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Tunisie : Crise politique ou conflit de générations ?

Il y a en Tunisie des raisons évidentes de s’inquiéter des mœurs et de l’état d’immaturité d’une classe politique dont le bon sens, le discernement et la raison sont en train de tomber en ruine. Le pays a besoin d’un vrai changement voire d’une rupture qui tardent à venir.

Par Yassine Essid

À deux jours près, la volonté d’émancipation de Youssef Chahed de l’agissante emprise de Béji Caïd Essebsi aurait pu trouver son fâcheux parallèle avec la date du 7 novembre 1987, lorsque Ben Ali, alors Premier ministre, sur la foi d’un rapport médical attestant de l’incapacité du président Habib Bourguiba d’assumer ses fonctions, le dépose pour sénilité.

Une coïncidence extraordinaire qui nous rappelle au bon souvenir d’un régime qui, nonobstant sa nature autoritaire et anti-démocratique, qui neutralisait toute forme de contestation pouvant représenter des intérêts antagoniques, et qui usait d’une propagande active comme rouage essentiel pour asseoir sa légitimité, a su, malgré tout, préserver les bases d’une société en voie de modernisation. Son comportement fut bien moins violent et bien moins prédateur que celui de ses successeurs qui avaient dérobé les dividendes du printemps arabe à ses vrais acteurs.

La démocratie est plus grande que les élections

L’ancien régime, tout condamnables que furent ses pratiques, n’avait pourtant jamais cherché à imposer au peuple un mode de vie particulier, ni recourir aux assassinats politiques pour éliminer ses opposants.

En revanche, privilégiant la croissance économique sur le développement politique, laquelle croissance exige la stabilité politique que seul un régime autoritaire peut véritablement assurer avec efficacité, il est arrivé à réaliser une amélioration relative du bien-être social de la majorité de la population en matière de services publics, de contraintes sur la consommation, de santé, de protection de l’environnement, de sécurité sans parler des effets non comptabilisables, tels que la qualité des relations sociales et des conditions de travail des actifs.

Cependant, le destin d’un régime autoritaire dépend de manière cruciale des capacités de dépassement des revers économiques autrement il perd de sa légitimité, suscitant une vague de ressentiments politiques qui explosent, entraînant sa chute.

Ainsi, le régime de Ben Ali, dominée par un parti unique, devenu politiquement anachronique, économiquement défaillant et socialement instable sous un calme de surface, avait fini par provoquer sous le poids des frustrations, un soulèvement populaire spontané. On avait alors promis aux foules en liesse la démocratie comme seul horizon reconnu du bien politique. Pluralisme, participation électorale, Etat de droit et autonomie accrue de la société civile étaient supposés garantir à chaque individu un rôle décisionnaire direct dans la gestion de la collectivité. Sauf que la démocratie est plus grande que les élections, plus élevée que les principes de liberté politique et d’égalité.

Le ruineux intermède islamiste

La «Troïka», coalition dominée par Ennahdha ayant gouverné entre janvier 2012 et janvier 2015, s’arrogeant peu de temps après tous les pouvoirs, chercha à instituer un nouvel ordre social qu’animait la création d’un homme nouveau à travers un respect strict de la charia.

De ce point de vue, l’intermède islamiste fut bien plus ruineux économiquement et socialement que les 24 années d’un régime autoritaire. Islamistes et consorts sévirent deux ou trois années durant (le président par intérim Moncef Marzouki ayant gouverné jusqu’à la fin de 2014) au-delà de ce qu’on pouvait craindre, faisant subir à des catégories de gens les terribles abus de leurs sympathisants, incitant certains de leurs adeptes à passer à l’action djihadiste au nom d’une politique à la fois immanente et transcendante.

On pensait, en effet, suite à une rupture historique que bien des gens regrettent sans vergogne aujourd’hui au vu de la dégradation de leur condition d’existence, que d’immenses progrès en termes de bien-être en découleraient : réduction des inégalités, plein emploi, prospérité économique et développement durable. Or, bien que le type idéal de la démocratie se définit immanquablement par l’organisation politique de la société, par la forme de gouvernement et des règles de formation des pouvoirs, il implique néanmoins que les individus acceptent un ensemble de valeurs démocratiques communes spécifiques; qu’ils aient une mentalité particulière, partagent des valeurs fondamentales en matière de morale, de culture, de tolérance, de reconnaissance d’une identité et d’une histoire communes, ces valeurs mêmes qui deviennent par la suite constitutionnelles, et donc se soumettent aux mêmes lois.

