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Assassinat de Belaïd : Qui cherche à noyer la vérité ?

Chokri-Belaid

A 3 mois de la 3e commémoration de l’assassinat de Chokri Belaïd, il est à craindre que l’idylle Nidaa/Ennahdha n’enterre, définitivement, les dossiers des assassinats politiques.

Par Abdellatif Ben Salem

Près de 3 ans après l’assassinat de Chokri Belaid, en cette triste journée du 6 février 2013, par des extrémistes religieux, la vérité sur ce crime politique tarde à être révélée par une justice inexplicablement peu pressée à faire parler les faits et les acteurs et à lever le voile sur les complicités à certains niveaux de l’Etat. Et même en cette année 2015, marquée par l’arrivée au pouvoir de Nidaa Tounes et de son fondateur Béji Caïd Essebsi, avec la promesse d’accélérer les enquêtes sur les assassinats, on a continué à assister aux mêmes atermoiements d’une justice incompétente, peureuse ou écrasée par l’ampleur de la tâche.

Le 5 février 2015, Basma Khalfaoui a fait savoir que le Comité de défense de Chokri Belaïd a déposé pour la seconde fois une plainte auprès de l’Instance provisoire de l’ordre de la magistrature, contre le juge de la 13e chambre auprès du tribunal de 1ère instance de Tunis instruisant le dossier de l’assassinat du leader du Front populaire.

Cette décision avait pour but de mettre un terme à une série de manquements et de retards dans l’avancement de la procédure. Une première plainte avait déjà été déposée auprès de ministre de la Justice à la suite de l’avis émis par la Cour de cassation reconnaissant que des failles avaient été enregistrées au cours de l’instruction menée par ce même juge.

Le 22 septembre 2015, le président de la république Béji Caïd Essebsi a reçu Salah Belaïd, père du martyr et Me Khalfaoui, sa veuve. Il leur réitéra, comme à l’habitude, sa détermination à tout mettre en œuvre pour aider la justice à faire toute la lumière sur l’assassinat du leader révolutionnaire. La langue de bois mise à part, on ignore la portée de cette «détermination» et son degré de sincérité.

Ben gharbia Moez

En attendant les «révélations» de Moez Ben Gharbia.

Moez Ben Gharbia : un pavé dans la mare

L’annonce explosive faite le 5 octobre 2015 par Moez Ben Gharbia, à partir de la Suisse, où il s’est réfugié quelques jours plutôt à la suite d’une tentative d’assassinat dont il affirme avoir fait l’objet, a résonné comme un coup de tonnerre dans un ciel serein, tirant l’institution judiciaire en charge des dossiers des assassinats politiques sous la Troïka, la coalition gouvernementale dominée par le parti islamiste Ennahdha, de la torpeur de cet été indien finissant. Le patron de la chaine de télévision Attasia affirme détenir les preuves irréfutables sur les véritables auteurs de pas moins de 5 assassinats dont ceux de Chokri Belaïd, Mohamed Brahmi, autre dirigeant du Front populaire, Faouzi Ben M’rad, premier avocat de la famille Belaïd, Tarek El-Mekki, homme d’affaire et président du Mouvement pour la deuxième république (MDR), irréductible opposant à la Troïka, ainsi que du lieutenant de la gendarmerie nationale Socrate Cherni. Ben Gharbia a précisé que ce sont justement ces informations en sa possession qui sont à l’origine de l’attentat manqué dont il a été l’objet le 29 septembre 2015, dans un café, au quartier Ennasr. Réagissant aux trois quarts de tour, le ministère public a ordonné l’ouverture d’une enquête à propos de ces déclarations et le juge d’instruction auprès du pôle judiciaire antiterroriste va entendre, aujourd’hui, le journaliste comme témoin.

Le 8 octobre, trois jours seulement après l’irruption inattendue sur la Toile de la vidéo de Ben Gharbia, Ridha Charfeddine député de Nidaa Tounes, homme d’affaires et président de l’Etoile sportive du Sahel, a échappé miraculeusement à un attentat : deux voitures l’ont pris en chasse sur la route Tunis-Sousse, mais a il réussi à les semer et à se réfugier dans son usine située à proximité, à Kalâa Kebira. Son véhicule a été criblé des balles. La police a relevé sur le lieu de l’attentat la présence de 24 douilles, mais l’homme d’affaires était sorti indemne. Réagissant à cette tentative d’assassinat, Ben Gharbia a annoncé, à partir de Genève, qu’à la lumière de ces développements, il a pris la décision de reporter son retour programmé pour le 11 octobre, non sans préciser qu’à présent il craint plus que jamais pour sa vie et celle des siens. Le journaliste a considéré que la tentative d’assassinat de Charfeddine – un homme dont il est proche – est un avertissement adressé directement à sa personne !

