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Tunisie : Enquête sur les jeunes, la politique, Kaïs Saïed et les autres

Kaïs Saïed recevant des jeunes venus de Gafsa en novembre 2019.

Dix ans après la révolution, la déception des jeunes tunisien(ne)s a atteint des proportions inquiétantes, puisque le tiers d’entre eux pense que la démocratie ne convient pas au pays. Leur position vis-à-vis des partis politiques est tout aussi mitigée : les 2/3 se disent contre eux. Ce sont ces derniers qui ont grossi les rangs des 88,7% des jeunes ayant voté, en 2019 , pour un outsider, Kaïs Saïed. Enquête…

Par Prof. Moncef Ben Slimane *

A l’instar des observateurs de la scène politique tunisienne, notre association Lam Echaml fut surprise par les résultats des élections de 2019. Il nous a donc paru nécessaire d’entreprendre une étude (1) à laquelle une partie a tenté de répondre à une question que s’est souvent posée l’opinion publique : quelles sont les motivations et les facteurs qui ont poussé une majorité des jeunes à voter Kaïs Saïed aux élections de 2019 ?

Plus de 4000 jeunes des deux sexes ont été interrogés dans les 24 gouvernorats de la République.

Cette étude a pu être menée à bon port grâce au soutien de l’Union européenne et à la collaboration des experts(2), et des enquêteurs/enquêtrices de Lam Echaml.

Une décennie de rupture des jeunes avec la classe politique et l’Etat :

Les élections de 2011, les premières libres dans une Tunisie débarrassée de son régime autoritaire, étaient marquées par une forte participation de la population, d’une part, et une abstention sensible des jeunes, d’autre part.

Selon notre enquête, cette forte abstention aux élections reflétant les faibles niveaux de participation politique des jeunes, est l’un des multiples paradoxes d’une révolution qui avait été initiée par eux, mais vite subtilisée par les «vieux»(3) politiciens. Pour autant, la faible réponse des pouvoirs établis après 2011 aux revendications des jeunes n’a fait que consolider la rupture entre ces derniers, la classe dirigeante et les instituions de l’Etat.

Les différents gouvernements qui se sont succédé au cours de cette décennie n’ont pas réussi à mettre un terme à la persistance du chômage, à l’aggravation de l’injustice sociale et à la corruption.

Les jeunes, Facebook et les élections de 2019 :

Le rendez-vous électoral de 2019 s’est distingué par une forte activité des jeunes sur les réseaux sociaux. L’enquête a d’abord noté que tous les candidats n’ont pas été suivis avec la même ampleur sur Facebook. Kaïs Saïed a bénéficié du suivi le plus régulier, suivi de Safi Said (8,2%) Nabil Karoui (6,1%).

Pour Kaïs Saïed, ce sont les jeunes des classes moyennes qui l’ont le plus suivi régulièrement sur Facebook. Pour Nabil Karoui, Abir Moussi, Youssef Chahed et Safi Said, ce sont, au contraire, les jeunes issues des classes supérieures à la moyenne qui les ont suivis régulièrement.

Le suivi régulier sur Facebook est plus marqué pour ceux qui ont un engagement politique citoyen, alors que le niveau d’instruction n’a pas l’air d’avoir eu un impact sur cette activité.

Quel profil de président les jeunes tunisiens souhaitent-ils ?

Selon les jeunes interrogés, l’intégrité est la première qualité souhaitée pour un président(4). Ce choix reflète en quelque sorte les problèmes que vit le pays, à savoir l’extension de la corruption sur tout le territoire.

Les difficultés à gérer les affaires de l’Etat et les problèmes de gouvernance ont conduit les jeunes à choisir l’expérience dans l’exercice des fonctions étatiques comme seconde qualité (5).

Le marasme économique dans lequel le pays s’est enlisé, a amené presque 1/5e des jeunes à choisir comme troisième qualité : un candidat qui a un programme économique.

Très peu de jeunes ont mentionné l’appartenance à un parti au pouvoir ou à un parti d’opposition.

Malgré le fait qu’on ait observé une forme de régionalisme dans le vote, le choix d’un candidat de la même région n’apparaît pas comme qualité importante(6). Cependant l’appartenance régionale du candidat pèse dans l’orientation du vote sensiblement dans le Nord et le Centre et un peu moins dans le Sud.

Il est intéressant de noter également que la religion a une très faible influence sur les jeunes (2,4%) pour le choix du candidat à la présidence.

Les surprises du second tour des élections de 2019

Le second tour des élections présidentielles a confirmé la forte victoire de Kaïs Saïed. Les résultats de l’enquête montrent que 88,7% des jeunes ont voté pour lui et 12,3% pour Nabil Karoui. Ces résultats sont comparables à ceux trouvés dans les enquêtes menées à la sortie des urnes et qui ont indiqué que 90% des jeunes âgés de 18 à 25 ans ont voté pour Kaïs Saïed. Ceux qui ont voté pour lui au premier tour ont renouvelé le même vote (93,5%).

Une année après, comment les jeunes jugent-ils l’exercice de Saïed ?

Après une année à la tête de l’Etat, l’évaluation par les jeunes des performances du président Saied soulève un certain nombre de questions.

