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Tunisie : Bataille au sein de l’Etat profond ou les néo-libéraux à la manœuvre

Elyes Fakhfakh / Youssef Chahed / Mehdi Jomaa.

La Tunisie a aujourd’hui, jeudi 3 septembre 2020, un nouveau chef de gouvernement, Hichem Mechichi, un énarque ayant fait toute sa carrière dans la fonction publique. C’est le 3e locataire du Palais de la Kasbah en moins d’une année, après Youssef Chahed et Elyes Fakhfakh. Selon son discours d’investiture, mardi, à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), il va poursuivre dans la même voie libérale ou socio-libérale de ses prédécesseurs.

Par Helal Jelali *

Le concept d’État profond est a priori malsain parce qu’il est utilisé abusivement par les complotistes, l’extrême-droite et l’extrême gauche, mais dans cet article, sa signification est claire : il s’agit de lobbys non élus démocratiquement qui agissent derrière la scène politique.

L’auteur évoque dans ces lignes l’affrontement entre les partisans de l’Etat social et ceux d’une aile néolibérale, qui agit dans la sphère politique insidieusement et bien représentée, jusque-là, par 3 chefs de gouvernement : Mehdi Jomaa, Youssef Chahed et Elyes Fakhfakh. Le quatrième, qui ne semble pas envisager de changement, reste à mettre à l’épreuve.

L’affaiblissement de l’Etat est devenu visible au quotidien

Depuis 2011, le pays ne cesse de s’enfoncer dans une crise politique, économique et sociale. Pourquoi cette instabilité politique ? Qui pousse à la corruption et au développement de l’économie parallèle? Qui a intérêt à ce que l’insécurité devienne le sujet quotidien dans les cafés du pays ? L’affaiblissement de l’Etat est devenu visible dès que vous sortez de chez vous le matin. Les débats inutiles dans certains partis politiques et médias, comme celui récurrent sur l’identité, ont-ils pour objectif de détourner le regard des Tunisiens des vrais problèmes et défis qu’affronte le pays ?

Non, la bataille au sein de l’Etat profond ne concerne pas la lutte pour le pouvoir entre islamistes et progressistes ou laïcs… Cette bataille est autour des choix socio- économiques et du modèle de société pour un avenir proche…

L’élite tunisienne est aujourd’hui composée de deux fronts, celui qui prône le statu quo: un État social et national dirigée par une haute administration que l’on pourrait presque qualifier de social-démocrate. En Face, le nouveau front arrivé sur la scène politique après 2011 incarné parfaitement par 3 chefs de gouvernement : Mehdi Jomaa, Youssef Chahed et Elyes Fakhfakh. Outre le fait qu’ils sont tous trois des ingénieurs franco-tunisiens, ce sont des managers néolibéraux, déguisés en socio- démocrates avec un discours rassurant sur les acquis des Tunisiens… Leur ambition est de réitérer l’expérience carrément néolibérale du Chili et de l’Argentine après la chute des dictatures…

Ces nouveaux managers tunisiens ont beaucoup compté sur un allié de poids : les islamistes d’Ennahdha, traditionnellement grand partisan de l’économie de bazar ou de l’économie compradore. Et c’est ainsi que les trois chefs de gouvernement nommés ci-haut étaient devenus presque les otages politiques des islamistes.

Affrontement entre les néolibéraux et les partisans de l’Etat-social

Dans la tradition néolibérale, l’Etat n’est pas tenu d’intervenir dans le champ socio-économique qu’à minima. Selon les néolibéraux, l’Etat serait coûteux, les fonctionnaires incompétents, les services publics désuets face à la concurrence. La bataille est aussi entre une bourgeoisie nationale qui défend ses monopoles et les nouveaux partisans de la mondialisation effrénée… Et l’UGTT dans tout ça…?

Depuis l’indépendance de la Tunisie, la centrale syndicale avait rompu avec la classe ouvrière et était devenue un syndicat de fonctionnaires… La crise qu’elle avait connue en 2008 avec les grévistes des mines de phosphates à Gafsa était une fâcheuse illustration de sa rupture avec les ouvriers. Aujourd’hui avec cette crise de l’État profond, l’UGTT navigue à vue… Face à une situation socio-économique inédite que connaît le pays depuis 2011, elle est devenue un syndicat classique, malgré sa stratégie monopolistique, elle ne se préoccupe que des augmentations salariales et tente de jouer le rôle de modérateur entre les deux camps, employés et employeurs, mais elle ne parvient toujours pas à convaincre ses interlocuteurs…?