Quelles que soit les significations et les interprétations qu’on pourrait donner tant à la situation que traverse notre pays qu’à cet emballement de l’actualité criminelle, une chose est sûre, il y a quelque chose de vraiment pourri au pays de l’olivier. Et au rythme où vont les choses et si rien n’est entrepris pour endiguer cette course vers l’abîme, il faudrait s’attendre à ce que la Tunisie devienne probablement une plaque tournante du terrorisme global, du trafic d’armes, de drogue, d’essence, de cigarettes, de devises, d’antiquité, de l’argent sale et de la corruption. Et où l’actualité politique sera rythmée, comme dans la France des années Soixante ou la Colombie au temps des cartels de la drogue, par les méga scandales ou se mêleraient barbouzeries, règlements de compte à coup de Kalachnikov entre clans politico-maffieux rivaux, truands, milices, louées à la journée sans parler des «mafiayât» (mafias) qui prospéreraient à l’ombre de la providence divine.

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Tentative d’assassinat de Ridha Charfeddine: mystère et boule de gomme.

Cafouillages autour de l’arme du crime

Le lendemain de l’attentat de Kalâa Kebira, le Comité de défense de Chokri Belaïd, et la Fondation Belaïd contre la Violence, ont annoncé, lors d’un point de presse tenu dans un hôtel de la capitale – programmé sans lien avec la diffusion de la vidéo de Ben Gharbia et l’attentat contre Charfeddine – que l’arme utilisée dans l’assassinat de Chokri Belaïd est un pistolet automatique Beretta 9mm 92F (parabellum à 15 coups) ou Beretta 9mm 93R (parabellum à 20 coups – la mention 3R signifie rafale de 3 coups). Ce détail s’inscrit en faux contre l’affirmation du ministère de l’Intérieur selon laquelle ce type d’armes à poing n’est pas en dotation dans notre pays.

Au cours de cette conférence de presse, Me Ali Kalthoum, membre du Comité, a menacé le juge d’instruction de le poursuivre devant la justice. Il le soupçonne d’avoir aidé les suspects et entravé délibérément le cours de l’enquête. Ces menaces concernent également l’ancien ministre crypto-islamiste de l’Intérieur Lotfi Ben Jeddou, soupçonné d’avoir menti, toujours selon Me Kalthoum, quand il a déclaré, lors de son interrogatoire, n’être pas au courant de l’existence du rapport de l’examen balistique effectué par un laboratoire hollandais à la demande de la police technique et judiciaire tunisienne.

Le 1er novembre au Kef, Me Kalthoum enfonce un peu plus le clou en reprochant au procureur de la république et au juge d’instruction d’agir de manière à couvrir les traces de l’assassinat par le retard accumulé et le manque de sérieux dans la diligence de l’enquête. Il affirme d’autre part que des hauts dirigeants des services de sécurité sont impliqués de manière certaine et documentée dans l’assassinat.

Me Basma Khalfaoui, estime de son côté qu’en produisant des fausses preuves et en dissimulant d’autres, qui auraient permis de mettre en examen tous ceux qui avaient participé à quelque échelon que ce soit à l’assassinat, le juge d’instruction s’expose lui-même à des poursuites judiciaires.

La réponse de l’institution judiciaire n’a pas tardé avenir, Me Ali Kalthoum a été déféré, le 3 février, devant le juge d’instruction pour s’expliquer sur ses déclarations !

A 3 mois jours de la troisième commémoration de l’assassinat du leader du Watad unifié et du Front populaire, le martyr Chokri Belaïd, aucun élément nouveau d’importance n’est venu nourrir l’espoir de voir se manifester la vérité. Il ne s’est presque rien passé. Le complément d’enquête ouvert il y a environ un an piétine, et s’enlise au gré de pressions de tout ordre, à l’exception de l’ouverture ratée du procès le 30 juin 2015 en raison du refus de 30 prévenus – des exécutants et leurs complices du troisième et du quatrième cercle – de rejoindre l’enceinte du tribunal, prétextant la présence des caméras de télévision. Reporté, le procès devait reprendre le 31 octobre 2015, mais il n’a pas eu lieu et on apprend qu’il a été renvoyé au 12 novembre.

