Pour un Etat assoupi dans les bras de Morphée, un nouvel attentat constitue un nouveau réveil. Et voilà que la belle endormie reprend les choses… là où elle les a laissées.
Par Yassine Essid
Les bombes humaines viennent de faire soudainement irruption en Tunisie constituant une avancée par rapport au mode opératoire des attentats commis au Bardo et à Sousse. Les volontaires au suicide ne se contentent plus de tirer sur la foule mais sèment la mort et créent un climat de terreur en se transformant en bombe humaine. Ainsi, n’importe qui peut se faire exploser n’importe où et à tout moment en choisissant des cibles au hasard ou en visant des objectifs emblématiques ou représentatifs. Nous voilà désormais installés dans une atmosphère d’imminence et d’instabilité toujours prochaine.
Encore une fois, bousculant l’ordre du jour, le président de la république s’est adressé à la nation pour l’informer d’un événement tant craint et pressenti qui s’est produit quelques heures plus tôt.
La posture ne fait pas la grandeur
La mine grave des jours de deuil, mais une gravité qui demeure tout de même convenable à la place qu’il tient, au lieu où il est, à la matière qu’il traite. Le ton affecté, il parla d’une voix tremblante et essoufflée dont on ignore si elle est l’empreinte d’un trop plein d’émotion ou provoquée par une fatigue excessive.
A sa droite, et contrairement aux usages, se tient le Premier ministre, droit dans ses bottes, en posture guerrière qui pourtant n’impressionne plus grand monde. Car ce duo n’entame plus le potentiel de mécontentement de l’opinion publique lassée de leur service minimum. L’un, parce qu’il est devenu l’élément d’un rituel qui ne débouche sur rien y compris son inertie et son cynisme face à la crise de son parti. L’autre, ne serait-ce que pour les résultats dérisoirement insuffisants de son action à la tête du gouvernement. A l’un comme à l’autre manque cette grandeur de l’esprit qu’on accordait autrefois aux hommes constitués en dignité et qui se sont conciliés l’autorité plus par leur sagesse que par leur maintien.
Béji Caïd Essebsi a déclaré haut et fort que nous sommes en guerre. Estimant que toutes les caractéristiques générales d’une situation d’urgence étaient réunies, il décrète l’état d’urgence pour une période d’un mois, renouvelable. Or si nous sommes installés dans un état de guerre, le fonctionnement des pouvoirs et la vie démocratique seront gravement affectés. Mais le terrorisme n’est pas la guerre ni le terroriste un combattant de la liberté.
La guerre classique entre camps opposés vise à la conquête d’un territoire et la destruction des forces ennemis visibles, qui ne dissimulent pas leurs objectifs, alors que le terrorisme, grâce notamment à sa topologie des réseaux, se distingue par son caractère asymétrique, accessoire et imprévisible qui échappe aux lois de la guerre en provoquant un maximum d’effet, d’écho et de réactions par un minimum d’agents soumis à la tentation d’un néant romantique bien plus énigmatique et plus inconsistant que le raccourci de l’épidémique idéologie intégriste ou le gain supérieur du paradis. Il a valeur d’expiation. C’est dans ce sens que les moyens de luttes préconisées échappent aux logiques de la répression et de la prévention utilisées jusque-là contre les délits criminels.
Prestige et fragilités de l’Etat
L’auteur de l’attentat du 24 novembre recherchait une escalade du sens en élargissant la signification de ses cibles emblématiques par leur puissance. Il voulait à la fois attenter au prestige symbolique de l’Etat et en révéler les fragilités. La riposte ne s’est pas fait attendre. Mais elle est surtout verbale. Les propos sont réitérés, les sermons identiques. On promet une riposte à la hauteur de l’acte perpétré, on menace qu’on ne laissera pas un moment de répit aux terroristes pour finir par appeler au rassemblement et à l’unité de la nation. Des déclarations d’intentions qui sont rarement suivies d’actes concrets.
Les réactions du pouvoir après chaque attentat relèvent d’un rituel laborieux, précis, réglé comme une machinerie sacramentelle.
Revenons en arrière et rappelons-nous ce qui a été fait et dit après le massacre du Musée du Bardo au mois de mars 2015. Comme après l’attentat du bus, le président s’est engagé à combattre le terrorisme sans pitié. «Je veux que le peuple tunisien comprenne, disait-il, que nous sommes en guerre contre le terrorisme et que ces minorités sauvages ne nous font pas peur». «Je veux que le peuple tunisien se rassure (…) nous allons l’emporter. Ces traîtres seront anéantis», avait-il proclamé en signe d’engagement. Le Premier ministre avait de son côté évoqué «une journée terrible pour la Tunisie», en promettant d’«extirper le fléau du terrorisme qui nuit à notre pays».
