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Kaïs Saïed ou l’apparence d’un chef d’Etat

Comme pour les soldes d’été, les Tunisiens se sont payés un président d’occasion pour cinq ans avec la mention «ni repris, ni échangé». S’il présentera plus tard des vices cachés, ils n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes. Seule consolation : selon la constitution, le président Saïed préside mais ne décide rien.

Par Yassine Essid

À peine installé, le premier geste politique du président de la république, nouvellement élu, a été d’aller accomplir sa prière du vendredi dans une mosquée de Carthage. Un acte qui nous rassure sur sa piété sincère mais qui ne manque pas de populisme ostentatoire.

En effet, la tradition républicaine veut que les chefs d’Etats ne réservent ce devoir religieux, largement médiatisé, qu’à l’occasion de la célébration d’une fête religieuse là où, accompagnés des membres du gouvernement, ainsi que des membres du corps diplomatique arabe et musulman, ils écoutent le prêche du grand mufti leur rappeler les hautes significations et valeurs de cette célébration, telle que la miséricorde, la tolérance, la solidarité et l’entraide entre les membres d’une même société.

Espérons, toutefois que, Kaïs Saïed qui, de nous tous, est aujourd’hui le plus proche de ciel, n’aura pas oublié, ses génuflexions faites, d’implorer Allah le Miséricordieux pour qu’il nous évite le naufrage d’un pays surendetté.

Un candidat sorti par enchantement du chapeau d’Ennahdha

Tout système politique a besoin d’un régulateur. La régulation du système précédent était assurée par un président témoignant d’une forte personnalité par sa subtile et fine connaissance des arcanes de la politique, des médias et des intérêts des parties prenantes. Il savait comment fixer les orientations de la politique nationale et étrangère et maîtrisait la répartition des compétences entre les organes des partis et ceux de l’Etat dans le cadre d’un régime pluraliste.

Béji Caïd Essebsi a disparu avant la fin de son mandat, et son propre parti s’est effondré. Dans une perspective d’alternance démocratique, la régulation du système politique a été confiée à un candidat sorti par enchantement du chapeau d’Ennahdha. S’il s’agissait d’un autre postulant que Kaïs Saïed, on aurait peut-être compris que les humbles électeurs de ce curieux plébiscite avaient peut-être voulu saluer un rêve obscur de grandeur qu’ils choyaient au secret de leur âme. Bourguiba était non seulement le libérateur qui a marqué une nation, mais symbolisait la politique souveraine pour arracher le peuple aux misères de la vie quotidienne, prêtant ses discours aux souffrances, aux espérances et parfois aux illusions d’un développement devenu un mirage qui recule au fur et à mesure qu’on avance.

Or Kaïs Saïed, parvenu au faîte de la gloire, n’entretenait aucune relation avec l’establishment politique, n’appartenait à aucun parti et ne représentait que lui-même. Il s’est imposé à l’opinion au gré de commentaires réguliers et redondants sur la vie politique en tirant partie des outils élémentaires des sciences juridiques, commentaires eux-mêmes inondés par des milliers d’autres points de vue. Sauf que même un fin observateur des enjeux politiques, le chroniqueur le plus autorisé, le mieux informé et le plus lucide, ne fera pas forcément un futur chef d’Etat.

C’est là qu’intervient l’inquiétante campagne de contre-vérités forgées par les brigades des internautes islamistes en accumulant l’outrance et les mensonges pour se faire entendre, publiant de vraies et des fausses informations rapidement partagées pour soutenir l’un et nuire à l’autre. Et c’est ainsi que Kaïs Saïed est sorti du bois au cours d’une campagne idéologique soutenue par une propagande invisible fondée sur des points de vue et des émotions et non sur des argumentations dont les sources sont vérifiées et certifiées.

Le débat aujourd’hui est entre les islamistes et les islamistes

Dans un univers en ligne, là où dominent aujourd’hui les centres d’intérêts, on s’arrange au niveau du contenu pour que tous les messages, textes, liens, pages, vidéos, qui portent atteinte à un candidat ou, au contraire, le favorisent, soient ou largement diffusés, et deviennent alors récurrents, ou rapidement éliminées. L’internaute qui croit s’informer, fait en réalité l’objet d’une manipulation qui rend le faux vrai et le vrai faux, le tout à une vitesse alarmante. On échantillonne des partis-pris et on enchaîne des informations partisanes confortant les avis de tel ou tel parti et ceux de leurs groupes affiliés. Ce faisant, on confine les utilisateurs d’internet dans leurs croyances tout en faisant passer celles-ci pour des faits tangibles. C’est ainsi que les islamistes sont arrivés à fabriquer un candidat, en fait un robot humanoïde qui a un torse avec une tête, deux bras et deux jambes et dont l’apparence générale représente cette fois le modèle d’un chef d’Etat, si tant est qu’un tel modèle exista dans un robot-shop. Le vote du 19 octobre 2019 fut ainsi le premier vote majeur de la politique sinon de la post-vérité du moins de la contre-vérité.

Cependant, il faut rendre à César ce qui est à César. On pourrait s’amuser à paraphraser le philosophe grec Héraclite : tout bouge, tout change, on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve politique.

