L’affaire Slim Riahi est un autre des nombreux mystères de Tunis, ceux dont la vérité est masquée par ce que l’on nomme «l’excés d’évidence».
Par Dr Mounir Hanablia *
Selon ce qu’on en sait, l’homme d’affaires, chef d’un parti, l’Union patriotique libre (UPL) qui, il y a peu, faisait encore partie de la coalition gouvernementale, et président du Club africain (CA), aurait dépensé, en 5 ans, la bagatelle de 108 millions de dinars tunisiens (MDT) pour renforcer son équipe. Or il apparaîtrait que le passif du club se situe actuellement aux alentours de 80 MDT; ceci laisserait supposer simplement un emprunt pour lequel le propriétaire eût présenté auprès des institutions concernées les garanties de solvabilité nécessaires.
D’où vient l’argent injecté au Club africain ?
En supposant que le secteur bancaire soit le seul techniquement et financièrement capable de fournir une telle masse financière, pour peu que le CA ne soit pas juridiquement une SARL cotée en Bourse, la réalité n’aurait pas de quoi scandaliser : aucun club en Tunisie ne présente un bilan financier excédentaire, tous sont endettés à des degrés divers et ne survivent que grâce aux aides privées ou publiques régulièrement injectées pour les maintenir à flot, et dont les crédits bancaires ne constituent nullement la portion congrue.
Riahi présente sa candidature au 1er tour de la présidentielle de 2014.
Et à priori il n’existe aucune loi plafonnant les investissements dans le domaine sportif, tout au contraire : depuis la fameuse loi de Ben Ali exemptant d’impôts les sommes allouées au domaine sportif, les présidences des clubs sont devenues des cibles de choix pour les hommes d’affaires, et c’est en grande partie cela qui a permis l’instauration d’une ligue du football professionnel, dont quelques unes des figures phares avaient été des hommes très proches du premier cercle du pouvoir.
Et le fait est là, aucun président n’avait été jusque là jugé pour des malversations financières dans un cadre sportif, malgré l’importance considérable des sommes mises en jeu. Que le CA, l’un des grands noms du football national soit endetté, il n’y a à priori aucune raison de s’en offusquer, et par rapport aux mœurs du moment, c’est même le contraire qui eût été anormal. Et quelle banque aurait refusé d’accorder un crédit cautionné par un homme dont la fortune ne doive rien au sport, en particulier lorsqu’il y eût lui-même investi d’une manière plus que significative?
80 millions de dinars n’est pas une somme à la portée du premier venu, mais à partir de quelle part d’endettement la loi considère-t-elle que le contractant devienne insolvable?
Comme dans tous les pays du monde le bailleur de fonds est le seul juge quant à la solvabilité de son débiteur, et il est à tout moment habilité à exiger son remboursement, c’est uniquement dans ce cas là que la justice intervient.
Il faudrait donc peut être savoir pourquoi et par qui la justice a-t-elle été saisie, en ce moment même, contre Slim Riahi. S’est-il rendu coupable de mauvaise gestion? Tout dépend ce qu’on qualifierait par là; la première règle universelle d’une gestion rigoureuse lorsqu’on est simultanément redevable de plusieurs comptabilités différentes est de ne pas les mélanger.
Reçu par le président Caïd Essebsi.
Or, Dieu sait si en Tunisie, combien ce principe de base soit généralement ignoré, en particulier lorsque plusieurs sociétés possèdent le même propriétaire : on prélève de ci pour colmater de là, et généralement on arrive à la fin de l’année à rétablir l’équilibre.
Le problème est que, justement, lorsque contrairement aux prévisions, on n’y arrive pas, au lieu d’un seul élément, c’est tout l’édifice qui s’écroule. Et si Slim Riahi s’est rendu coupable de mauvaise gestion, c’est à la justice de le dire. Mais le fait qu’on ait confié l’affaire au pôle financier contre le blanchiment de l’argent est déjà un indice. On ne reproche pas à Slim Riahi une mauvaise gestion, auquel cas l’administration fiscale aurait amplement suffi, mais beaucoup plus que cela : l’origine des sommes qu’il a injectées dans le CA.
Un bien mystérieux personnage
Or Slim Riahi est un cas : d’après les bruits qui avaient circulé à son retour en Tunisie en 2011, puis la constitution de son parti, l’UPL, on avait parlé de l’origine de son enrichissement par de multiples services rendus dans le domaine du pétrole au clan du colonel Kadhafi. Les journaux de l’époque avaient même évoqué en Tunisie une enquête diligentée par le Premier ministre intérimaire de l’époque, en vue de déterminer l’origine de sa fortune. On n’en avait pas su plus.
Après le flop électoral de son parti en 2011, Slim Riahi avait réajusté le tir en comprenant que les dépenses dans une campagne électorale, aussi importantes soient elles, n’étaient nullement la garantie du succès. Il avait alors investi le domaine sportif de la manière que l’on sait, mais là également les résultats n’avaient nullement été à la mesure des espérances.
Alliance avec Mohsen Marzouk au sein de l’éphémère Front du salut et du progrès.
Entre-temps Slim Riahi, en compagnie de Nabil Karoui, avait été perçu, du fait de sa seule présence, lors du sommet historique entre Ghannouchi et Caïd Essebsi à Paris, durant l’été 2013, comme l’un des personnages clés du «compromis historique» entre Nidaa et Ennahdha; apparemment, il en avait été plus tard récompensé par l’intronisation de ministres issus de son parti politique dans le gouvernement dit d’union nationale. Mais il y a quelques mois, sa formation avait commencé à prendre quelque recul par rapport à l’action gouvernementale, en acceptant de s’allier entre autres au parti de l’opposition Machrou de Mohsen Marzouk. Et il y avait également eu lors de la dernière finale de la Coupe de Tunisie, à Radès, cette affaire de la banderole dite du Qatar, qui avait fortement indisposé le chef de l’Etat et le chef du gouvernement, à la suite de laquelle des supporteurs clubistes avaient été arrêtés, et dont le président du CA avait pris la défense au nom de la liberté d’expression.
Lequel des Slim Riahi est sur le banc des accusés ?
Il faut donc être prudent : l’affaire Slim Riahi n’est pas claire, même si l’apparence des choses y soit inhérente au football. Etant donné le caractère complexe et à bien des égards, mystérieux, du personnage, c’est même la modicité de l’accusation qui semble singulière. Et la décision du parquet, celle de geler ses biens et ses avoirs, apparaît disproportionnée par rapport aux faits qui lui sont reprochés.
Un président de club de football, mais pas seulement.
Le commun des mortels va certes exulter, comme il a appris à le faire dans des cas semblables, en ces temps de difficultés économiques, et de frustrations, chaque fois qu’une tête fortunée sera tombée; des supporteurs trouveront désormais de quoi fonder leurs critiques contre leur président, et les foules seront toujours aussi capables de brûler l’après-midi ce qu’elles auront adoré le matin.
C’est peut-être pour cela qu’il faille garder la tête froide et s’obstiner à examiner objectivement les faits pour essayer déjà de comprendre : au banc des accusés, y a-t-il le président du club, le président du parti, l’homme d’affaires, l’homme du pétrole, ou encore celui des compromis? Une affaire à suivre.
* Cardiologue, Gammarth, La Marsa.
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