormais ancrées dans le paysage des villes et des quartiers périurbains. Le développement d’installations de stockage et de réfrigération donnent aussi à ceux qui les possèdent un pouvoir exorbitant dans la formation des prix et encouragent la spéculation d’intersaison.

La Tunisie, un pays en quasi faillite financière, est gouvernée sous la houlette du Fonds monétaire international (FMI) qui lui impose une draconienne politique d’«ajustement». Or, parmi les dures exigences de cette institution, telles la rigueur budgétaire et la dévaluation du dinar, figure la suppression du soutien de l’Etat aux produits de première nécessité. Une perspective nullement envisageable face à la paupérisation croissante de la classe moyenne et la misère intolérable des populations à bas revenus.

L’inflation ronge l’épargne et les salaires, le chômage et le sous-emploi ne font que s’aggraver. C’est en gardant cette réalité à l’esprit que l’on comprendra à quel point la confection d’un banal couscous aux légumes de saison soit devenue à ce point problématique pour des milliers de ménages.

Un couscous aux légumes hors de prix !

L’indicateur quantitatif du niveau de vie, compréhensible par tout le monde, étant les prix, le mieux serait d’accompagner notre mère de famille au marché qui fera en sorte de se conformer scrupuleusement à son budget.

Afin de ne rien oublier, elle commencera, dans l’ordre d’accommodement des ingrédients par l’achat de quelques oignons. Ciselés, ils seront jetés dans l’huile en début de cuisson. À 1,400 DT/ kilo, une livre suffira largement. Les pois chiches, jadis considérés comme la «viande du pauvre» pour leur pourcentage élevé en protéines végétales, sont aujourd’hui hors de prix : 9,000 DT/kilo lorsqu’ils sont vendus en vrac et 11,000 DT empaquetés. Elle trouve alors plus sage de se contenter d’une bonne poignée de pois chiches secs à 1,000 DT qu’elle laissera tremper la veille.

Il faut aussi les piments forts. À 2,600 DT/kilo, 250 gr (600 millimes) lui paraissent suffisants. À cela il faut ajouter une botte de petites carottes (1,000 DT), des navets à 600 millimes/kilo, un prix qui n’a rien d’excessif d’autant que leurs feuilles sont comestibles. Les fèves fraîches, c’est la saison, sont incontournables, mais dans la mesure où pour un kilo (1,300 DT) vous n’obtiendrez, après écossage, cuisson et épluchage, pas plus de 250 grammes, mieux vaut acheter deux à 2,600 DT.

Un couscous exige aussi de la courge et des courgettes, leur prix au kilo est décourageant mais tant pis ! Pour trois belles courgettes (2,180/k), un légume qui n’a que des vertus, il faut débourser environ 1,200 DT. La courge musquée est encore plus chère puisque la moitié d’un quartier lui coûtera pas moins de 900 millimes. Il lui faut profiter pour le moment du prix de la pomme de terre (900/k), qui a le mérite d’être un légume plein d’énergie et rassasiants. Elle choisira des tubercules bien fermes et sans trace de germination. Il faut penser acheter un chou pommé, symbole d’un hiver finissant, serré et dur comme un boulet de métal. Elle en prendra un bien rond, de taille moyenne qui lui coûtera quand même 1,000 DT. Il ne faut pas oublier d’enlever, de préférence à l’insu du marchand, les quelques rosettes de feuilles gâtées pour en diminuer le poids au pesage. Le chou-rave («kurrâth»), moins bien connu, est un peu plus cher mais se marie très bien avec les pommes de terre et les carottes. Deux boules suffiraient largement car les feuilles et les tiges pèsent plus que le légume proprement dit (700 millimes).

Il est temps maintenant de passer chez l’épicier du coin pour l’achat de la semoule de couscous (780), l’huile de tournesol (4,400/litre), et les tomates en conserve à 1,780 DT la boîte de 400g ! Une facture totale anormalement élevée de 18.160 DT qui fait qu’elle doit renoncer à l’achat du litre de «lben» (babeurre obtenu à partir de lait cru fermenté spontanément), pourtant indispensable à tout couscous mais désormais inaccessible et qu’elle estimera superflu pour se donner bonne conscience.

La démocratie devenue synonyme de disette pour beaucoup de Tunisiens

Il arrive cependant que certaines préparations culinaires, naguère jugées comme étant le sort des familles modestes, tel que le couscous aux légumes, gagnent progressivement en reconnaissance et perdent drastiquement de leur réputation de plat du pauvre. L’élite sociale s’en empare et lui donne alors la reconnaissance et la valeur d’un mets fort appétissant et raffiné. Bientôt, ce plat deviendra, pour de nombreuses familles, carrément inabordable.

Ayant tout fait pour moduler ses priorités alimentaires en fonction du coût de la vie notre mère de famille, gavée de slogans politiques qui pendant plus de huit ans l’avaient dupée, rassasiée de ses faims, retournera chez elle le cœur brisée quant aux promesses du futur radieux de la démocratie continuellement démenties par l’horizon unique du présent. Elle se rend compte qu’elle se rapproche inexorablement de l’état de disette, que l’intégration des classes populaires dans une «société de semblables» n’est qu’un leurre, et que l’égalité des droits politiques n’implique pas forcément moins d’inégalité sociale.

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