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Les promesses du président Béji Caïd Essebsi n’engagent-elles que ceux qui y croient ? (Ici recevant Basma Khalfaoui et Salah Belaid).

Depuis, pas le moindre indice nouveau sur les véritables commanditaires, lenteur des procédures judiciaires, atermoiements inexplicables du juge d’instruction en charge de l’affaire – qui est, rappelons-le, à son cinquième ministre de tutelle – et refus de procéder à la confrontation entre certains témoins aux témoignages contradictoires, ce qui constitue une infraction à l’article 65 du code d’instruction criminelle. Parmi ces témoignages, celui de l’ancien directeur général des unités d’intervention Moncef Lâajimi, qui sont en contradiction avec ceux d’autres agents des forces de sécurité, concernant le modèle l’arme du crime, le pistolet automatique Beretta de calibre 9mm d’après les laboratoires balistiques.

Les critiques vis-à-vis des manquements du juge d’instruction, des insuffisances où des fuites des comptes rendus des interrogatoires des suspects, et leur circulation, on se souvient,  il y a deux ans, sur les réseaux sociaux, ne font pas partie d’une campagne systématique ciblant les magistrats, comme a tendance à le croire la présidente de l’Association tunisienne des magistrats (ATM), mais d’une exigence légitime de l’opinion publique de voir la justice tunisienne réussir dans sa mission d’élucider un assassinat qui a, non seulement provoqué – avec celui de Mohamed Brahmi – une césure dans l’unité de la nation, mais dont les conséquences risquent de peser sur notre avenir aussi longtemps que justice ne sera pas rendue et les vrais criminels ne seront pas poursuivis et punis.

Faux-fuyants et anguille sous roche

Quand des cadres des forces de sécurité intérieure se contredisent et s’évertuent à nier, à qui mieux-mieux, l’existence du modèle du pistolet susmentionné, alors qu’il est établi avec la plus grande certitude qu’un spécimen de ce type d’arme figure en bonne place sur un liste officielle des armes disparues, après la révolution, des magasins de munitions du ministère de l’Intérieur, dont une copie se trouve par ailleurs entre les mains des juridictions militaires, cela signifie qu’il y a anguille sous roche.

Continuer à se défiler, en niant contre toute évidence des détails aussi importants, soulève en effet maintes interrogations sur la façon dont l’enquête est menée et sur le but poursuivi derrière ces faux-fuyants.

En clair, faire traîner en longueur les procédures judiciaires pour en arriver à invoquer, au final, fort probablement, la raison d’Etat, ne peut que porter un coup extrêmement dur à un pays en train de poser les premières pierres à la construction d’une démocratie viable dont le fondement premier doit être le principe de l’indépendance de la justice; ou tenter d’encadrer les témoins, de quelque façon que ce soit, pour écarter tout risque de mise en cause directe ou indirecte de l’Etat-troïka et de sa police parallèle, participe d’une volonté délibérée de ressusciter le spectre de l’Etat autoritaire qui n’hésitera pas à faire de l’institution judiciaire un instrument docile au service exclusif des gouvernants et de leurs protégés, comme les Tunisien-ne-s- en ont fait l’amère expérience.

Toutes les révélations qui ont été faites sur les trois dernières années, soit par l’Irva, soit par le Comité de défense de Chokri Belaïd, soit par les dirigeants des syndicats des forces de sécurité ou les médias, n’ont pas été jugées dignes d’intérêt par le juge d’instruction, qui continue toujours à faire la sourde oreille.

La condamnation du syndicaliste Walid Zarrouk, dans l’indifférence quasi générale, à trois mois de prison ferme sous prétexte d’un statut jugé diffamatoire envers un juge, posté sur sa page Facebook, nous incite a penser – avec le respect du à une décision judicaire – que ce n’est pas là le véritable motif de l’acharnement contre cet homme, qui n’a jamais raté une occasion pour critiquer les carences et les manquements de la justice. Faudrait-il s’attendre à ce que ses collègues syndicalistes, dont certains vivent continuellement la peur au ventre de crainte d’être abattu un matin en sortant de chez eux, soient eux aussi arrêtés et jetés en prison ?

Allons-nous nous réunir tous les mercredis, pendant vingt-cinq ans encore, devant le ministère de l’Intérieur, comme «les Folles de la place de Mai» à Buenos Aires, ces mères et grand-mères qui ont tourné, pendant tout ce temps, pour exiger la vérité sur le sort de leurs enfants disparus ou assassinés pendant la dictature ?

