Avec Ennahdha et les islamistes, c’est la série noire, et depuis le début. Mais les Tunisiens sont parfois amnésiques et il faut parfois leur rappeler ce qu’ils ont vécu et qu’ils ont trop rapidement oublié, alors que leur présent et leur avenir en dépendent. Dans cette chronologie, nous rappelons aux Tunisiens ce qu’ils ont vécu, il y a 7 ans, entre juin et août 2013, trois mois chauds, très chauds, et les événements qui s’y sont passés, nous en subissons encore aujourd’hui les conséquences. *
Chronologie réalisée par Abdellatif Ben Salem
Juin 2013 :
Le 25 : Au terme d’un long entretien diffusé par la chaîne satellitaire Attounissia, le général Rachid Ammar, chef d’état major interarmées, annonce sa démission. Sa décision créée un véritable séisme dans le monde politique et dans l’opinion, d’autant qu’on savait qu’il a fait montre de courage face aux nombreuses tentatives du président provisoire Moncef Marzouki de décapiter le sommet de l’armée. Il met en garde la nation contre le danger grandissant du terrorisme et pointe les faiblesses de la stratégie anti-terroriste qu’il attribue, sans le dire clairement, à des tentatives de «certains partis politiques» d’affaiblir l’armée et les services de sécurité en leur refusant les moyens nécessaires pour faire face à la terreur. Il ne divulgue rien sur les causes réelles et immédiates de sa démission – bien qu’on parle de pressions insupportables exercées contre lui par Moncef Marzouki, Rached Ghannouchi et Mohammed Abbou, en raison de son refus de réhabiliter, en réintégrant avec des grades supérieur, les 240 militaires impliqués dans la tentative de complot contre la sûreté de l’Etat, dite «l’affaire de Barraket Essahel», et en les indemnisant (le coût total de cette opération est estimé à 70 millions de dinar).
Comme il était de notoriété publique c’était Sihem Bensedrine qui a été missionnée par Rached Ghannouchi dès 2006 pour «instruire» ce dossier sous la couverture de Conseil national pour les libertés en Tunisie (CNLT) alors qu’elle se trouvait en résidence dans la ville de Hambourg, salariée par on ne sait quelle officine allemande.
Ces mêmes raisons ont conduit 3 mois plus tôt le ministre de la Défense, Abdelkrim Zbidi à devancer le Général Ammar en démissionnant le 5 mars 2013. La déstabilisation de l’armée nationale a culminé avec le limogeage d’un groupe de généraux par Moncef Marzouki
– Au terme de 18 ans de règne absolu sur la Qatar l’Emir Hamad Ben Khalifa Al-Thâni a été déposé, selon certaines sources, par les Américains. Son fils Tamîm (33 ans) est nommé nouveau régent. Comme le voulait la coutume ancestrale tribale des Qataris, les membres de la famille régnante ont frotté leur nez contre celui des chefs des tribus alliées et tout est rentré dans l’ordre sous l’œil bienveillant des chefs de la confrérie terroriste des Frères Musulmans
Le 30 : plus de 30 millions d’Egyptiens descendent sur la place Tahrir pour réclamer le départ de Mohamed Morsi et la sortie des Frères musulmans du paysage politique. L’armée égyptienne apporte son soutien au peuple. C’est un séisme qui bouleverse les plans de l’organisation des Frères musulmans et de ses filiales à travers le monde, y compris en Tunisie.
Juillet 2013 :
Le 2 : 300 agressions, menaces de mort, intimidations et filatures rapprochées prenant pour cibles les journalistes et les hommes des médias ont été recensés par le Syndicat national des journalistes tunisiens (CNJT).
Le 3 : le ministre de la Défense et de l’Industrie militaire et chef d’Etat major des forces armées égyptiennes Abdelfattah Al-Sissi ordonne la destitution et la mise aux arrêts du président Mohamed Morsi Al-Ayyât, après que ce dernier ait refusé de quitter le pouvoir et d’organiser un référendum sur le maintien des Frères musulmans au pouvoir.
Le 7 : prenant acte de la division au sein du mouvement du peuple – Harakat Al-Châab, sur fond de rapprochement stratégique d’une partie des militants du mouvement islamiste d’Ennahdha, Mohamed Brahmi présente sa démission de son poste de secrétaire général et entame la fondation, avec entre autres Zouheir Hamdi et Mourad Amdouni, du Courant Populaire (Al-Tayyâr Al-Châabî)
Le 21 : agression physique à Denden contre le cheikh Farid El Béji, l’imâm connu pour ses positions hostiles au wahhabisme et aux courants salafistes. Son agresseur nommé Hassen Oueslati a été interpellé trois jours plus tard.
