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Plaidoyer pour une nouvelle politique de développement économique en Tunisie

Pour les jeunes qui constituent la majorité de la population en Tunisie, les combats à livrer aujourd’hui ne sont plus en termes d’islamistes/modernistes, gauche/droite/centre, Néo-destour/RCD, etc., mais en termes d’économie du marché/économie solidaire, croissance exogène/croissance endogène, bureaucratie/administration numérique, fiscalité dégressive/fiscalité progressive, etc.

Par Dr. Sadok Zerelli *

Tous les observateurs intérieurs (partis politiques, journalistes, économistes etc.) et extérieurs (FMI, agences de notation internationales, bailleurs de fonds etc.) s’accordent à diagnostiquer que l’économie tunisienne souffre de plusieurs maux qui ne peuvent pas continuer à ce rythme sans mettre en cause l’avenir du pays : croissance économique faible sinon négative si on tient compte de l’accroissement démographique, chômage massif parmi les jeunes diplômés et ceux qui ne le sont pas, inflation galopante, déficits croissants de la balance commerciale et de la balance des paiements courants, endettement excessif, dépréciation vertigineuse du dinar, aggravation de la fracture sociale avec disparation progressive de la classe moyenne etc.

Derrière les statistiques et chiffres officiels se cachent souvent des drames humains et familiaux, sous forme de milliers de jeunes sans diplômes ni visas qui risquent leur vie sur des bateaux de fortune pour fuir le pays et tenter leur chance en Europe, ou de milliers de cadres, souvent parmi les meilleurs, qui émigrent avec visas non seulement dans les pays où il fait bon de vivre (Canada, Europe etc.) mais même et de plus en plus en Afrique noire, à la recherche d’un avenir professionnel que leur pays ne leur offre plus. Une telle migration massive, notamment parmi les enseignants(1) et les médecins(2), a engendré une dégradation des services publics, notamment les secteurs vitaux de l’enseignement et de la santé, qui est à l’origine des deux faits divers qui agitent et indignent l’opinion publique ces jours-ci, à savoir: le viol de dizaines de gosses à l’école coranique de Regueb ou lors de cours particuliers dispensés à son domicile par un enseignant d’une école primaire à Sfax, ou plus atroce encore, la mort d’une quinzaine de bébés prématurés qui n’ont pas eu le temps de faire un seul pas sur cette terre de Tunisie, par manque d’hygiène, de compétence ou d’encadrement dans les hôpitaux publics.

Les conséquences d’un modèle de croissance économique exogène

Tous ces déséquilibres économiques et drame humains qu’ils engendrent ont une et une seule cause: un modèle de croissance économique exogène (tourné vers l’extérieur) dont les leviers de commande échappent à nos décideurs politiques.

En effet, tout se passe comme si, notre Premier ministre et premier responsable de la politique menée par son gouvernement, n’est en fait que le capitaine d’un navire sans gouvernail, ballotté par les forces du vent, en l’occurrence celles de trois marchés: marché du travail où l’offre d’emplois est de loin inférieure à la demande engendrant ainsi un chômage structurel, marché monétaire où la demande de liquidés, notamment par l’Etat pour financer son énorme déficit budgétaire, est de loin supérieure à l’offre par le système bancaire engendrant ainsi une augmentation continuelle des taux d’intérêt, marché des changes où la demande de devises pour payer les importations est de loin supérieure aux recettes des exportations et du tourisme engendrant ainsi la dépréciation continuelle du dinar.

Face à ces mécanismes impitoyables des marchés, ni Youssef Chahed, ni aucun autre Premier ministre islamiste ou moderniste, de gauche ou de droite ou du centre, ne pourrait agir par ce que les forces qui les tirent se trouvent entre les mains d’agents ou d’institutions extérieurs.

