Le roman ‘‘Printemps des barbares’’ est une satire sur fond de crise économique, qui a pour cadre un hôtel dans une oasis en… Tunisie. Kapitalis a rencontré son auteur Jonas Lüscher.
Par Habib Trabelsi
Lorsque Kapitalis l’a rencontré à la Faculté des lettres des arts et des humanités de la Manouba (Flahm), l’écrivain suisse alémanique Jonas Lüscher avait pour tout bagage quelques exemplaires de son roman de politique-fiction, ‘‘Le printemps des barbares’’, une satire corrosive du capitalisme débridé et dont l’intrigue a pour cadre un luxueux complexe hôtelier dans une oasis aux environs de Gabès, en Tunisie, le berceau du «Printemps arabe».
‘‘Frühling der Barbaren’’, un premier coup d’essai et coup de maître récompensé par le prix franco-allemand Franz-Hessel en 2014, a été déjà été traduit en 17 langues, dont l’arabe, assure Jonas Lüscher, qui visite la Tunisie pour la première fois, «non pas en touriste, mais pour donner des conférences, rencontrer le public tunisien, apprendre et échanger», lui qui a pérégriné à travers le monde, de Russie et Biélorussie jusqu’aux Etats-Unis, en passant par l’Egypte, pour présenter son récit allégorique tragi-comique, un humour noir dans un décor paradisiaque.
Traduction arabe du ‘‘Printemps des barbares’’.
Un microcosme douillet
L’intrigue du roman (205 pages) ne semble être au début qu’un banal récit de vacances en Tunisie avant le «Printemps arabe», rapporté par le narrateur Preising, un jeune industriel suisse fortuné et patron malgré lui d’une entreprise familiale de composants électroniques et de téléphones portables. «Son père, qui avait eu le tact de retarder son décès juste assez pour laisser à son fils le temps de terminer des études de gestion», ironise Jonas Lüscher.
Preising est reçu par son partenaire commercial tunisien, propriétaire d’un hôtel de luxe près de Matmata. Il va y rencontrer un groupe de jeunes banquiers anglais qui travaillent à la City, venus célébrer un mariage. Preising sympathisera avec les parents du marié, un couple d’Anglais (un sociologue et une enseignante). Il sera invité à ce mariage célébré dans une débauche de luxe, d’alcool, de bonne chère et de sexe, résume Jonas Lüscher.
Scénario-fiction d’apocalypse financière
Le Royaume-Uni vient de s’effondrer littéralement sous le poids de sa dette : la livre sterling dégringole, l’Etat est en faillite et, avec lui, l’ensemble du système bancaire et de l’économie mondiale. Le Premier ministre britannique est contraint d’annoncer la faillite de l’Etat.
Jonas Lüscher montre les nombreuses traductions de son roman.
Les Traders londoniens, gavés d’argent et d’alcool, ne se doutaient pas que pendant leurs orgies, la Grande-Bretagne se retrouve au bord du gouffre. Quand les jeunes banquiers se réveillent, ils n’ont plus de travail, ni de moyens de paiement.
Et les choses vont prendre une tournure de «barbarie», comme annoncé dans le titre inspiré d’une longue citation de l’essayiste autrichien Franz Borkenau(1), placée par l’auteur en épigraphe qui définit la barbarie comme étant «un état où l’on retrouve un grand nombre des valeurs qui caractérisent une culture avancée, mais sans la cohésion sociale et morale qui est la condition préalable pour le fonctionnement rationnel d’une civilisation».
De clientèle jet-set en barbares déboussolés
Dès lors, les jeunes gens sur-civilisés, surpris en plein cœur de la fête par des courriels de licenciement, leurs cartes de crédit ne fonctionnant plus, les vivres leur ayant été coupés, se transforment en horde barbare….
La donne change brutalement pour ce microcosme douillet qui se croyait à l’abri des turbulences du monde.
Après avoir perdu le monde dont ils se croyaient les rois et qu’ils ne peuvent plus façonner à leur image, les golden boys perdent la tête. L’hôtel se transforme en apocalypse : les portables volent dans la piscine, on fait couler le maître-nageur, on dévore les dromadaires.
Le vernis de civilisation se craquelle
«Il n’y a pas loin de la meute des traders à la meute des barbares». C’est là le projet de Jonas Lüscher : «Le pâle vernis de civilisation se craquelle, laissant place aux instincts certes les plus bestiaux, mais aussi les plus hilarants».
«C’est effectivement l’une de mes craintes: je crois que le jour où il y aura une rupture de notre contrat social et un effondrement de notre système financier, les choses prendront rapidement une tournure barbare. Je crois que notre civilisation n’est qu’une fine couche de vernis», assure Lüscher, diplômé de l’Ecole supérieure de philosophie de Munich.
«Pour ce qui est des problèmes de notre système financier, je ne suis absolument pas optimiste. Je crois que nous n’avons pas retenu les leçons de la dernière crise. Les régulations que nous avions envisagées n’ont pas été mises en place ou si elles l’ont été c’est de façon anecdotique. Donc je suis convaincu qu’une nouvelle crise financière nous guette», ajoute le jeune écrivain-philosophe (40 ans).
Preising, c’est très suisse
Jenny Piaget.
Durant son premier séjour en Tunisie, Lüscher a donné 5 conférences du 6 au 9 décembre (à la Flahm, devant des étudiants germanophones et en présence notamment de Jenny Piaget, conseillère à l’ambassade de Suisse en Tunisie, à l’Institut supérieur des langues à la Cité El-Khadra, à la Librairie Fahrenheit 451, à Carthage Dermech, et deux à Gabès), sous l’égide de l’ambassade de Suisse et Pro Helvetia, un organisme qui soutient et diffuse l’art et la culture de la Confédération suisse.
Lors de son entretien avec Kapitalis, Lüscher n’a pas ménagé ses critiques envers la Suisse pour sa «politique isolationniste», à l’image du narrateur Preising, un Suisse «sans envergure ni volonté, qui n’agit jamais et se place du côté des observateurs».
«Ce riche héritier industriel est incapable de prendre la moindre décision. Il n’arrive même pas à décider que sa chemise soit boutonnée au niveau du col ou non. Il ne fait rien. Il est seulement spectateur… C’est très suisse», déplore-t-il.
Note :
1- La citation de l’essayiste autrichien Franz Borkenau, placée par l’auteur en épigraphe : «Qu’est-ce vraiment que la barbarie ? Elle n’est pas synonyme de primitivité culturelle, de retour en arrière. […] Elle est un état où l’on retrouve un grand nombre des valeurs qui caractérisent une culture avancée, mais sans la cohésion sociale et morale qui est la condition préalable pour le fonctionnement rationnel d’une civilisation. Mais c’est justement cela qui fait de la barbarie un processus créatif : lorsque la structure d’une société s’est délitée, la voie est libre pour un renouvellement de la créativité. Cependant, il ne fait nul doute que cette voie peut passer par l’effondrement de la vie politique et économique, par des siècles d’appauvrissement spirituel et matériel et par d’atroces souffrances. Il se peut que la configuration particulière de notre civilisation et de notre culture ne survive pas dans son intégralité – mais nous pouvons être sûrs que les fruits de la civilisation et de la culture survivront d’une manière ou d’une autre. Rien dans l’histoire ne nous permet de dire que la tabula rasa en sera le terme. » (Franz Borkenau).
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