En visite le 24 juillet 2021, à Gafsa, le président de la république Kaïs Saïed est revenu à sa lubie idéologique, la démocratie participative comme remède absolu à tous les maux de la démocratie représentative instaurée en Tunisie par la Constitution de 2014, devenue purement formelle et de pure apparat, recyclant un vieux système fondé sur le clientélisme politique et la corruption à tous les étages. Populistes à souhait, ses propos peuvent séduire des jeunes précarisés par la crise et frustrés par la confiscation de la révolution de 2011, dont ils espéraient un changement profond qui n’est finalement pas venu, mais leur socle idéologique est non seulement vague, fait de bric et de broc philosophique, mais, confronté à la réalité du terrain, a de quoi inspirer des inquiétudes. Dans cette série d’articles, l’auteur interroge ce socle idéologique et en montre les incohérences.
Par Mounir Chebil *
De prime abord, il faut signaler que dans les débuts des années 1980, Ridha Mekki que j’ai bien connu et côtoyé dans les années 1970 alors qu’il était leader des Patriotes démocrates, s’est déclaré par la suite pour le conseillisme. Or le conseillisme renvoie à une conception du processus révolutionnaire explicitement opposée à celle autoritaire et étatique de Lénine.
Cela a commencé avec les conceptions des anarchistes qui ont contesté aussi bien la centralisation du pouvoir en Russie que le principe de la dictature du prolétariat considérée par les marxistes léninistes comme une phase de transition nécessaire pour arriver à l’émancipation totale du peuple. L’État ou la dictature étant le moyen pour atteindre le but qu’est la liberté. Pour Bakounine, de la tendance anarchiste, «la liberté ne peut être créée que par la liberté (…) par la libre organisation des masses laborieuses de bas en haut». (Marxisme et romantisme révolutionnaire, Paris, Le Sycomore, 1979, p.211.)
Le «communisme des conseils»
Il a considéré le «conseil» comme l’organe politique et social privilégié de la révolution, en lieu et place de l’État. Cette forme est à assimiler aux «soviets» russes pour le rôle insurrectionnel et d’auto organisation et à la Commune de Paris pour ce qui du processus électif et de la révocation en plus et d’auto organisation.
Le conseillisme, c’est ce qu’on appelle aussi le «communisme des conseils», c’est-à-dire un communisme radicalement démocratique, hostile à la bureaucratie de l’État, des syndicats et des partis, s’articulant autour de l’autonomie des organisations collectives de base.. Les courants ayant revendiqué cette filiation ont été plutôt marxistes mais ils ont compté nombre d’anarchistes à leurs côtés au cours de divers combats.
En URSS vers 1919, le courant du communisme de conseils ou conseillisme est fondamentalement une tendance anti-léniniste. Pour ce courant, le pouvoir en Russie n’a jamais rien eu de «soviétique», pas même en Octobre, puisque loin d’un communisme des soviets, la forme d’auto gouvernement démocratique des soviets, on a vu se mettre en place un communisme de parti, et même de parti-État. La tentative du retour au pouvoir des soviets comme à Cronstadt en 1921, fut écrasée par une action armée conduite par Léon Trotski.
L’aversion de Saïed pour les riches
Ce «communisme des conseils» se trouve dans les écrits de certains théoriciens marxistes, chez la gauche communiste hollandaise et allemande… Il renvoie à la théorie de Marx sur l’extinction de l’État ainsi qu’aux expériences historiques : la Commune de Paris de 1871, les soviets en Russie en 1905 et 1917, ou encore dans les mouvements sociaux des années 1968. Il a pour but une société sans classes. Il est résolument anti capitaliste. Le discours de Kaïs Saïed porte une aversion pour les riches et les nantis qu’il qualifie de corrompus et d’affameurs du peuple. Il a même diabolisé les hommes d’affaires et les banques. On ne l’a pas vu entretenir un dialogue soutenu et conséquent avec l’Utica pour trouver des solutions à la crise que traverse le pays et à la relance de la dynamique économique. Son monde, ce sont les démunis et les marginalisés du système et de certaines régions plus particulièrement.
Pour les conseillistes, les conseils ouvriers doivent s’organiser en un pouvoir insurrectionnel et organisationnel au niveau des diverses échelles de la société. Les conseils ouvriers, notamment, sont une forme de démocratie directe basée sur les élections au sein d’assemblées représentatives qui délibèrent et décident. «Il s’agit de construire une société autogérée, une société où toutes les décisions sont prises par la collectivité concernée par l’objet des décisions à prendre. C’est-à-dire un système où ceux qui accomplissent une activité décident collectivement ce qu’ils ont à faire et comment le faire, dans les seules limites que leur trace leur coexistence avec d’autres unités collectives.» C’est dans ce sens que Kais Saied soutient que les comités locaux et régionaux sont responsables d’une manière autonome du développement dans leur secteur.