Cette politique économique, basée sur la sous-traitance, une main d’œuvre bon marché, les exportations comme principal moteur de croissance et la réduction des barrières douanières avec l’Union européenne, a été inaugurée par feu Hedi Nouira, Premier ministre libéral de l’époque de Bourguiba, et matérialisée par la fameuse «loi 72» qui est d’ailleurs toujours en vigueur. Elle a été appliquée, avec plus ou moins de succès, sous l’ère Ben Ali et par les gouvernements successifs depuis la Révolution.

Sans ennuyer le lecteur avec des considérations théoriques, rappelons que cette politique repose sur la théorie néoclassique de Ricardo qui démontre, équations mathématiques à l’appui, que le libre fonctionnement des marchés doit converger à long terme vers l’équilibre économique de plein emploi des facteurs de production (travail et capital), ce à quoi l’économiste anglais et fameux critique de cette théorie, John Maynard Keynes, a répondu par une réplique célèbre: «Dans le long terme, nous sommes tous morts». Elle a été appliquée tout au long du 19e et début du 20e siècle par tous les pays industriels et a été abandonnée en raison des graves crises économiques cycliques qu’elle a engendrées, notamment la grande crise de 1929 (effondrement de la bourse, récession économique, chômage massif et une hyperinflation). Elle fut réhabilitée et réintroduite sur la scène économique internationale, après l’élection en 1980 de Ronald Reagan à la tête des Etats Unis, un ancien acteur de cinéma qui ne comprenait rien à l’économie et qui s’est entouré d’économistes néolibéraux, fervents adaptes du retour à la théorie classique du «laissez faire-laissez passer» d’Adam Smith. Depuis, elle a été propagée aux autres pays, dont la Tunisie, à travers les plans d’ajustement structurel (PAS) que le FMI (dont le président doit être un Français nommé par le président de la France ) et la Banque Mondiale (dont le président doit être un Américain nommé par le président des Etats Unis), imposent aux pays en développement à l’occasion des prêts qu’ils se trouvent obligés de contracter.

Vers une politique économique d’inspiration keynésienne

Sans sortir du système de l’économie de marché, imposé par le phénomène de mondialisation, ni revenir au système collectiviste qui a montré sa faillite dans les ex-pays socialistes du bloc soviétique, l’alternative à cette politique économique libérale d’inspiration néo-classique est une politique économique d’inspiration keynésienne, du nom du célèbre économiste anglais, John Maynard Keynes, anobli par la Reine d’Angleterre pour l’impact positif de la politique économique et monétaire qu’il a préconisé sur la prospérité de plusieurs pays dans le monde.

C’est grâce à cette politique, que les pays européens, sortis dévastés de la 2e guerre mondiale, ont pu reconstruire leur économie en moins de trente ans, appelées avec nostalgie par les économistes «les trente glorieuses» (1950-1980) pendant lesquels ils ont connu le plein emploi, la croissance continue, l’amélioration continue des niveaux de vie et une inflation maîtrisable. Même les Etats-Unis, champions du libéralisme, ont appliqué avec succès cette politique et ont pu atteindre le plein emploi jusqu’à 1965 sous la présidence de John Fitzgerald Kennedy, qui a su s’entourer d’une brillante équipe d’économistes keynésiens avec à leur tête, Paul Samuelson, Prix Nobel en sciences économiques.

En Tunisie, cette politique appliquée depuis l’indépendance (1956) jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Hedi Nouira (1970), s’est traduite par la création de véritables pôles de développement dans chaque région selon ses dotations en ressources naturelles (phosphates à Gafsa, cellulose à Kasserine, sucrerie à Béja, acier à Menzel Bourguiba, STIA à Kairouan, tourisme à Hammamet et à Sousse, etc.) et a permis de jeter les bases du développement dont le pays bénéficie encore aujourd’hui.

La logique cette politique est basée sur le modèle «IS-LM», que tous les économistes dignes de ce nom connaissent et qu’il serait trop compliqué de développer dans cet article destiné au grand public.