Le 24 : l’auteur de ses lignes publie dans le journal Kapitalis une tribune intitulée «Ils veulent nous juger, juger les !» dans laquelle je réclame la dissolution de l’Assemblée constituante, et appelle les autorités judiciaires à poursuivre en justice Ali Larayedh chef du gouvernement de la «troïka» à dominante islamiste, Rached Ghannouchi, murschid (guide) de la section tunisienne de la confrérie internationale des Frères musulmans, de Mustapha Ben Jâafar, président de l’Assemblée Constituante, et Moncef Marzouki, président provisoire, en raison de leur responsabilité dans la ruine du pays. À la suite de cela a été lancée une vaste campagne de dénigrement organisée par les services de la présidence de la république contre Ridha Kéfi, directeur du présent journal électronique, et l’auteur de ces lignes. Elle a cessé brutalement le lendemain 25 juillet, après la diffusion de la nouvelle de l’assassinat de Mohamed Brahmi.
Le 25 : quittant son domicile sis à la Cité Al-Ghazala pour aller s’entretenir avec un voisin qui venait, selon les premiers éléments de l’enquête, de l’appeler au téléphone, Mohamed Brahmi (1955, Sidi Bouzid), nassérien de gauche, député à l’Assemblée Constituante, coordinateur du Courant populaire (Al-Tayyâr al-Châabi) et membre de la direction du Front Populaire, tombe sous les balles dans un traquenard tendu par deux exécuteurs. Les sicaires l’exécutèrent froidement, en plein jour à la manière rituelle des cartels colombiens. Les tueurs, visage découvert, ont fait feu sur Brahmi à 14 reprises à l’aide de deux armes de poing un Smith et un Beretta 9mm.
Criblé de balles, Mohamed Brahmi s’écroule en murmurant : »آش ثمه،آش ثمه،لا،لا » («Qu’est ce qui se passe, pourquoi ? non non !»). Il décédera avant l’arrivée de la voiture de secours au centre de soins. La nouvelle de son assassinat connue, des salafistes-jihadistes montent des tentes pour fêter son assassinat et rendre grâce à Dieu ! Dans les heures qui ont précédé l’assassinat plusieurs témoins ont relevé une surveillance accrue et inhabituelle autour du siège central du parti islamiste Ennahdha à Montplaisir par les forces de l’ordre.
Une dizaine de jours plus tôt, une information parvenue aux services spéciaux renseignait sur la planque où se terrait le terroriste franco-tunisien Aboubakr Al-Hakim, un appartement prêté par une tierce personne. Une unité spéciale de la brigade anti-terroriste emmenée par un policier en civil se rendait sur place. Toutefois, le policier, en mèche avec le jihadiste, dirigera l’unité d’intervention sur une autre adresse située juste en face de la vraie planque d’Al-Hakim. Averti à temps, ce dernier s’est sauvé en sautant par une fenêtre donnant sur une rue parallèle, abandonnant dans sa fuite un fusil kalachnikov et sa «chlaka». On apprend plus tard qu’Al-Hakim, impliqué personnellement et directement dans le meurtre de Mohamed Brahmi, s’est réfugié dans le massif montagneux du Chaâmbi, ensuite il se terra pendant quelques temps à Sidi Bouzid et à Sidi Ali Ben Aoun, fief du cheikh salafiste takfiriste Al-Boukhari Al-Idrissi, avant d’être finalement exfiltré en Libye d’où il rejoindra l’organisation de l’Etat islamique Daech à Rakka.
À l’occasion du deuxième anniversaire de l’assassinat de Brahmi, le quotidien Al-Chourouk a rendu publiques d’après ses sources sécuritaires des nouvelles révélations sur les circonstances de cet assassinat : un certain Q.M, commerçant momentanément séparé de son épouse, prêta son appartement vacant sis à la cité El-Ghazala à deux individus, Saber Mechirgui et Karim Klai, qui prétendaient être poursuivis par les brigades anti-terroristes pour leur participation à l’attaque de l’ambassade américaine. Quelques temps après leur installation, Boubakr Al-Hakim faisait son apparition dans l’appartement occupé par les deux présumés terroristes. Intrigué par des mouvements inhabituels, le propriétaire a décidé de reprendre son bien. Il en avait fait part successivement à deux hauts responsables des Services. Nullement surpris, ceux-ci lui confirmèrent qu’ils étaient au courant que l’appartement était bourré d’armes et d’explosifs mais qu’ils n’avaient pas reçu d’ordre d’intervenir.