Tout cela devrait déboucher inéluctablement sur l’émergence d’une communauté de citoyens. Or nous sommes passés d’un régime non-démocratique, de type personnaliste, à une organisation politique répondant à tous les critères formels de la démocratie mais dans laquelle la société est restée prisonnière des valeurs et des mentalités non démocratiques, ayant des difficultés à assimiler l’idée du respect du droit et des lois, obligatoire pour tous les citoyens, y compris les élites.

Le système démocratique dévoyé par l’abus de droit

Le droit de grève, par exemple, bien qu’indissociable du système démocratique, s’est aussitôt transformé en un abus de droit, entraînant la désorganisation des entreprises et des activités de l’Etat. L’Union générale tunisienne du travail (UGTT), la centrale syndicale elle-même, s’est mue en quatrième pouvoir allant jusqu’à dicter ses conditions au gouvernement.

Certes, subsiste encore un noyau solide et immuable de valeurs démocratiques qui permettent de percevoir une société dans son ensemble comme démocratique, malgré toutes les variations secondaires possibles. Mais le processus de démocratisation en Tunisie, tout en réalisant des changements incontestables dans l’organisation du pouvoir et des ses institutions, a failli lamentablement dans les préférences des individus, leur comportement et leurs stratégies de vie qui ont du mal à être ajustés pour que la démocratie devienne effective.

L’absence de formation, d’expérience et de maturité parmi la classe politique et les acteurs sociaux, qui autorisent un discours réfléchis et une capacité d’analyser les rapports de pouvoir existant au sein de la société dans laquelle vivent leurs membres, constitue une déficience qui a conduit à l’émergence d’un comportement pathologique présent à tous les niveaux des institutions qui participent à l’exercice du pouvoir politique (présidence, gouvernement et parlement).

Il en est ainsi des attentes qui pesaient sur le rôle des élus du peuple qui évoluent dans cet univers de pratiques qu’est l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), qui requièrent certains savoirs faire politiques liés notamment à la prise de parole en public (l’éloquence et le sens de la répartie), la profonde et la connaissance des dossiers dont la maîtrise est inégalement répartie dans la société.

C’est ainsi qu’il ne suffit pas d’être élu pour siéger dans l’hémicycle parlementaire, et certains députés, aux propriétés intellectuelles atypiques, font l’objet de jugement sociaux qui les stigmatisent et les disqualifient à juste titre en tant que légitimes représentants.

L’empiétement du président sur le pré carré du Premier ministre

Les élections de 2014 ayant porté au pouvoir un régime qui présentait toutes les garanties formelles de la démocratie : l’avènement de l’Etat de droit, la consécration de la liberté d’expression, et la promesse de la prospérité pour tous, avait gardé des imperfections constitutionnelles. C’est le cas des périmètres de compétences, largement indéterminés en droit, entre le Premier ministre et le président de la République, et passés sous le tapis au nom du respect de l’âge et de la stature, et qui avaient fini par devenir un facteur de crise et de division.

La constitution ayant accordé au chef de l’Etat la prérogative de choisir et de nommer le Premier ministre, ce dernier poussa son avantage jusqu’aux procédures, à la fois népotiques et arbitraires, du mode de recrutement de tous les ministres et hauts cadres de l’Etat sur lesquels pèsent certaines attentes sociales. Ces choix commandés d’en haut agissaient comme autant d’empiétement du pré carré de son Premier ministre, et comme de véritables prescriptions de rôle qui orientent la conduite de ceux qui les endossent.

Pendant quatre années, tout devait aller normalement entre Carthage et la Kasbah, pour autant que le Premier ministre accepte de jouer le rôle du second. Une position qui valu au premier d’être limogé pour son outrecuidance. Quand au second chef de gouvernement, dont la nomination fut saluée comme une rupture avec la génération des vieux caciques, bien que docile par condition, effacé par inexpérience, obéissant par gratitude, il a été poussé à bout par l’agressivité du clan Caïd Essebsi et l’incessante immixtion du chef de l’Etat dans les affaires de l’exécutif. L’art du politique n’était plus dès lors pour Youssef Chahed un art de faire, de communiquer, ou de mener à terme un agenda politique, mais un art de déminer le terrain dans la guerre larvée qui l’opposait à une fraction de Nidaa Tounes et à l’UGTT.