La crise mortelle d’une classe politique incapable de coller au réel

Le débat aujourd’hui est entre les islamistes et les islamistes, faute d’autres acteurs au niveau des défis à relever. C’est un fait irréfutable qu’une grande partie des partis politiques, qui occupaient la scène, n’ont pas bien compris le bouleversement survenu. Certains ne voulaient pas le voir, d’autres l’attribuaient à un jeu cynique de Rached Ghannouchi. C’est une erreur de diagnostic. En réalité, ce n’est pas le leader d’Ennahdha qui a fait venir la crise et le dépérissement de l’Etat. C’est parce qu’il y avait une autre crise, mortelle cette fois, d’une classe politique incapable de coller au réel, que Kaïs Saïed est arrivé là où il est.

Maintenant que convient-il d’entendre par homme d’Etat ? À cette question, la réponse ne va pas de soi et varie selon le temps. La définition de président de la république ne sera pas la même la même sous la présidence à vie de Bourguiba, pour le régime autoritaire de Ben Ali, ou pour celui démocratique à la Caïd Essebsi. Dans l’intervalle, la nature et les conditions de la vie politique n’ont pas été sans conséquence sur la composition même du personnel politique. La réponse ne se dessinera donc que graduellement au terme d’une réflexion.

Le futur chef de gouvernement sera, comme l’impose la constitution, le détenteur du pouvoir exécutif. Le fonctionnement des démocraties représentatives débouche ainsi sur un rapport paradoxal entre, d’une part, les velléités de la théorie démocratique qui veut que le pouvoir politique émane du peuple et, d’autre part, le désenchantement que ce choix entraîne le plus souvent, une fois constaté que la personne hissée au sommet de l’Etat s’avère finalement dépossédée de ce qui lui permet d’assumer pleinement et correctement cette dignité.

C’est un caractère distinctif de la société politique que de s’identifier à la société globale et de compter de ce fait plus de membres que n’importe quel autre regroupement de fait ou de droit. Dès lors que la démocratie fait du peuple tout entier le souverain, tout citoyen est, par intermittence, homme politique. En fait partie quiconque a détenu, ne serait-ce qu’un moment, une parcelle du pouvoir politique : tous les membres du gouvernement, les membres des cabinets ministériels, dont certains deviendront plus tard ministres, et une partie du personnel administratif qui a enjambé la frontière en entreprenant une carrière politique.

Qu’est-ce qu’un homme politiques et comment le devient-il ?

Dans un régime démocratique, ceux qui accèdent au cercle étroit des hommes politiques, ce sont d’abord les élus du peuple : c’est en tant que tels qu’ils briguent le suffrage des électeurs et n’ont quelque chance d’être élus que munis de l’investiture de leur parti; la campagne électorale les conduisant à prendre des positions sur l’ensemble des questions politiques. Enfin, dans l’exercice de leur mandat, ils se comportent en hommes politiques. Aussi tout représentant du peuple figure-t-il de droit, et non de fait, au nombre de ceux qu’on doit considérer comme des hommes politiques.

Si le critère qui identifie l’homme politique est bien que la politique soit sa raison d’être, le personnel de la communication politique : tel un chroniqueur régulier, un analyste de la vie politique d’un grand quotidien ou d’un hebdomadaire, tel expert de la communication, ou encore tel universitaire ou intellectuel dont l’avis est sollicité par les médias, ont plus de poids qu’un obscur député, et il faut croire qu’ils sont les plus nombreux.

Autre caractéristique de la vie politique en régime démocratique : l’existence des partis. Certes ils sont déjà abondamment représentés par le biais des ministres et des élus, mais il arrive que tel ou tel dirigeant préfèrent se consacrer entièrement à leur tâche de responsables ou de fondateurs. Ils ont assurément tous les titres à être considérés comme des hommes politiques, voire comme ayant la stature de chefs d’Etat.: Youssef Chahed, Mehdi Jomaa, Nabil Karoui, et autres ringards en sont le triste exemple.

Avant d’arriver au stade de candidat, il faut avoir été un acteur agissant de la vie politique : présider des assemblées, animer des meetings, répondre à des interviews, batailler avec l’opposition, interpeller le gouvernement, croiser le fer avec ses adversaires, publier des articles ou des livres pour exposer sa vision du futur, en recherche d’un meilleur avenir pour le peuple et les générations futures où la récession sera éliminée, la dette contenu, la croissance vigoureuse, la main-d’œuvre très bien formée et le chômage au plus bas.

Il faut aussi penser comment, une fois aux commandes, aborder les questions les plus triviales comme, par exemple, refaire les autoroutes, assurer la réfection des conduites des eaux usées, construire les ponts, les bâtiments, dégager les trottoirs envahis par l’empiétement des commerces, et lutter contre les constructions anarchiques.

Il faut aussi réfléchir sur les moyens permettant de lutter contre la pauvreté, d’élever les salaires et les retraites, de juguler l’inflation, de réduire la fracture sociale et de faire en sorte que le délit d’évasion fiscale, de corruption et d’abus de pouvoir et de biens publics soient punis de peines afflictives et infamantes dignes d’un crime de sang. En somme instaurer l’ébauche d’une économie de marché sociale.