En termes les plus clairs possibles, elle peut être résumée par les grands axes de politique économique suivants:

a) L’Etat ne doit pas se cantonner dans son rôle d’«Etat-Gendarme» et attendre que la «main invisible» d’Adam Smith établisse l’équilibre de plein emploi sur les marchés, comme le préconisent les économistes néo-classiques, mais doit au contraire intervenir par tous les moyens dont il dispose pour sortir l’économie de la récession et atteindre ou se rapprocher le plus possible le plein emploi.

b) L’Etat doit utiliser simultanément (policy mix) une politique budgétaire et une politique monétaire pour doper la croissance et l’emploi sans perdre pour autant le contrôle de l’inflation. Tout l’art de gouverner une économie est de savoir naviguer entre ces trois objectifs majeurs de la politique économique (plein emploi, croissance du PIB pour améliorer le niveau de vie et maîtrise de l’inflation) tout en minimisant les effets pervers associés à chaque politique, car en économie comme en médecine, chaque remède comporte des effets secondaires indésirables auxquels il faut savoir remédier par d’autres mesures ou d’autres remèdes.

c) La politique budgétaire consiste à augmenter la demande effective en lançant de grands travaux d’infrastructures (construction de routes, hôpitaux, écoles etc.) ou de grands chantiers (reboisement, travaux de protection de l’environnement etc.) quitte à recourir au déficit budgétaire pour leur financement. Dans la théorie keynésienne, celui-ci devient un instrument recommandé pour relancer l’économie et lutter contre le chômage et non pas l’ennemi à combattre comme le recommandent les apôtres du FMI et leurs disciples au sein même du gouvernement.

d) La politique budgétaire est d’autant plus efficace qu’elle fait jouer pleinement les mécanismes du multiplicateur des dépenses. Ce nouveau concept purement keynésien signifie que tout accroissement des dépenses de consommation ou d’investissement se traduit par un accroissement multiple de la production et donc du PIB. Il repose sur le concept de «propension marginale à consommer» (supplément de revenu dépensé en consommation) qui est plus élevé chez les ménages à faible revenu que chez les ménages à haut revenu qui, ayant déjà satisfait la plus grande part de leurs besoins de consommation, ont tendance à en thésauriser une bonne partie sous forme d’«épargne oisive», faute d’hommes d’affaires «schumpetériens» qui sont prêts à prendre les risques technologiques et commerciaux pour la réinvestir. En vue de faire jouer au maximum l’effet du multiplicateur des dépenses, l’Etat doit donc favoriser toute redistribution du revenu national vers les catégories sociales les plus faibles: augmentation du Smig et du Smag, distribution de subventions et allocations, baisse de l’impôt direct pour les catégories sociales les plus faibles et, au contraire, augmentation excessive pour les tranches de revenus les plus élevés (dans les pays scandinaves, champions de l’économie solidaire et où il fait meilleur de vivre que partout ailleurs dans le monde, l’impôt sur la dernière tranche de revenu atteint 70%, contre 35% en Tunisie), instauration d’un impôt sur les fortunes, d’un impôt sur les plus values immobilières et mobilières etc.

e) La politique monétaire qui doit accompagner la politique budgétaire, doit être de type «expansionniste» et se traduire par un accroissement de l’offre de liquidités sur le marché monétaire et une baisse du TMM et des taux d’intérêt (soit exactement l’inverse de la politique monétaire menée actuellement par la BCT(3).

f) Chaque politique comporte des effets indésirables qu’il faut savoir corriger ou minimiser par d’autres mesures économiques: «effet de fuite» d’une partie de l’accroissement de la demande effective vers les importations qu’il faut essayer de maîtriser par une politique protectionniste (suppléments de droits de douanes, contingentement, etc.), effet d’éviction lorsque les taux d’intérêts sont trop élevés et dissuadent les investisseurs qu’il faut maîtriser par une baisse du TMM et «trappe à liquidités» lorsqu’au contraire, les taux d’intérêts sont trop faibles et n’engendrent plus un accroissement des investissements, qu’il faut maîtriser par une politique d’open market restrictive de la part de la BCT.