Ses décisions d’opérer en toute autorité des changements dans son équipe, avaient été injustement interprétées par Béji Caïd Essebsi comme une insupportable insubordination que certains politicards de Nidaa Tounes, ces spécialistes des trompes l’œil, des magouilles, qui voudraient nous faire croire que sans eux le peuple ne pourra jamais s’en sortir, sont allés jusqu’à qualifier l’affaire de coup d’Etat ! Autrement dit, le chef de l’exécutif aurait fomenté une opération de prise de pouvoir illégitime opérée avec l’aide de conspirateurs professionnels. Si tel était le cas, pourquoi ne pas alors faire appel au peuple pour qu’il descende dans la rue et chasse du pouvoir le rebelle? Ou faudrait-il demander plutôt à l’armée d’intervenir? Déclarer l’état de siège ? Dissoudre l’Assemblée?

N’en déplaise à certains, il est en effet stipulé que c’est le chef du gouvernement qui détermine la politique générale de l’État, veille à sa mise en œuvre, nomme les membres du gouvernement comme il peut aussi créer et modifier les portefeuilles ministériels.

Cependant, un consensus minimum dans le choix des personnalités apporte une garantie minimale que les futurs titulaires des différentes charges sont choisis en fonction du mérite, et non de critères partisans.
Un ramassis de prétendants s’entre-tuant pour le contrôle du pays

Au vu de ces divagations de personnalités qui s’autoproclament «présidentiables», l’affaire du remaniement, désormais étalée sur la place publique, est un épisode hautement révélateur de la débâcle d’un régime politique formé par des partis qui n’ont jamais eu de repères idéologiques, ni de programmes, et ne sont qu’un ramassis de prétendants qui s’entre-tuent pour le contrôle du pays, certains allant jusqu’à faire appel à des mercenaires pour étoffer leurs rangs. L’exemple de Slim Riahi prenant le contrôle de Nidaa Tounes est emblématique.

Il y a par conséquent des raisons évidentes de s’inquiéter des mœurs et de l’état d’immaturité de la classe politique qui, en démocratie, est censée représenter la souveraineté du peuple et défendre l’intérêt général. Or, de quel côté qu’on se tourne, on découvre que le bon sens, le discernement, et la raison sont en train de tomber en ruine. Certes, la Tunisie est une société démocratique, le principe y est, mais non pas le fonctionnement.

Ceci étant dit, il faut rendre à César ce qui revient à César en prenant du recul. Le bilan de deux années de pouvoir par Youssef Chahed est déplorable : déficit des dépenses publiques, déficit de la balance commerciale, recours irraisonné à l’endettement extérieur, effondrement de la valeur du dinar, une réserve en devises alimentée par les crédits, encouragement au consumérisme, et bien d’autres déboires autrement plus dramatiques et qui se prolongent sans offrir la moindre lueur d’espoir d’un lendemain meilleur.

Si les assertions du président de la Républiques s’avéraient fondées, M. Chahed aura été coupable d’une supercherie habilement calculée et exécutée en remettant une liste différente de la vraie liste, une gymnastique du faux digne d’un faussaire, qui lui fera perdre toute confiance publique. De plus, sa nouvelle équipe est composée d’illustres inconnus qui seront partis avant même que l’en ait retenu leurs noms et parmi lesquels figure un tardif cacique de l’ancien régime nommé (défense de rire) pour veiller à la réforme de l’administration! Encore une fois, et nonobstant le jeune âge du maître des horloges, qui n’a pas le sens du temps, le changement n’est pas pour demain.

La démocratie, célébrée à tout bout de champ, définie comme la mise en œuvre de la souveraineté du peuple, a vu son contenu se dissiper progressivement, aboutissant au refus de toute représentativité, à l’émergence d’une classe sociale hétéroclite qui profite de confortables revenus sans rien apporter à la collectivité excepté des profits indus et une logorrhée intarissable au nom de la liberté d’entreprendre et de la liberté de parole. Ils ont laissé chez la plupart des gens une nostalgie que nous regrettons jusqu’à nos misères, la fin de l’espoir d’une vraie rupture et, au pire, l’arrivée de l’homme providentiel, quel qu’il soit.

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