En outre, et toujours selon la même source d’autres personnalités telle que Houcine Abassi, secrétaire général de l’UGTT, figuraient sur une liste de noms à abattre. Ce sont Raouf Talbi (A.T) alias «Le docteur», un certain Anis, et Ezzedine Abdellaoui qui étaient chargés de l’exécution de cette mission.
Trois fusils mitrailleurs kalachnikov de type AK-47, un sac bourré de chargeurs et des munitions, deux grenades à goupillions, plusieurs pistolets automatiques, des couteaux de guerre, et deux cent kilos d’explosifs destinés à piéger la voiture de Houcine Abassi le jour des funérailles de Brahmi, des commissariats et des bases militaires ont été découverts. En plus des noms déjà cités plus haut, il fallait ajouter ceux de Lotfi Zine, Salmane Marrakchi, Marouene Haj Salah, Mohamed Amine Guesmi, Ridha Al-Sebtaoui, Mohamed Akkari et Jamel M.
Le 26 : constitution du Front de salut national regroupant outre le Front populaire, l’Union pour la Tunisie (Al-Joumhouri, Nidaa Tounes, Al-Massar, Parti socialiste, Parti des patriotes-démocrates) ainsi que des nombreuses organisations et associations de la société civile.
À Sidi Bouzid : Mohamed Belmufti, militant du Front populaire, est atteint par une bombe lacrymogène de la police en plein visage au cours des funérailles symboliques de Mohamed Brahmi. Et il en mourra peu de temps après.
Le 27 : inhumation du secrétaire général du Courant populaire et député de la Constituante au carré des martyrs d’El-Jallaz. Les deux plus grande coalitions politiques du pays l’Union pour la Tunisie (UPT) et le Front Populaire lancent la constitution d’une large coalition des forces politiques baptisée le Front de salut national (FSN) et annoncent le sit-in d’Al-Rahil, en face de l’Assemblée Constituante au Bardo. Trois mots d’ordre : démission de gouvernement de la «troïka», formation d’un gouvernement de salut national et dissolution de l’Assemblée Constituante.Sur les pas des forces politiques de l’intérieur, les représentants des partis politiques et des associations de la société civile de la diaspora tunisienne et les acteurs politiques indépendants mettent sur pied la Coordination-France du FSN.
– Hédi Bel Abbès, ex-secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères dans le gouvernement de la «troïka», démissionne de son poste de porte-parole du CpR : «n’étant pas schizophrène je ne pouvais plus défendre l’indéfendable», déclare t-il à la presse.
Le 28 : retrait de l’ANC de 51 élu(e)s du bloc démocratique. Démarrage du Sit-in Al-Rahil au Bardo appelé aussi «I’tisâm al-masîr».
Le 29 : embuscade sanglante au Mont Chaâmbi, 8 militaires tués, dont deux égorgés et trois blessés. Une vidéo mise en ligne sur Facebook montrait Mourad Gharsalli égorgeant deux soldats. Quatre jours après l’assassinat de Mohamed Brahmi. L’abjection et la lâcheté du massacre, baptisé par les terroristes («ghazouat Badr»), perpétré par la «colonne Okba Ibn Nafâa» affiliée à Al-Qaida au Maghreb islamique (Aqmi) terrée dans les massifs montagneux de Kasserine (Salloum, Samama, et Chaâmbi) a révulsé les consciences. Le rejet de l’horreur gagnant toutes les couches de la société tunisienne, a engendré un vaste élan de solidarité et de sympathie envers l’armée nationale. Des jeunes recrues et des cadets de l’armée crient vengeance.
– L’armée tunisienne poursuit son pilonnage des caches terroristes au Mont Châambi. Début de coopération militaire et sécuritaire avec l’armée algérienne.
31 juillet : à M’hammedia près de Fouchana (Ben Arous), une bombe artisanale explose au passage d’un véhicule de la gendarmerie nationale.
Août 2013 :
Le 1er : lors de son interrogatoire le 1er avril 2015, Abdelkrim Abidi, soupçonné d’appartenir à la police parallèle mise sur pied par Ennahdha, révèle que quelques jours après l’assassinat de Mohamad Brahmi, Rached Ghannouchi a eu une entrevue avec Aboû Iyadh à Akkouda (Sahel) en présence d’un cadre du ministère des Affaires religieuses basé à Sousse.
Le 3 : découverte d’une cache d’armes à Sousse, il s’agit de deux fusils mitrailleurs kalachnikov, des munitions et d’uniformes militaires
Le 4 : arrestation à El Ouardia (Grand Tunis) d’un groupe terroriste dont Ezzedine Abdellaoui (39 ans) poursuivi dans le cadre de l’assassinat de Chokri Belaid, ancien policier reconverti dans le jihadisme, membre d’Ansâr Charia, Abdellaoui à avoué sa participation au meurtre. Des armes de guerre ont été saisies. Un half track saute sur une mine, deux soldats tués, Abdelaziz Dhahri et Hichem M’chirigui.
