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Tunisie : Le «nouveau monde» de la «révolution» rattrapé par le «vieux monde» des malfrats

Avec l’alliance Ennahdha – Qalb Tounes, partie pour gouverner la Tunisie pendant les 5 prochaines années, le «nouveau monde» de la «révolution» n’aura fait qu’engendrer le «vieux monde» des malfrats, des caciques et des tordus de tout acabit qui gouverne la Tunisie depuis des décennies. Business as usual, affaires courantes, vous dit-on.

Par Hassen Zenati *

Ça ne date pas d’hier, ni même d’avant-hier. Cela fait bien dix ans que la Tunisie vit sous le règne de la «gestion des affaires courantes», que la classe politique croit dissimuler sous l’expression savante et fort trompeuse de «transition démocratique». En son nom, toute réflexion a été gelée, alors que le pays attend tant de réformes dans tous les domaines. On a fait plus de politique politicienne, ou ce que les Tunisiens, avec leur sens aigu de la dérision, appellent «boulitique», que de politique au sens noble et précis du terme. On s’emploie plus à gérer le présent, sinon l’instantané, que l’avenir, dans un monde qui bouge et change à une vitesse jamais égalée.

Le vide conceptuel de l’élite tunisienne

Aucun des gouvernements qui se sont succédé à la tête du pays depuis la chute de Zine El-Abidine Ben Ali, n’a produit une vision politique prospective, ni élaboré une stratégie de croissance, pour le moins, ou, mieux encore, de développement, permettant au pays de sortir des ornières dans lesquelles il n’a cessé de s’enfoncer depuis quarante ans. Personne ne semble pressé de sortir des schémas établis qui ont conduit le pays d’échec en échec.

Des tonnes de rapports et de papiers répétitifs ont été produits sur divers sujets à l’occasion de séminaires et de colloques aux titres ronflants, collectionnant les thèmes récurrents. Ils sont autant de «marronniers», comme on les désigne habituellement dans le jargon journalistique. Ils ne valent même pas le prix du papier sur lequel ils ont été couchés, ni celui de l’énergie dépensée vainement pour rassembler leurs auteurs et les faire débattre.

Ces assises ne font la joie et la fortune que des hôtels de luxe, trop heureux de les classer sous la rubrique prestigieuse de «tourisme d’affaire», ce qu’elles sont en réalité, à ne pas en douter. Elles n’ont fait que révéler le vide conceptuel de l’élite tunisienne, plus intéressée par des postes politiques à pourvoir, et qu’elle se croit légitime d’occuper, sans en avoir fourni la preuve, que de produire du savoir en vue de transformer profondément le pays. Car cette élite, souvent hors sol, a tendance à confondre allègrement les chaires d’université, où elle a passé son temps à débiter pendant des années les mêmes fiches confectionnées à partir de manuels prestigieux, avec le perchoir de l’Assemblée nationale. Elle ne fait pas la différence entre les bureaux «open space» des «think thank» des consultants internationaux, lieu de bien de fumisteries théorisantes, terrain privilégié des lobbys, avec les cabinets des ministres, où il faut inventer le quotidien et répondre aux urgences, parfois dans la douleur.

L’administration applique les politiques mais qui les conçoit ?

L’administration a certes toujours été là pour pallier les carences et boucher les trous béants de l’action gouvernementale défaillante. Parmi toutes ses semblables du monde en développement, l’administration tunisienne est peut-être l’une des mieux formées et des plus dévouées à la cause nationale. Mais une administration, quels que soient ses mérites, est d’abord une intendance. Elle est là pour exécuter les orientations politiques des ministres, lorsqu’il y en a, et pas de se substituer à eux, sauf à confisquer le pouvoir et à sombrer dans la forfaiture. Son statut est le même que celui du juge qui n’est pas là pour faire la loi, attribut exclusif du législateur, mais pour l’appliquer, au risque de dévier de son magistère vers le gouvernement des juges, maladie mortelle des démocraties.

Des calculs mesquins de marchands de tapis

Depuis les dernières élections présidentielle et législative, la Tunisie vit sans gouvernance, au bord de l’abîme. Trois mois sans gouvernement, ce n’est pas rien. La classe politique étale son inanité aux yeux d’un peuple effaré, qui en attendait des solutions concrètes à ses problèmes concrets d’un quotidien qui le taraude dans tous les sens du terme. Elle se livre à des calculs mesquins de marchands de tapis, sans ligne directrice autre que le partage du «butin» électoral. Je prends deux ministères «mineurs» et cède à mes concurrents un «ministère majeur», comme si l’action gouvernementale, par définition collective et solidaire, peut ainsi se saucissonner en tâches mineures et tâches majeures.

À la lutte des places – à défaut de lutte des classes – s’ajoute la gestion des égo : X, chef prestigieux aux yeux de sa cour, ne peut pas officier à la tête d’un ministère inférieur à celui de Y, moins charismatique. Z ne peut pas prendre un ministère dépendant de X ou de Y. L’inférieur et le supérieur, le dépendant et l’indépendant, se mesurant en termes budgétaires au nombre de milliards, et, en volume au nombre de fonctionnaires. Ce qui donne de la marge pour caser les siens.