Combien de tournées d’explication et de points de presse Basma Khalfaoui, Me Ali Khalthoum et leurs collègues doivent tenir en Tunisie et ailleurs pour qu’on se décide enfin à écouter leurs doléances et que le juge d’instruction accepte de joindre au dossier les précieuses informations qu’ils avaient réunies aux prix d’immenses efforts ?

Au point où nous en sommes, si l’instruction continue à tourner dans le vide, il est fort à parier qu’à moyen terme, les dossiers des assassinat de Chokri Belaïd et du député de la Constituante Mohamed Brahmi et des autres victimes du terrorisme seront clos et iront rejoindre la pile épaisse des dossiers des crimes politiques non élucidés de l’histoire contemporaine, de Farhat Hached à Patrice Lumumba et Mehdi Ben Barka, de John F. Kennedy à Moussa Al-Sadr et Mansour Al-Kikhia.

Proces-Chokri-Belaid

Une audience fermée aussitôt ouverte!

L’alliance ambiguë avec Ennahdha

Au-delà du devoir de justice que la deuxième république tunisienne, fille de la Révolution de la dignité, doit rendre à leur famille, à leurs proches, à leurs camarades et aux tunisien-ne-s d’une manière générale, il existe un impératif moral et historique auquel on doit tous se soumettre, c’est le tribut que tout un chacun doit payer aux martyrs, car sans leur combat et sans leur abnégation et le sang versé, il n’ y aurait pas eu ce formidable sursaut du 6, 7 et 8 février et de l’été 2013 d’une nation meurtrie dans sa chair, contre le projet de l’Etat islamiste. Sans eux, notre révolution aura sombré dans le chaos et la guerre, et son prestige universel aura été transformé en tragédie de portée non moins universelle.

Aujourd’hui, trois ans environ après les faits, 10 mois après l’accession de Caïd Essebsi à la magistrature suprême et la formation, contre toute attente, d’une coalition gouvernementale s’appuyant pour l’essentiel sur le mouvement Ennahdha, la stratégie d’alliance avec les islamistes, voulue par le président Caïd Essebsi au nom du consensus et de l’équilibre des forces politiques, en plus de s’inscrire en faux contre ses engagements ultérieurs, présente un sérieux risque pour le dossier des assassinats. La «machina» d’Ennahdha continue à fonctionner à plein régime, attisant d’un côté le feu des guéguerres opposant différentes factions au sein de Nidaa, encourageant en sous-main la levée en masse du secteur le plus virulent de la réaction religieuse, celui des imams takfiristes, et de l’autre, grignotant en silence les «places fortes» du pouvoir tant au sein de l’appareil de l’Etat que dans l’Administration qu’elle contrôle déjà en partie. Cette alliance ambigüe pour ne pas dire autre chose à laissé un goût amer chez les électeurs du Nidaa qui ont le sentiment d’avoir été trahis, leur voix séquestrées et leur choix pris en otage.

La volte-face postélectorale d’un parti sorti trois fois vainqueur des urnes grâce au vote «utile» anti-Ennahda, et les liens de plus en plus étroits tissés entre les deux «cheikhs» Béji Caïd Essebsi et Rached Ghannouchi, pour paraphraser le député du Front populaire Mongi Rahoui, n’était pas du goût de tout le monde et commence à susciter bien des inquiétudes.

Vu sous un autre prisme, ce type d’alliance politique avec les islamistes n’est pas sans rappeler l’alliance du «18 octobre» et le cataclysme subséquent qui emporta les forces politiques – hommes et structures – qui y ont adhéré, à quelques exceptions près.

A part cela, la recherche de la vérité sur les assassinats risque également d’en pâtir et de faire les frais de l’idylle Nidaa/Ennahda, en envoyant aux calendes grecques la convocation d’un procès juste auquel n’échapperont ni ceux qui ont commandité, ni ceux qui ont conçu et planifié, ni ceux qui ont exécuté, ni ceux qui ont protégé.

L’époque où le candidat de Nidaa Tounes, électrisé, promettait au cours de sa campagne l’émission des nouveaux billets de banque à l’effigie des deux martyrs Belaïd et Brahmi, semble bien loin. Et si certains, trop naïfs, avaient pris cela pour argent comptant, les autres, probablement plus lucides, savaient que ce n’était qu’un effet de manche d’un incorrigible  briscard de la politique doublé d’un habitué des prétoires.

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