Pour une nouvelle génération de politiciens

Cette nouvelle politique économique, basée sur un modèle de croissance endogène (qui tire sa force de l’intérieur) dont les leviers de commande sont entre les mains de l’Etat tunisien, de la BCT et des agents économiques nationaux, est tout à fait contraire à la politique économique menée sous Ben Ali et les gouvernements successifs depuis la révolution, basée sur un libéralisme total et un modèle de croissance exogène, dont on connaît aujourd’hui les résultats en termes de chômage, d’accroissement de la fracture sociale et du déséquilibre régional. Une telle politique ne peut être menée par la même génération de politiciens qui a mis en œuvre pendant des décennies une politique contraire et qui est habituée aux clivages politiques et débats de la fin du siècle dernier.

En effet, pour la jeunes qui constituent la majorité de la population du pays(4), les combats à livrer aujourd’hui ne sont plus en termes d’islamistes/modernistes, gauche/droite/centre, Néo-destour/RCD, etc., mais en termes d’économie du marché/économie solidaire, croissance exogène/croissance endogène, bureaucratie/administration numérique, fiscalité dégressive/fiscalité progressive, industries polluantes/protection de l’environnement, énergie fossile/énergie renouvelable, etc.

Curieusement, on n’entend aucun parti politique prendre position sur ces choix déterminants pour la qualité de vie des générations futures ni présenter une vision et un programme économique clairs pour les réaliser. C’est pourquoi, les Rached Ghanouchi, Béji Caid Essebsi, Mohamed Ennaceur, Hamma Hammami, Moncef Marzouki, etc., tous ces professionnels de la politique septo ou hectogénaires qui ont récupéré la révolution et privé les jeunes de la récolte des fruits de leur révolution, doivent se retirer de la vie politique et consacrer les quelques années qui leur restent à vivre pour profiter avec leurs enfants et petits-enfants des biens qu’ils ont acquis légalement ou illégalement.

S’ils ne le font pas et continuent à courir derrière le pouvoir, le risque est grand de voir émerger des élections, non pas un mais plusieurs dizaines de Yassine Ayari, des jeunes antisystèmes dont le seul programme politique et économique est de faire table rase de la classe politique actuelle, toutes tendances confondues, et des quelques réalisations que ce pays a pu faire. Ce risque est d’autant plus grand que la tendance actuelle sur la scène politique mondiale est la prise du pouvoir par la génération des 30-40 ans (Trudeau au Canada, Macron en France, Conte en Italie, Gaido au Venezuela, Mohamed Ben Salmane en Arabie Saoudite, etc.) et qu’avec Facebook, véritable héros national sans lequel la révolution de 2011 n’aurait pas eu lieu, une telle tendance de rajeunissement de la classe politique risque de se propager rapidement en Tunisie.

Bien que sans expérience politique, cette nouvelle génération de jeunes politiciens, pour laquelle je voterai personnellement malgré mon âge (70 ans), ne peut que mieux faire, en tout cas, elle ne peut pas faire pire, que la génération précédente car, comme le dit un proverbe français, «lorsqu’on est au fond du trou, on ne peut que s’en sortir» et nous sommes vraiment au fond du trou à tout point de vue!

* Economiste, expert international.

Notes:
1) Selon l’Agence tunisienne de coopération technique (ATCT), 3600 enseignants ont émigrés depuis la Révolution, souvent vers les pays du Golfe.
2) Selon le ministre de la Santé démissionnaire, 300 médecins, souvent parmi les meilleurs, ont quitté la Tunisie durant la seule année 2018.
3) Voir article du même auteur: «Fondements théoriques et impact économique de la décision de la BCT d’augmenter le TMM».  
4) Selon l’INS, rien que la tranche des 18-25 ans constituent 20% de la population totale, soit un Tunisien sur cinq!

Article du même auteur dans Kapitalis : 

Fondement théorique et impact économique de la décision de la BCT d’augmenter le TMM

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