Partout, dans l’administration autant que dans le monde de l’entreprise, le recrutement est un processus long et laborieux, surtout quand il s’agit de pourvoir un poste de haut niveau. Ici et là, les recruteurs font de leur mieux pour éviter toute erreur qui peut se révéler lourde de conséquences. Des batteries de tests sont effectuées lors des recrutements permettant d’identifier plus ou moins correctement les compétences professionnelles ou techniques et les qualités personnelles indispensables du futur collaborateur. Les critères de choix s’avèrent alors draconiens. Car il est évident que pour diriger, il faut savoir imposer le respect.

N’importe qui peut faire de la politique et se faire élire

Cependant, rien n’est totalement acquis sans les qualités personnelles, toutes aussi importantes car permettant d’évoluer dans n’importe quel environnement : engagement, probité, implication, esprit d’initiative, solidarité, capacité à communiquer, esprit critique, sens des responsabilités, personnalité affirmée, discrétion, écoute et compétences techniques.

Etre élu à un poste politique, a fortiori quand il s’agit de la magistrature suprême, c’est un peu comme un entretien d’embauche très long, très difficile et très public. Vous devez communiquer votre valeur à tous ceux qui seront appelés à décider de votre sort. Pour cela il n’est pas nécessaire de posséder une formation en droit, ou en sciences politiques – ou un arbre généalogique profondément enraciné dans un parti –, pour être jugé bon politicien.

N’importe qui peut dès lors faire de la politique. Il suffit de franchir le pas pour proposer des perspectives différentes avec les ressources et les soutiens appropriés. Serrer les mains et embrasser les bébés ne relance pas une carrière d’élu, mais s’impliquer au niveau local, remplir des actions de bonne grâce et sans but lucratif au profit de ses concitoyens, sont de bons moyens de s’informer sur le climat politique dans la ville ou la région, le profil social et économique de leurs habitants : qui vote et qui ne vote pas? Quels sont les problèmes qui les préoccupent ? Participer à des rassemblements peut aussi permettre de se resauter et d’être actif sur les pages de médias sociaux, mettre à profit les compétences, nouer des contacts précieux et voir l’action de près.

Tout pela peut aider à construire une plateforme et à identifier les domaines dans lesquels on peut apporter une plus-value et faire la différence. C’est là que les compétences en communication sont primordiales. On est élu pour écouter les gens, entendre les doléances des différentes parties prenantes, synthétiser ce qu’on entend et chercher des solutions.

Il est cependant curieux de voir que pour accéder à la magistrature suprême, pour désigner celui à qui la nation entière doit remettre entre ses mains toutes les affaires d’intérêt général, aucun critère de compétence n’est exigé, aucune qualité personnelle n’est requise, aucune science n’est sollicitée, aucune disposition particulière n’est réclamée.

Comment Kaïs Saïed est-il arrivé au Palais de Carthage ?

Le président Saïed, qui ne possède aucune sophistication idéologique, ne mobilise aucun savoir ni connaissances politiques, ne dispose d’aucune compétence dans la science de l’administration de l’Etat, qui n’est pas en parfaite possession des aptitudes nécessaires à diriger le pays, qui est loin d’incarner le consensus sur les valeurs sociales et civiques, est cependant appelé à prendre les décisions qui engagent la nation. Il n’a reçu le pays ni par conquête, ni par usurpation, ni par héritage, ni par séduction. Et les 72% de voix ne rallient pas les suffrages et la volonté d’un peuple tout entier. Il s’est hissé au haut du mât par un arrangement circonstanciel avec les islamistes. Il n’est dès lors que l’incarnation accidentelle d’un projet partisan plutôt que l’artisan nécessaire du destin du pays.

Seule consolation, la constitution avait réussi à conjurer, en toute lucidité, les risques que pouvait engendrer l’absence d’expérience dans la conduite des affaires humaines lorsqu’elle est combinée à l’exercice de l’autorité politique. Aussi, le président Saïed préside-t-il mais ne décide rien. Un statut qui renvoie à la fois au vide et à la solennité de la fonction. Il n’y a donc pas de raison a priori pour que les Tunisiens se sentent concernés par ce qu’il fait ou par ce qu’il dit, par son absence ou par sa présence.

Les Tunisiens, qui demeurent malgré tout fortement attachés à la fonction présidentielle, estiment que l’homme politique doit désormais incarner la synthèse de leurs aspirations et, de ce fait, donner suite à toutes leurs revendications, morales et matérielles. On perçoit alors tout le hiatus qui les sépare de celui qui semble incarner l’impuissance, qui parle sans se faire comprendre, alors même qu’il se trouve dans l’obligation de décider et d’agir et, par-dessus tout, de faire oublier le passé au lieu d’en susciter la nostalgie.

Comme pour les soldes d’été, les Tunisiens se sont payé un président d’occasion pour cinq ans avec la mention «ni repris, ni échangé». S’il présentera plus tard des vices cachés, ils n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes.

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