La corruption, l’économie parallèle et l’affaiblissement de l’État seraient pour les néolibéraux «une méthode» comme une autre pour arrimer leur navire…

La non-maîtrise des dépenses publiques, le déficit des entreprises étatiques, l’injustice fiscale mèneront le pays dans une impasse et c’est là que les néolibéraux interviennent avec l’appui des institutions financières internationales (FMI, Banque Mondiale…) et les créanciers privés pour exécuter leur plan …

Cet affrontement entre les néolibéraux et les partisans de l’ancien Etat-social n’est ni déclaré, ni visible, c’est un affrontement à fleuret moucheté, personne ne doit blesser l’autre…

Accélération de l’orientation néolibérale en Tunisie depuis 2011

L’année de 2011 a fait émerger une nouvelle classe bourgeoise qui voudrait bousculer l’ancienne… Depuis le début des années 1990, nous avons observé une accélération de l’orientation néolibérale dans les pays qui avaient affronté une instabilité (sécuritaire, terrorisme ou guerre civile) ou politique.

L’endettement est aussi un bon levier pour les partisans du «démantèlement de l’Etat-social»… Il faut reconnaître que cette bataille au sein de l’Etat profond n’avait pas commencé en 2011. Sa genèse remonte à la fin des années 1980… Au mois de septembre 1989, l’ancien Premier ministre Hédi Baccouche a déclaré à Sfax qu’«il faudrait un accompagnement social au Plan d’ajustement structurel (PAS)», passé avec le FMI… Quelques heures plus tard, il a été congédié.

Comme les néoconservateurs américains, ces politiques font feu de tout bois parce que l’une de leur stratégie est la «fabrication» de crises successives qu’elles soient institutionnelles ou économiques. Et les manipuler en amont et en aval… Autre spécialité des néolibéraux : l’inondation des médias et de l’espace public avec des débats inutiles, sur l’identité, l’insécurité, le sentiment national… Parfois, ils soutiennent derrière les rideaux des petits partis extrémistes ou des think-tanks bienveillants… Et enfin, leur plus grand étendard est le mot magique de liberté, la liberté sans responsabilité sociale, bien sûr…

Il faudrait dire que les régimes pseudo-socialistes de certains pays arabes – qui étaient, en fait, des régimes de juntes militaires (Nasser, Saddam Hussein…) leur ont donné du grain à moudre en confondant étatisation et nationalisation des entreprises: dans une entreprise nationalisée, c’est le conseil d’administration qui décide avec un directeur général, un contrat d’objectifs avec l’Etat. Or, dans une entreprise «étatisée», ce sont les ministres et leur administration qui gèrent directement le bien public… La nuance n’est pas claire pour de nombreux décideurs…

Enfin, arrêtons de confondre le capitalisme du XIXe siècle avec le libéralisme triomphant après la 2e guerre mondiale et l’offensive néolibérale des années 1980 avec l’ancien président américain Ronald Reagan et la Première ministre britannique Margaret Thatcher. À titre d’exemple, l’Allemagne est un pays libéral, mais la cohésion sociale est sacro-sainte. La centrale syndicale IG Métall vient de demander, récemment, à la chancelière Angela Merkel la semaine de travail de 4 jours. Pendant la crise de la Covid-19, celle-ci avait débloqué 500 milliards d’euros de soutien aux entreprises. Les entreprises américaines attendent toujours le plan de relance économique de Donald Trump.

Sur un autre plan, méfions-nous d’un autre concept à la mode en Europe : le social-libéralisme, une entourloupe «sémantique» derrière laquelle se cache des néolibéraux en herbe, qui resteront à jamais opposés à la régulation des marchés financiers et au rôle de l’Etat et des gouvernements dans les choix socioéconomiques et le modèle de développement… Leur slogan non-avoué est que le consommateur a déjà remplacé le citoyen.

Un ministre a débarqué un jour dans le bureau de l’ancien président Béji Caïd Essebsi pour lui dire : «J’ai une banque privée étrangère disponible pour nous aider, mais ce sera elle qui mettra en place le Plan Quinquennal». L’ancien président l’avait envoyé planter ses choux, pire, il fit «fuité» l’information via les médias. C’était l’affaire de l’ancien ministre Yassine Brahim et de la Banque Lazard.

Une phrase de Ronald Reagan résume bien le cynisme néolibéral. Il avait prononcée à propos des SDF – les pauvres sans domicile fixe qui vivent dans la rue – : «C’est un choix de vie».

Pour notre trio d’anciens chefs de gouvernement, le mot néolibéral n’est pas péjoratif, mais il semble que ce sont les corps intermédiaires qui avaient décidé de se liguer pour leurs mettre les bâtons dans les roues… Malheureusement, les dégâts causés par leur passage à la tête du gouvernement sont énormes…

* Ancien journaliste à Paris.

Sources : ‘‘Le Démantèlement de l’Etat Démocratique’’ de Ezra Suleiman, éditions Le Seuil, et ‘‘Foucault et Bourdieu et la question néo-libérale’’ de Christian Laval, éditions La Découverte.

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