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La corruption banalisée : Mais que fait la police ?

Controle-police

Dans une Tunisie en transition , on ne compte plus les pratiques de corruption, contrebande, contrefaçon, concurrence déloyale, évasion fiscale et abus de pouvoirs.

Par Yassine Essid

Par un soir d’hiver, de retour du travail, tard, roulant sur des voies désormais peu fréquentées, j’ai été arrêté par des gendarmes en faction au bord de la route. Dans mon esprit, il s’agissait ni plus ni moins que d’un contrôle de routine de mes papiers ainsi que ceux de la voiture. Après avoir scruté les documents, le représentant de la loi me demanda si j’étais suffisamment conscient de la gravité de l’infraction par moi commise car, d’après lui, je n’avais pas marqué un temps d’arrêt total afin de céder la priorité à droite avant de poursuivre mon chemin. Pourtant, nonobstant ma certitude d’avoir bien marqué cet arrêt avant le virage, j’ai préféré admettre humblement, bien que d’un air dubitatif, le délit invoqué. Ma courtoise ne laissa poindre aucun indice qui aurait laissé croire que je voulais susciter sa bienveillance ou sa magnanimité, persuadé qu’en fin de parcours ce préposé assermenté saura différencier le distrait du risque-tout. Que nenni. C’est donc sur un ton de regret, faisant croire qu’il compatissait beaucoup à mon sort, qu’il me signifia qu’il ne pouvait faire autrement que d’aller au bout de son devoir. Qu’il ne faisait, presque à contrecœur, qu’appliquer les sanctions prévues par la loi et de me verbaliser. Une infraction aussi dangereuse, me dit-il, aurait pu exposer le conducteur d’un autre véhicule à un choc mortel!

Conducteurs fautifs et policiers intransigeants

Mon indifférence à ses arguments sur les conséquences tragiques d’une telle erreur d’inattention en plus de ses suites pénales l’intrigua beaucoup, l’inquiéta presque. Il cherchait en fait désespérément à ne pas être trop explicite. Il aurait aimé me faire admettre qu’un compromis était toujours possible. Il procédait par phrases alambiquées, par allusions énigmatiques pour me signifier qu’on devrait chercher ensemble une issue plus accommodante qui nous tirerait tous les deux de cet embarras où nous nous étions engagé. Qu’il y aurait en fait moyen d’infléchir, par un geste de libéralité de ma part sa décision impitoyable et définitive et d’atténuer par conséquent la dureté de la sanction.

J’ai feint de ne pas saisir, comme il l’espérait, la duplicité et l’effronterie de ses préceptes moraux dans leur concrétude et prit à mon tour le soin de lui expliquer que non seulement je n’étais pas prêt à mettre en cause sa ferme décision, mais que j’accepterais volontiers d’être mis à l’amende quitte à payer le prix fort pour un tel crime.

J’insistais encore pour lui avouer que je méritais bien punition pour avoir manqué au code de la sécurité routière, que je l’accepterais comme une sorte d’absolution pour l’outrage de ma faute, je la revendiquais même au nom de la justice parce que le mal existe et que les lois sont nécessaires !

Ces propos surprenants lui parurent incompatibles avec l’esprit de compromis qui n’a jamais cessé de régner dans ce pays entre conducteurs fautifs et policiers intransigeants où tout fini par s’arranger, où tous finissent par s’entendre, les uns par leur générosité forcée, les autres par leur mansuétude grassement récompensée. Un tel discours l’étonna tellement qu’il en resta bouche bée et, par un geste d’affreux découragement et de rage muette, il me jeta les papiers à la figure en me sommant de continuer mon chemin.

La brebis galeuse et le reste du troupeau

Dans le domaine de la survie quotidienne, il y en a pour tous les goûts et toutes les situations. Il existe cependant une catégorie professionnelle qui recourt à des moyens plus pervers que d’autres dans le dessein d’obtenir une rétribution en échange de sa complaisance.

