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Bourguiba et les vicissitudes de l’histoire

Bourguiba

Plus de quinze ans après la mort de Bourguiba, un colloque à Paris a tenté de faire le point de sa personnalité, de son oeuvre et de son héritage.

Par Hamdi Hmaidi

Le colloque «Bourguiba, un modernité tunisienne?» qui s’est tenu à Paris les 6 et 7 juin 2015* a permis de mesurer à quel point il est plus que jamais utile de continuer à faire des recherches sur celui qui fut le bâtisseur de la Tunisie indépendante non seulement pour lever plus d’un pan de voile sur les divers aspects de sa personnalité complexe mais aussi pour mieux comprendre l’évolution qu’a connue notre pays et entrevoir la direction qu’elle tente de prendre pour définir son avenir.

«Mosaïque» idéologique et pratique politique

A l’idée répandue que nous avons d’un Bourguiba mu exclusivement par des considérations politiques et très peu informé et formé en matière d’économie et de finances, la communication de Claude Nataf, basée sur la consultation des archives appropriées, apporte un démenti cinglant. En effet, en tant qu’étudiant à Paris, Bourguiba s’inscrit certes à la Faculté de Droit mais parallèlement il fréquente l’Ecole des Sciences-Po et choisit la section «Economie et finances». Les notes qu’il a obtenues indiquent clairement qu’il a été un étudiant très brillant et ses compositions écrites montrent son adhésion totale aux principes de l’économie libérale. D’ailleurs,  une fois rentré au pays,  le premier article qu’il publiera sur consacré au budget.

Bourguiba-et-les-femmes

Bourguiba réformateur, moderniste et libérateur des femmes.

Nourri des valeurs du siècle des Lumières, ira-t-il jusqu’à se déclarer laïc? C’est à cette question qu’à tenté de répondre Hichem Abdessamad qui précise que «d’un Bourguiba laïc (voire apostat) à un Bourguiba pieux et réformateur en passant par le promoteur d’un anglicanisme à la tunisienne, les différentes visions et les prédicats qu’elles induisent couvrent un large éventail».

L’adhésion aux valeurs du siècle des Lumières a d’autre part fait que la francophonie a trouvé chez lui un fervent défenseur du bilinguisme et de la double culture, un intellectuel «sans complexe». Car tout en cherchant à consolider la place qu’occupent la langue et la culture arabo-musulmane à l’école et dans la création artistique et littéraire, il a oeuvré pour que le français, qui constitue selon lui une ouverture sur la modernité, soit enseigné et pratiqué. Samir Marzouki qui a abordé cette question a bien montré que d’un côté l’apport de Bourguiba «à l’élaboration du concept de francophonie et à sa traduction pratique sur le plan institutionnel fut déterminant» et que de l’autre sa vision de la langue française «la conçut comme instrument de coopération et de développement».

Par rapport à cette «mosaïque» idéologique, la pratique politique de Bourguiba ne pouvait être que pragmatique, même si parfois les conséquences ne se font pas attendre. Ayant séjourné au Moyen Orient pour défendre la cause tunisienne, il a fini par constater après de multiples contacts que la tendance était plutôt orientée vers l’instauration d’un nationalisme arabe et que la question du Maghreb intéressait fort peu ses interlocuteurs. Ses rapports avec le Moyen Orient se sont détériorés lorsqu’il a appelé plus tard à l’acceptation du partage onusien de la Palestine. Cette double expérience négative a été abordée par Lotfi Aissa.

Communication offensive pour édifier un État

Côté français,  le processus de décolonisation sera à l’origine de relations difficiles entre Bourguiba et De Gaulle. Il y aura selon Maurice Vaisse, de 1958 à 1969, un «malentendu permanent» entre les deux hommes: au moment de la guerre d’Algérie (1958-1961), pendant la crise de Bizerte (1961) et lors de la reprise des relations franco-tunisiennes (1962-196&4), ce qui débouchera sur le gel de ces relations (1964-1966) avant qu’elles ne soient rétablies progressivement de 1966 à 1969.

Sur le plan interne, le pragmatisme de Bourguiba a été confronté à l’épreuve de la résistance de l’aile nationaliste de son parti à l’idée de l’autonomie interne, résistance qui a attisé le conflit qu’il a eu avec Salah Ben Youssef et qui l’a amené à user de pédagogie et de communication offensive pour la calmer et édifier un État (communication de Ridha Shili).

Bourguiba-Discours-en-1956

Il a voulu former une nation en associant à son oeuvre tous les Tunisiens.

Ce réalisme a trouvé s meilleure illustration dans le désir de former une nation en associant à son oeuvre tous les Tunisiens quelle que soit leur culture (musulmane, juive ou chrétienne). C’est dans ce sens que s’inscrit la communication faite par Habib Kazdaghli qui met l’accent sur le fait que «l’association mesurée des élites juives à la construction des nouvelles institutions mérite d’être relue au miroir du contexte» de 1958, date à laquelle est annoncée «la dissolution de l’organisation communautaire des juifs de Tunisie» en vue de son intégration dans l’Etat-Nation nouveau.

Dans la gestion des affaires de l’Etat, Bourguiba a misé sur la modernité, mais des historiens constatent aujourd’hui qu’il a omis de s’intéresser à certaines questions. Selon Houcine Jaidi, l’histoire ancienne a certes figuré aux programmes d’enseignement mais elle n’a jamais été glorifiée dans ses discours officiels. Selon Hedi Jallab, «Bourguiba n’a pas donné d’importance aux archives comme outils et produits du fonctionnement de l’administration, mais il s’est intéressé aux archives comme traces et témoins du passé pour éclairer le présent et construire le futur».

Quant à ses rapports avec l’opposition, ils étaient complexes comme le rappelle Cherif Ferjani. Dénoncée comme autoritaire et répressive, la politique de Bourguiba était ouvertement pro américaine, ce qui n’était pas de nature à plaire à la gauche. Toutefois,  dans «les relations entre Bourguiba et la principale opposition de l’époque, il y avait des complicités fondamentales et souvent inavouées».

Bourguiba-De-Gaulle

De Gaulle-Bourguiba ou le malentendu permanent.

Aux antipodes du projet bourguibien»

Cela fait plus de quinze ans que Bourguiba n’est plus de ce monde, mais de nouveaux documents continuent à être déterrés par les historiens. C’est le cas de son ‘‘Testament intellectuel’’ que Abdelhamid Largueche soumet à une analyse intéressante. Dans ce texte écrit en 1975, et qui constitue peut être une introduction à un ouvrage autobiographique, «Bourguiba apparaît plus soucieux du sens de la mesure et de l’objectivité dans sa lecture de l’histoire du fait national», «il se met au jugement de l’histoire après avoir longtemps interprété l’histoire en faveur de son propre projet».

En s’intéressant à l’héritage de Bourguiba au miroir de la révolution de 2011, Souhir Belhassen constate que «le soulèvement du 14 janvier 2011 a ouvert la boîte de Pandore laissée par Bourguiba. En est sortie une constitution plus avancée pour l’exercice de la démocratie… En est sorti aussi un projet de société aux antipodes du projet bourguibien».

Est-ce à dire que les Tunisiens ont corrigé le projet de société auquel les destinait le «Combattant suprême» ? Ils en ont modéré un tant soit peu un élan jugé excessivement moderniste.

*Colloque organisé, à Paris, par la Fondation Maison de Tunisie et le Laboratoire de recherche sur le patrimoine relevant de la Faculté des lettres, des arts et des humanités (Université de la Manouba).

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