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La Tunisie d’avant Adam

A propos d’une exposition fantaisiste, tenue en marge de la semaine de la Tunisie au Parlement européen, qui s’est déroulée du 2 au 4 mai 2017.

Par Yassine Essid

Le savoir socio-historique de l’Etat tunisien fut pendant des décennies fondé sur une suite de célébrations du pouvoir en place et, forcément, la ferme volonté de frapper d’invisibilité aussi bien les régimes précédents que les personnalités qui les avaient incarnées.

La volonté organisée des thuriféraires et des encenseurs

Ainsi, dès l’abolition du régime monarchique et la proclamation de la république en juillet 1957, on opposa une Tunisie moderne, dotée d’un Etat indépendant et souverain, à un régime de monarchie absolue de droit divin présentée dès lors sous les couleurs les plus noires comme l’ère de la décadence et de la misère. Toute référence au passé de la dynastie beylicale et en dépit des propos bienveillants de Bourguiba du 1er juin 1955 sur «la solidarité profonde entre la nation tunisienne et la famille régnante», était désormais considérée comme un sujet tabou au point que les rares monuments susceptibles de raviver la mémoire de cette époque étaient ou dévastés ou livrés à l’abandon.

On éleva à la place des statuts de libérateur, on lui sculpta des bustes, on accrocha sur tous les murs les portraits de celui qui symbolisait la lutte anticoloniale. Des monnaies et des billets de banque étaient marqués à son effigie.

L’histoire de la Tunisie avaient ainsi commencé avec Bourguiba et devait s’achever à sa mort du moment qu’il fut élu président à vie.

On se souvient qu’à l’occasion de certaines expositions, ou rétrospectives relatant les grands moments de la Tunisie contemporaine, des sans vergogne, nombreux à l’époque, s’acharnaient à éliminer toutes les photos qui pouvaient rappeler tel ou tel chef de gouvernement, tel ou tel ministre destitué, et donc à jamais bannis. Bahi Ladgham, Ahmed Ben Salah, Hédi Nouira, Mohamed Mzali, et bien d’autres, avaient cessé simplement d’exister aux yeux du public par la volonté organisée des thuriféraires et encenseurs du régime.

Du «Combattant suprême» à l’«artisan du changement»

Destitué, le «Combattant suprême» céda son fauteuil à son Premier ministre, qualifié à son tour d’«artisan du changement». Cette singulière épithète désignant un tour d’habilité politique en rapport à un coup d’Etat pacifique réalisé le 7 novembre 1987, devait s’installer et prospérer. La même persécution iconoclaste réapparue à l’occasion avec la même ferveur et une autre grande date remplaça triomphalement celle de l’indépendance, convoquant de nouveaux héritages, revendiquant d’illustres ancêtres, nouant de nouvelles alliances par-dessus des barrières disciplinaires dans le cadre d’une légitimation de la personnalité présidentielle.

On reconnut alors le nouveau régime par l’instauration du nombre 7 comme principe légitimateur véhiculant un nouvel objectif idéologique. Il ne représentait pas le début d’une nouvelle page de l’histoire de la Tunisie moderne, mais l’aboutissement d’une autre, millénaire cette fois. Ainsi, Carthage, la Méditerranéenne et leur ancrage africain, sont-ils devenus officiellement les lieux identitaires d’un peuple pétri par une histoire qui remonte aux civilisations successives de la Méditerranée, de la fondation de Carthage jusqu’au changement du 7-Novembre.

Ce brassage politico-culturel incarnée par le nouveau régime, cette nation particulière dans un monde arabo-musulman en déclin, devait impérativement se réclamer sur le plan politique d’un chef historique exceptionnel, un tacticien habile et fin politicien, Hannibal Barca, qui fit alors figure d’héros national au même titre que le président de la Tunisie du renouveau.

Une Tunisie de… 100.000 ans !

Avec le soulèvement du 14 janvier 2011, l’identité, devenu un mot clé dans le vernaculaire de la politique contemporaine, devient multiple et renvoie à tout et à rien. Elle se retrouve écartelée entre plusieurs discours. On peut même parler de la prolifération anarchique de nombreuses revendications identitaires: l’islam et ses schismes, l’appartenance communautaire ou régionale, la citoyenneté, la démocratie, la nation, le peuple, la tradition, la modernité ainsi que toutes les catégories de l’expérience sociale quotidienne développées par les acteurs sociaux ordinaires.