Le contrôle permanent de la base
Par ailleurs, les délégués élus au sein des divers comités ou conseils sont comme dans la Commune de Paris et le discours du duo Saied-Mekki, révocables à tout moment, ce qui interdit toute dérive autocratique. Ils sont sous le contrôle permanent de la base. Le conseillisme situe le pouvoir dans les comités de bases, comme dans la commune de Paris et dans les soviets russes d’avant la révolution au sein desquelles la démocratie directe trouvait sa pleine expression. C’est cette vision qui est derrière les slogans présidentiels d’«Echabou yourid» ou «le pouvoir au peuple qui sait ce qu’il veut et qui aura ce qu’il veut.»
Selon les conseillistes, les réformes mises en place par les bolchéviques inversent ainsi le sens du pouvoir au sein des soviets : plutôt que de structures politiques servant à «faire monter» les demandes du peuple, les soviets sont stratégiquement instrumentalisés par les bolchéviques pour devenir une «courroie de transmission» et diriger les masses. Le système des soviets s’est muté en un système politique bureaucratique, centralisé, autocratique et coercitif, où le parti confisque le pouvoir au détriment des soviets. Lénine, et les bolchéviques avec lui, ont sacrifié la démocratie au profit de l’efficacité révolutionnaire, ne laissant pas la chance aux soviets de déployer leur plein potentiel démocratique. La réalisation du mot d’ordre «tout le pouvoir aux soviets» a engendré «tout le pouvoir au parti» ensuite «tout le pouvoir à l’appareil du parti» pour se terminer dans «tout le pouvoir au secrétaire général ». Aussi, les conseillistes reprochent-ils aux léninistes d’être porteurs d’un «communisme de parti». Et au-delà de la forme-conseil, la démocratie directe constitue bien une marque décisive du conseillisme.
Le conseillisme s’aligne sur une vision anarchiste classique. Les organisations de base ou les «communes», comme pour les comités de bases de Kaïs Saïed, sont fédérés très lâchement, mais restent indépendants en tout état de cause puisque l’État aurait disparu. Car, si on maintient un État, les comités de base (par exemple les soviets russes) doivent être coordonnés et centralisés. Alors, la soi-disant démocratie directe se transforme-t-elle en démocratie à quatre ou cinq degrés de suffrage avec la centralisation de la décision dans les hauteurs de la hiérarchie et la masse se trouverait écartée de la décision voir même de la proposition.
Les citoyens contre les oligarchies
Le fond commun à toutes les formes de conseillisme est aussi la critique de la démocratie représentative. Ainsi que l’écrivait Anton Pannekeok, théoricien du communisme de gauche ou du communisme de conseils : «Le parlementarisme est la forme typique de la lutte par le moyen des chefs où les masses elles-mêmes jouent un rôle secondaire. Sa pratique consiste dans le fait que des députés, des personnalités particulières, mènent la lutte essentielle. Ils doivent, par conséquent, éveiller dans les masses l’illusion que d’autres peuvent mener la lutte pour eux.»
La véritable émancipation politique chez les conseillistes consiste à agir par soi-même et non à s’en remettre à autrui. C’est pourquoi les conseillistes privilégient l’action directe, comme la grève et la manifestation, et dénoncent la lutte parlementaire comme une illusion ou, pire encore, une pure tromperie. Comme eux, Kaïs Saïed fait peu de cas pour l’action parlementaire.
Les conseillistes sont également très méfiants à l’égard des syndicats. Selon Anton Pannekoek, «le système des conseils, par son développement propre, est capable de déraciner et de faire disparaître non seulement la bureaucratie étatique, mais aussi la bureaucratie syndicale, de former non seulement les nouveaux organes politiques du prolétariat contre le capitalisme, mais aussi les bases des nouveaux syndicats… Il s’ensuit que toute forme d’organisation qui ne permet pas aux masses de dominer et de diriger elles-mêmes est contre-révolutionnaire et nuisible; pour cette raison elle doit être remplacée par une autre forme organisationnelle qui est révolutionnaire (du fait qu’elle permet aux ouvriers eux-mêmes de décider activement de tout.»
Ainsi, le conseillisme repose-t-il sur l’auto-organisation des citoyens contre les oligarchies politiques ou syndicales. C’est le discours même de Kaïs Saïed qui dans l’exercice du pouvoir a marqué une distance vis-à-vis des partis politiques et du syndicat. C’est de là qu’il faut comprendre son refus de l’initiative de l’UGTT visant à engager un dialogue national comme solution à la sortie de crise.