– À Goubellat, le chef de poste de la garde nationale et un agent sont abattus par des terroristes.
Le 6 : manifestations monstre à Tunis, on parle de 150.000 personnes, pour exiger la démission du gouvernement et la constitution d’un gouvernement de Salut national. Mustapha Ben Jaâfar, président de la Constituante, suspend sine die les travaux de l’Assemblée et fait fermer le bâtiment à clef
Le 13 : deuxième manifestation monstre en hommage à la femme tunisienne «Hrayer tounes ». La police estime le cortège à 520.000 personnes. Une marée humaine s’étire de Bab Sâadoun à l’Assemblée au Bardo.
– L’armée égyptienne évacue par la force le sit-in des Frères musulmans et fait place nette aux places Al-Nahdha et Râbâa, des affrontements entre forces de l’ordre et miliciens islamistes armés font 700 morts. Des hommes armés dont des snipers tirent sur les soldats égyptiens. Des séquences vidéo diffusées sur les réseaux sociaux montrent des activistes islamistes tuant à coup de pistolet d’autres islamistes pour les attribuer ensuite à l’armée et à la police. Ces séquences jettent une lumière nouvelle sur la présence des mercenaires étrangers dépêchés par le Qatar pendant les journées sanglantes de janvier ayant fait des centaines des victimes en Tunisie.
– Arrestation dans les jours qui suivent de 1500 activistes islamistes pro-Morsi, dont plusieurs dizaines de dirigeants de premier plan. 439 policiers et soldats sont tués. Au cours des nettoyages de la Place Râbâa, l’armée a découvert des caches d’armes, des chambres de torture et des cabines dédiées au «Jihad al-nikah», au viol et à la prostitution. Des témoignages accablants viendront confirmer l’existence des véritables lupanars «halal» sur les lieux mêmes des concentrations des Frères.
Le 15 : alors que la colère gronde à Tunis, le président de Nidaa Tounes répond à une invitation au président du Mouvement Ennahdha de le rejoindre à Paris pour discuter de la situation politique du pays après l’assassinat de Mohamed Brahmi (les versions sur la paternité de l’invitation diffèrent) : Ghannouchi soutient que c’est Caid Essebsi qui l’a invité.
L’entrevue – parrainée selon certaines sources par plusieurs personnalités dont Slim Riahi (qui aurait mis à disposition de Ghannouchi son jet privé pour joindre Paris), Nabil Karoui, Pdj de la chaîne privée Nessma, ami du diplomate espagnol Bernardino León, représentant de l’Union européenne (UE) pour la région sud de la Méditerranée, ancien ministre des Affaires étrangères du gouvernement socialiste présidé par Luis Rodriguez Zapatero et connaisseur du Maghreb, il aurait, en tant que monsieur bon office de l’UE, rempli un rôle assez important dans cette rencontre. L’entrevue eut lieu dans un hôtel parisien. Plusieurs autres rencontres secrètes entre les deux hommes suivront à Tunis, mais rien n’a filtré.
Caïd Essebsi déclarera plusieurs mois plus tard que ces rencontres se sont déroulés dans «une ambiance franche et amicale», mais «nous nous sommes tombés d’accord sur rien», a-t-il ajouté.
Toutefois de l’avis de plusieurs observateurs politiques, cette rencontre voulue par Ghannouchi a ouvert un canal inespéré de dialogue entre les Frères musulmans et Caïd Essebsi. En tendant la perche aux islamistes, le président de Nidaa Tounes a peut-être passé sans le savoir ni le vouloir ou tout le contraire, un pacte sur le futur partage du pouvoir. Il a tendu la perche à l’édifice croulant de la «troïka», lui évitant un effondrement fracassant.
La chute de la maison islamiste sous les coups de butoir de la fureur d’une nation meurtrie, blessée au fond d’elle-même par un deuxième assassinat politique en l’espace de six mois a été reporté…
Le 24 : deuxième manifestation monstre, partie de Bab Sâadoun en direction du Bardo.
Le 27 : l’organisation jihadiste Ansar Charia est classée organisation terroriste. Est-ce à dire qu’Ennahdha estime qu’après l’assassinat de Belaid et de Brahmi Ansar Charia a rempli son contrat ?
* Extrait de l’essai (non-édité) intitulé «Contre-révolution islamiste et résistance populaire : Chroniques politiques».
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