L’identité est aussi appelée à désigner, librement cette fois, quelque chose de réellement fondateur basé sur une similitude grotesque et cent fois millénaire entre les personnes et leur territoire. Ce n’est alors plus la Tunisie de Bourguiba ou celle des 3000 ans de Ben Ali, mais une Tunisie de 100.000 ans, mille siècles de solidarité entre les Tunisiens en même temps qu’une distinction nette à l’égard des étrangers et par conséquent d’une frontière clairement marquée entre l’extérieur et l’intérieur !

Ce chiffre, qui fait la part belle au délire, a pourtant donné lieu à une fantaisiste exposition culturelle, tenue en marge de la semaine de la Tunisie au Parlement européen, qui s’est déroulée du 2 au 4 mai 2017.

L’imposante délégation de députés, aux idéologies diversifiés, qui ne savent plus à quelle nation se vouer, devait sa présence par la mise en vue d’une Tunisie désormais hors du temps, libre de toute récupération, rien qu’on lui octroyant un âge inégalable: 100. 000 ans.

Quoi de mieux en effet que des constructions imaginaires qui puissent refléter les enjeux auxquels chacun des groupes est confronté et qui révèlent une conception malléable de l’histoire qui répond aux aspirations des différents acteurs sociaux.

Y aurait-il en Tunisie des survivants de nos ancêtres hominidés? Oui. Car les quelques misérables cailloux exposés, les outils rudimentaires de pierre polie, les haches à peine reconnaissables de pierre taillée et les quelques ossements fossiles, ne sont qu’une petite partie des nombreuses preuves des avancées technologiques que possédaient nos Ancêtres.

Ainsi, les commissaires paléontologues de l’exposition de Strasbourg seraient parvenus à reconstituer un Tunisien antédiluvien, contemporain des grands mammifères disparus, d’une race jusqu’alors inconnue dont l’origine se perdrait dans la nuit des temps. En somme, une histoire de la Tunisie avant l’histoire, et du Tunisien qui a survécu au déluge de Noé.

Un passé donc bien antérieur à l’histoire écrite, qui n’a laissé nulle trace dans la mémoire des hommes. L’homo habilis a en effet disparu il y a environ un million d’années. L’homo erectus, probablement 300.000 ans. Quant à l’homo Neandertal, premier homme fossile reconnu, il a disparu il y a 40.000.

Une aberration de l’esprit

Le Tunisien aurait donc 60.000 ans d’avance sur ce dernier, serait un type antédiluvien, contemporain des espèces éteintes, qui aurait développé, parallèlement à la conscience de soi, une coopération entre individus basée sur une communication linguistique enrichie.

Cependant, il y aurait en margé de cette exposition une occasion de se réjouir. Les islamistes d’Ennahdha, représentés par leur chef de groupe parlementaire, semblaient découvrir, à travers les vestiges exposés que, contrairement à ce qu’avance l’argumentaire des créationnistes musulmans, pour qui l’homme ne serait pas apparu «comme ça», sans avoir d’«ancêtre» et que création divine et évolution biologique s’excluent, sembleraient admettre que, bien que l’homme apparaît, certes, le dernier dans la progression des êtres, son émergence, de fait, s’inscrit dans la continuité de l’histoire de la vie.

L’exposition intitulée «La Tunisie: 100.000 ans d’histoire» n’est en fait que l’une des innombrables aberrations de l’esprit, de manque de rigueur de nos hommes de culture et des lourds anachronismes d’éminents universitaires attitrés du précédent régime. Pour exemple, ce passage d’un célèbre antiquisant postdiluvien sur la Méditerranée: «Il demeure certain, dit-il, que, déjà au temps de la pierre polie et bien avant l’histoire, un pont économique et culturel, voire ethnique, reliait les deux rives de la Méditerranée. C’était déjà le dialogue entre le Nord et le Sud.»

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