Cependant, et c’est ce que Ridha Mekki et Kaïs Saïed occultent c’est que le pouvoir au peuple ou aux travailleurs n’a jamais réussi de manière durable à se stabiliser. Dans les périodes «chaudes», dans les phases révolutionnaires voir insurrectionnelles, effectivement existent des formes de «pouvoir ouvrier», ou «pouvoir citoyen» plus ou moins développées, mais dès que la situation redevient «normale», c’est-à-dire dès que les ouvriers retournent au travail et que la situation se calme, ces formes disparaissent ou se vident de toute substance. D’où l’appel de Ridha Mekki à la révolution permanente et à demi-mot, au soulèvement populaire chez Kaïs Saïed. C’est en effet dans ces situations que les conseils ou comités se constituent et peuvent se substituer aux partis.
Les individus délibèrent dans le silence des passions
Or, il y a un fait que l’organisation des conseils à tous les niveaux est en outre facile à manipuler. Dans le combat politique, le phénomène des partis va exister inéluctablement et seuls franchiront tous les degrés du pouvoir politique les militants des partis bien organisés. Et la démocratie directe se transforme en «partitocratie» c’est-à-dire en pouvoir des appareils partisans, car comme le soutenait Rousseau la démocratie directe exige que les individus ne puissent pas se grouper en factions ou en partis. Il faut que les individus isolés délibèrent dans le silence des passions.
Le conseillisme est apparu vigoureusement à la faveur de la crise révolutionnaire qui a secoué l’Europe entre 1917 et 1921. Il s’est désagrégé presque aussitôt la situation révolutionnaire passée, son opposition à la fois au parlementarisme et au syndicalisme l’ayant privé d’une action adaptée à une période non révolutionnaire. A ce jour, aucune société ne s’est organisée sur le modèle conseilliste.
Ni Ridha Mekki ni Kaïs Saïed n’ont élaboré une vue globale du modèle sociétal qu’ils défendent, ni des articulations entre ses diverses composantes. Le discours pompeux et «savants» de Mekki ainsi que le discours évasif de Saïed ne nous renseignent guère sur les relations des comités entre eux et les relations de ces comités avec une quelconque instance coordinatrice ou centralisatrice. Ils ne font que vendre l’alchimie et le mirage d’une démocratie populaire où le citoyen est roi. Un discours de charlatan qui veut vendre dans les souks hebdomadaires une lotion capable de guérir toutes sortes de maladies.
L’expérience conseilliste est restée réduite à de petites expériences communautaires. L’idée conseilliste a néanmoins survécu dans des revues et des cercles intellectuels tels que, dans les années 1950-1960, L’Internationale situationniste, avec Guy Debord, ou la revue Socialisme ou Barbarie, avec Cornélius Castoriadis. Au sein des conseillistes le débat n’est pas prêt à se terminer.
En se rapprochant de la théorie de Karl Marx sur l’extinction de l’État, en prônant l’instauration de comités auto-organisés et autonomes à l’instar de la Commune de Paris et des soviets, ainsi que des structures de base des conseillistes, en adoptant l’utopie jamais concrétisée de ces derniers, Kaïs Saïed va mener le pays à l’anarchie et à un destin obscure. Même s’il voulait être présidentialiste, pourrait-il éviter d’être lui-même submergé par les comités ou conseils de base qui seraient créés, et éviter au pays l’apocalypse des luttes de classes, des conflits confessionnels, régionaux et tribaux et même claniques.
Étant en Tunisie, le modèle préconisé par Kaïs Saïed et Ridha Mekki risque, enfin, de faire ressurgir, sous d’autres formes, l’organisation berbère basée sur l’autonomie des conseils de villages, qui a été à l’origine de l’anarchie récurrente et la succession des colonisations par de nombreuses forces étrangères, que le pays a connu tout au long de son histoire.
Le conseillisme, n’est ni le régime décentralisé de la Suisse ou de l’Allemagne, et ni le système fédéral à l’américaine. Un pays qui n’arrive pas à ramasser ses ordures ménagères et lutter contre la saleté de ses grandes villes, et où le président de la république monte les régions les unes contre les autres, ne peut s’élever au niveau de la Suisse ou de l’Allemagne.
* Ancien cadre de l’administration publique.
Précédents articles de la série :
http://kapitalis.com/tunisie/2021/07/25/ou-kais-saied-va-t-il-nous-mener-1-6/
Où Kaïs Saïed va-t-il nous mener : L’Etat communiste, source d’inspiration du tandem Saïed-Mekki (3-6)
Donnez votre avis