Depuis plus de deux décennies, la seule profession où l’on ne craint pas les fins de mois difficiles est celle de policier. Pour ces derniers, nul besoin de chercher la solution miracle pour gagner beaucoup d’argent en très peu de temps, nulle nécessité de compter sur la candeur d’un ami, faire patienter l’épicier du coin, vendre une partie de ses biens, chercher plus humblement à gagner un peu d’extra par un travail à domicile en tricotant des habits pour les autres. Car il y aura toujours des conducteurs imprudents ou étourdis qui leur serviraient de proies faciles. Dans ce cas, plutôt que de subir les sanctions prévues par la loi, la majorité des conducteurs arrêtés pour infraction préfèrent voir leur affaire classée moyennant un arrangement pécuniaire qui satisfera les deux parties.

Il y a quelques jours, une vidéo a démasqué un policier en flagrant délit de corruption. Il réclamait des subsides d’un automobiliste arrêté pour je ne sais quelle délit. Comme il arrive toujours dans ces situations, les syndicats peinent à trouver des raisons justifiant l’enrichissement illégitime d’un agent public au mépris des devoirs attachés à sa charge. Ils préfèrent invoquer un acte individuel et isolé qui n’implique aucunement la profession que représentent nos vaillants policiers. Il s’agit uniquement, disent-ils, du comportement, fort répréhensible, d’une brebis galeuse qui ne saurait contaminer tout le troupeau. De telles déviances spécifiques aux agents publics auraient, sous des cieux où les principes fondamentaux de la véritable démocratie sont observés, provoqué la démission sinon du ministre de l’Intérieur du moins de la haute hiérarchie policière parfaitement informée, et de longue date, de l’intolérable fréquence de ces exactions. Mais du fait que nous ne vivons pas sous un régime responsable et efficace, de telles démissions ne figurent même pas dans l’ordre de l’option.

La corruption fortement liée à la vie politique

Au regard de ce fait divers comme de l’expérience courante de chacun de nous, nul ne doutera plus que la corruption, active ou passive, est désormais fortement liée à la vie politique, sociale et économique du pays, à notre intime quotidien. On a même appris à vivre avec ces délits formels ou informels, certains allant jusqu’à les comptabiliser comme des frais subsidiaires de leurs entreprises dans les transactions avec les personnes exerçant une fonction publique ou privées.

Tout cela suscite des inquiétudes sur les effets de ces conduites sur la croissance économique et le bien-être général. Car elles sont non seulement une menace pour la viabilité du système, en épuisent les ressources et contribuent au malaise politique, mais s’étendent aux institutions de l’État, le secteur privé, les médias, la société civile, les partis politiques, et à de nombreux autres groupes.

Cette vidéo, fortement médiatisée, du policier marchandant avec un automobiliste l’acquittement d’une amende, n’est que le sommet de l’iceberg. Elle ne fait que reproduire un fait devenu courant et banal, fortement ancré dans notre quotidien et auquel nous nous somme accommodés depuis longue date. En revanche, elle nous révèle que la démocratisation, quand bien même elle serait transitoire, n’a nullement contribué à contenir la corruption. Elle l’a même aggravé. Les gouvernements successifs s’étaient enfermés dès le départ dans une rétivité figée, absolument insensibles à la réalité de la société. Concussions et malversations ont évolué dans le sens d’une diversification tous azimuts. Au sein de certains organismes la situation est aujourd’hui particulièrement alarmante. Du nord au sud, la corruption fait rage et les organismes de contrôle débordés. On ne compte plus les pratiques de contrebande, contrefaçon, concurrence déloyale, évasion fiscale, abus de pouvoirs, bureaucratisme, fautes professionnelles et négligences. Les discours et autres campagnes de luttes se succèdent sans succès, la propagande moralisante s’avère inutile, l’appât du gain érode la force des arguments et les autorités demeurent impuissantes à endiguer le mal.

La mainmise de l’argent sur les partis politiques et les médias inhibe toute velléité de dénonciation. Nous sommes devenus témoins passifs, à la fois découragés et impuissants, d’un processus de décrépitude morale où l’intérêt particulier domine l’intérêt général et s’impose à lui. Les représentants de l’Etat peuvent toujours clamer leur volonté de sévir par de fermes résolutions d’agir pour enrayer la déliquescence des institutions. Mais en attendant toutes les initiatives demeurent vaines.

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