Une fois le carnage condamné, la morale et l’effroi invoqués à outrance, vient le temps de la lucidité pour prendre toutes les mesures utiles afin de lutter contre cette terrible menace. Le président de la république réuni le Haut conseil de la sécurité nationale. Le Premier ministre se concerte avec les ministres de l’Intérieur et de la Défense. Cette attaque, disait-il, «vise notre économie».
D’un attentat l’autre
Quelques mois plus tard survient l’attentat de Sousse. Le président, comme de coutume, s’était rendu sur les lieux et avait jugé que ces attaques étaient «la preuve qu’il faut une stratégie globale et que tous les pays actuellement démocratiques doivent unir leurs forces». Il s’adresse à la nation et nous avertit confusément par une formule qui s’est avérée prémonitoire que «si ça se reproduira, l’Etat s’effondrera!» Espérons que non! Il décrète, pour la première fois après son investiture, l’état d’urgence, le samedi 4 juillet, soit plus d’une semaine après l’attentat.
De son côté, le Premier ministre déclare qu’«il faut se serrer les rangs pour pouvoir gagner cette guerre». Encore une fois, le président convoque le Haut conseil de sécurité nationale et le Premier ministre se concerte de son côté avec les ministres de l’Intérieur et de la Défense.
Des décisions majeures sont prises afin de montrer la détermination des autorités à enrayer le phénomène terroriste. 1000 personnes sont arrêtées et 15.000 autres interdites de sortie de territoire, 24 mosquées fermées et le déploiement, défense de rire, d’agents armés supplémentaires pour sécuriser les plages… vides !
Le parlement de son côté, promet d’accélérer le vote de la nouvelle loi anti-terroriste pourtant résolument promis avec tout le poids de la détermination vengeresse au lendemain de la fusillade du Bardo.
Des ténors, aux cent voix bruyantes mais désormais sans résonance, émanant de ceux-là mêmes qui, hier encore, agissaient en propagandistes de la haine et de la division, condamnent ces actions en faisant appel aux formules tant ressassées que dans le vrai islam le terrorisme n’existe pas et qu’en islam le meurtre d’un être humain est aussi grave que l’incroyance.
Enfin, un dernier groupe toujours pointé du doigt pour son laxisme sous le gouvernement de la Troïka, renchérit pour réprouver vigoureusement la violence et le terrorisme.
Voilà que quelques mois après les attentats du Bardo et de Sousse, l’Etat se réveille de sa narcolepsie. Alors on constate, un peu éberlués, une reprise des attentats qui menace cette fois la pérennité de l’Etat et qui va fragiliser davantage une économie aux abois.
Le président de la république préside la réunion du Conseil supérieur de la sécurité nationale, le gouvernement détaille son programme pour lutter contre le terrorisme. On affiche encore une fois sa fermeté, on décrète, on se concerte, on convoque, on échafaude des plans d’action et on prend un train de mesures. On instaure, on ferme, on active, on actualise et on finit par se résoudre, de guerre lasse, à créer, encore une fois, des milliers de postes supplémentaires au ministère de l’Intérieur et à l’armée nationale.
De stériles palliatifs
Face à la montée et à l’ampleur nouvelle des menaces terroristes, les pouvoirs publics sont tiraillées entre la nécessité de prévenir les agressions mais aussi de réagir le plus vite possible en situation d’urgence. L’état d’urgence, exceptionnel en Occident, décrété solennellement, est devenu presque permanent en Tunisie depuis le soulèvement de janvier. On avait appris à vivre avec et n’affecte plus notre vie quotidienne.
Décréter l’état d’urgence, invoquer l’union nationale, appeler la presse à plus de retenue, demander aux partis de sursoir à leurs dissensions et recruter des milliers de policiers, ne sont que des stériles palliatifs. Or la période qui suit chaque attentat est cruciale et doit donner lieu à une évaluation pertinente de l’événement et être ainsi un facteur de progrès essentiel pour faciliter la collecte et la synthèse des informations en vue d’identifier les véritables mesures à prendre.
Entre chaque attentat, une fois l’horreur dissipée, l’Etat et ses représentants s’extirpent de la pénible réalité pour se lover dans une parenthèse où le temps retrouve un peu d’espace. Un nouvel attentat constitue un nouveau réveil. Alors on reprend les choses là où elles ont été laissées et on recommence à réfléchir à l’avenir avec les mêmes mots. Contrairement à toutes les théories, la nuit n’apporte pas conseil à nos gouvernants qui oublient vite et choient prestement dans les bras de Morphée. Voilà que la belle endormie se réveille à nouveau et depuis on est rassurés.
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