Un peu plus du quart des jeunes enquêtés pensent que l’exercice du président de la République est de bonne qualité, presque la moitié la juge moyenne et le quart qui reste la trouve plutôt mauvaise. Est-ce le signe d’une déception politique ? Est-il assez tôt pour juger des performances de Saïed ?

Le croisement de cette évaluation selon le candidat pour qui le jeune a voté au premier tour va nous renseigner davantage.

Dans la cohorte des déçus de Kaïs Saïed, les plus négatifs sont ceux qui ont voté pour Nabil Karoui, Abdelfattah Mourou, Youssef Chahed et Seifeddine Makhlouf au premier tour. Par contre 27% des jeunes qui ont voté Mohamed Abbou pensent que les performances du président sont bonnes alors que 17,6% les jugent plutôt mauvaises. Ces pourcentages sont respectivement de 31,8% et 19,2% pour ceux qui ont voté pour Lotfi Mraihi, et 18,7% et 19,6% pour les électeurs de Safi Said.

Sont-ils prêts à voter pour les mêmes candidats une seconde fois ?

L’enquête de Lam Echaml a cherché à savoir pour qui voteraient les jeunes au cas où des élections se tiendraient aujourd’hui (décembre 2020). Presque un quart des enquêté(e)s (26,3%) s’abstiendrait et un autre quart (24,6%) est composé d’indécis et ne savent pas pour qui ils vont voter. Pour le reste la majorité voterait pour Kaïs Saïed (21,7%), Abir Moussi (4,4%) et Safi Said (4,8%).

On notera donc que Kaïs Saïed n’a pas pu, au cours de cette première année de sa présidence, fidéliser ceux qui sont venus renforcer son électorat au second tour.

La structure du vote (si les élections se tenaient aujourd’hui) semble figée car une grande partie des jeunes qui ont voté pour Abir Moussi, Nabil Karoui, Kaïs Saëed et Safi Said ne seraient pas enclins à accorder leur voix à un autre candidat, alors que nombre d’entre eux demeureraient hésitants, ne sachant pas pour qui ils accorderaient leur voix ou même s’ils prendraient la peine d’aller voter.

En conclusion on peut dire que les jeunes vivent l’injustice au quotidien, en plus de leur exclusion sociale, économique et politique, ils sont exposés à différentes formes de violence comme la «hogra» (mépris), la violence verbale et physique et la corruption.

Le plus inquiétant, c’est qu’un grand nombre de jeunes pour échapper à leur marginalisation, sont prêt à courir tous les risques. Beaucoup ont déclaré avoir pensé à la «harga» (la migration clandestine).

En tête de leurs préoccupations, les jeunes placent le travail et la famille avant la religion, la patrie et la politique.

Les attitudes des jeunes vis-à-vis de l’égalité des sexes restent en-deçà du niveau souhaité. Parmi les enquêté(e)s plusieurs ont répondu que ce n’était pas une question importante pour eux.

L’étude s’est également intéressée à la question de la séparation entre la religion et la politique : la moitié des jeunes pensent que cette séparation est nécessaire alors qu’un peu plus que le quart d’entre eux ne l’acceptent pas. Cela ne veut pas dire que le principe de laïcité est compris et assumé.

Concernant la répartition des richesses, une minorité de jeunes la juge équitable. Par contre les 2/3 soutiennent que l’essentiel des ressources sont entre les mains de quelques privilégiés.

Cette perception de la société tunisienne n’empêche nullement qu’un grand nombre de jeunes restent optimistes quant à l’existence de solutions pour améliorer les conditions de vie de la population en Tunisie.

L’étude a abordé également un sujet d’actualité : la position des jeunes vis-à-vis des élites et des partis politiques. Les résultats de l’enquête ont montré qu’une grande majorité (les 2/3) des jeunes est contre eux. La déception des jeunes tunisien(ne)s a, dix ans après la révolution, a atteint des proportions inquiétantes, puisque le tiers des enquêté(e)s (appartenant à tous les niveaux d’instruction) pense que la démocratie ne convient pas au pays.

Enfin, les événements du 25 juillet 2021, qui furent l’expression de la colère des jeunes tunisiens, corroborent ce que l’étude de Lam Echaml a signalé plus d’une année avant : peu de jeunes sont intéressés par la politique, mais ce désintéressement ne veut pas dire la non-participation à l’action politique, citoyenne de protestation qui les attire de par sa spontanéité, son caractère non organisé et quelquefois anarchique. Elle leur donne l’occasion de faire de la politique d’une autre manière.

* Président de Lam Echaml.

Notes :

1- Rapport de Lam Echaml sur : «Enquête sur les déterminants du vote des jeunes tunisiens aux élections de 2019» (novembre 2020).

2- Lam Echaml remercie vivement MM Hafedh Chkir et Ahmed Mzoughi pour le pilotage de cette étude.

3- Seuls 4% des membres de l’ANC étaient âgés de moins de 30 ans et 17% étaient âgés entre 30 et 40 ans.

4- 32,8% des jeunes l’ont cité en premier.

5- 28,1% pour le total des deux sexes mais beaucoup plus pour les femmes (32,9%) que pour les hommes (23,4%).

6- Uniquement 4,5% des jeunes l’ont mentionné comme qualité première.

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