Des nominés sans qualités ni qualifications réelles pour les postes

Parmi tous les ministrables dont les noms ont défilé sur les tablettes des «nominés» depuis le premier tour de piste de l’ex-chef de gouvernement désigné Habib Jemli, qui n’a pas eu la confiance de l’Assemblée, on aurait du mal à trouver un seul qui s’est préparé sérieusement à la mission pour laquelle il devait être désigné. On connaît des «nominés» au Commerce, qui n’ont jamais vendu une seule pomme de terre, et qui ne savent même pas où se trouve le port de Radès, sans parler de la liste exhaustive des importations. Des préposés à l’Industrie, qui connaissent bien mal les ressources naturelles du pays, des candidats à l’Aménagement du territoire qui sont incapables de placer sur une carte les chefs-lieux des gouvernorats, et des candidats à l’Agriculture qui ne connaissent du réseau hydraulique que la Medjerda, tout en ignorant, d’ailleurs, qu’elle prend sa source en Algérie. Ni leurs longues études universitaires, parfois, ni leur expérience du terrain, lorsqu’ils en ont, ne les ont préparés à prendre en charge les problèmes des simples gens, ni ceux un peu plus complexes des professionnels et des opérateurs.

Le Cheikh Ghannouchi à la barre d’un bateau ivre

Vainqueur paradoxal des dernières élections législatives, en ayant essuyé un recul cuisant en nombre de sièges et en nombre de voix, Ennahdha, qui a perdu de son identité islamique sans avoir acquis une nouvelle identité démocratique, se complait dans la manœuvre, sous la férule d’un Cheikh Ghannouchi réputé exceller dans la tactique, mais sans aucune stratégie cohérente. Personne ne peut dire ce qu’il veut, ni ce qu’il pense. Sous la couverture de la «taqiya» (dissimulation des opinions), il est prêt à prêcher tout et son contraire sans se démonter le moins du monde. Ses épigones ne font pas mieux dans leurs abondantes déclarations à la radio et à la télévision. Ils donnent tous l’impression d’un bateau ivre – excusez du peu pour des pratiquants affichés de l’islam. Rached Ghannouchi fait beaucoup moins bien que son modèle, le Turc Recep Tayyip Erdogan, qui, lui au moins, est parvenu à surmonter bien des épreuves électorales, et tient mieux son parti.

La police et la justice se laisseront-elle imposer la raison d’Etat ?

Avec un peu de courage et d’audace politique, une majorité relative, les partis satellites et des indépendants qu’elle a fait élire, Ennahdha aurait pu tenter de construire une «majorité d’idées» pour gouverner, en épargnant aux Tunisiens la double pantalonnade des consultations médiocres de Habib Jemli et Elyès Fakhfakh. Au lieu de cela, il a étalé son impuissance à tenir en main ses cadres et ses députés, préférant jouer la carte d’un improbable «gouvernement d’union nationale», en y intégrant Qalb Tounes, traité naguère de «parti de la corruption», paré depuis peu de toutes les vertus. Quel talent dans la «taqiya», M. Ghannouchi ! Entre temps, il est vrai, Qalb Tounes a voté pour que le Cheikh accède au Perchoir. Ça l’a sans doute aidé à oublier que son nouveau partenaire de cœur a sur le dos quelques dossiers judicaires sur lesquels il doit s’expliquer devant les tribunaux, et que son frère, député, momentanément à l’abri de son immunité parlementaire, doit néanmoins répondre de délit de fuite et des mêmes accusations qui accablent son aîné, sauf à étouffer les affaires au nom de la sacro-sainte unité nationale qui aura permis de former le gouvernement. La police et la justice se laisseront-elle abuser au nom de la raison d’Etat ? À voir.

Plus manœuvrier que stratège, plus rusé que réellement intelligent, manquant de ce courage politique qui est la marque des vrais dirigeants s’inscrivant, au-delà de leur petite personne, dans un dessein national, Ghannouchi semble bien avoir scellé avec Qalb Tounes un deal qui lui permettrait d’accomplir son mandat de cinq ans au Perchoir et de sortir par le haut, en attendant sa fin fatale, après avoir pataugé tout au long de sa carrière dans tous les marécages de la République. Une explication qui en vaut une autre, sans doute, mais qui a le mérite de pointer la vacuité avérée des projets d’Ennahdha, en dehors du partage du butin.

Le mouvement islamique tunisien face à son échec annoncé

Beaucoup de Tunisiens, qui l’avaient rallié pour des raisons religieuses, politiques, idéologiques ou simplement morales, l’ont désormais compris, et continuent à s’en détacher progressivement. Si le mouvement islamique fait de l’obstruction avec autant d’acharnement, c’est qu’il craint l’échec, qui sonnera définitivement le glas de l’islam politique en Tunisie, ou des législatives anticipées, qui ne feront que confirmer son recul inexorable dans la société, en lui faisant perdre éventuellement même sa majorité relative.

L’obstruction est-elle une politique ? Oui, si celui qui l’a pratique est convaincu que rien ne presse, qu’aucun dossier n’est urgent et que les affaires peuvent continuer «as usual». En outre, si Ennahdha ne fait pas confiance à ses députés et à ses satellites pour conduire les affaires du pays, c’est peut être qu’il veut enjamber la représentation nationale – a-t-il jamais cru à la démocratie ? – , dont il n’est pas sûr, en la transformant en modeste chambre d’enregistrement, avant de livrer le pays aux lobbys, comme au temps de Ben Ali. C’est selon toute vraisemblance la trajectoire qu’elle semble s’être tracée avec la connivence de Qalb Tounes, dont le populisme la sert. Et voilà la boucle bouclée : le «nouveau monde» de la «révolution» n’aura fait qu’engendrer le «vieux monde» des malfrats, des caciques et des tordus de tout acabit qui gouverne la Tunisie depuis des décennies. Business as usual, affaires courantes, vous dit-on. Ce n’est pourtant ni l’intérêt de la Tunisie, ni celui des Tunisiens.

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