Les Tunisiens sécularistes sont de plus en plus pris en tenailles entre la foi et la modernité. Essayant vainement de se frayer un chemin entre deux voies éminemment escarpées, ils revendiquent la liberté de pensée mais s’accommodent de ce que leur élite politique fasse front avec les islamistes au risque d’étouffer les libertés individuelles.
Par Yassine Essid
En ouvrant la réunion du Conseil de la sécurité nationale, et avant d’entamer l’ordre du jour, Béji Caïd Essebsi avait jugé utile d’informer les membres que celle-ci aurait dû se tenir plus tôt n’eût été du fait que le Premier ministre, qu’il résolut à subordonner une fois encore publiquement, avait prévu d’autres engagements.
Pour l’occasion, et comme de coutume, il avait étayé son liminaire par une référence, totalement hors propos, au Coran, plus précisément au verset 54 de la sourate 51 (Ceux qui se déplacent rapidement, Al-Dhâriyât), et par lequel il entendait justifier le bien-fondé de ses reproches : «Avertis les hommes; car le rappel est utile aux croyants». Il est de tradition, dans ces cas-là, que les personnes présentes, toujours à l’écoute avec une complaisance attentive, se voient obligées de marmotter en chœur la fin de la phrase en secouant la tête d’un air fataliste en signe d’assentiment.
Le mélange des genres de la part du président Caïd Essebsi
En Tunisie, on s’est toujours bien accommodés de ces retours fréquents à la parole divine, de ces petits paragraphes de quelques lignes et de ces prières courtes tirées du Livre saint, ainsi qu’aux hadiths du prophète, considérés comme une suite normale de la révélation, qui viennent opportunément en appui aux arguments souvent peu convaincants de nos interlocuteurs, laissent peu de place à l’examen critique et découragent souvent tout débat contradictoire.
Depuis son arrivée au pouvoir, Béji Caïd Essebsi n’a jamais cessé d’émailler ses discours par la récitation de nombreux passages du Coran. Il en a même fait un marqueur personnel en voulant à toute force garder une attache spirituelle à l’événement, s’en servant comme d’une vérité admise par tous au point de leur ôter toute pertinence discursive.
Cependant, personne ne s’est jamais offusqué de ce mélange des genres de la part d’un président censé incarner des valeurs laïques et modernistes parfaitement compatibles avec l’islam de la majorité des Tunisiens, celui de nos parents et grands-parents.
Cette familiarité avec le Livre nous permet d’ailleurs d’interpeller dans une conversation et en guise de reproche, toute personne qui aurait proféré une demi-vérité, en lui récitant le verset 4 de la sourate 107 (Le nécessaire Al-mâ’ûn) qui, de par la structure du texte coranique, ne s’achève que dans le verset suivant :
(4) «Malheur à ceux qui prient, (5) tout en étant négligents dans leurs prières».
(5) فَوَيْلٌ لِّلْمُصَلِّينَ (4) الَّذِينَ هُمْ عَن صَلَاتِهِمْ سَاهُونَ
Une population à l’esprit imbibé de l’idéologie fondamentaliste
C’est là un islam doux et pacifique, qui ne relève ni du prêche des zélateurs, ni de l’endoctrinement des prédicateurs médiatisés. Un islam sans l’ostentation stupide que nous imposent depuis quelques années les dévots fanatiques, et sans les tartufferies des islamistes d’Ennahdha qui instrumentalisent insidieusement la religion pour accéder au pouvoir et le conserver, sollicitent à tout bout de champ Coran et Hadiths à l’adresse d’un public qui ne comprend plus certaines réalités d’évidence qu’étayées par une parole divine ou prophétique, sans jamais aller au-delà.
Parmi une population, intellectuellement et culturellement appauvrie, dont l’esprit s’est imbibé de l’idéologie infuse des fondamentalistes, fleurissent en tout temps et en tous lieux les expressions du sacré, tellement fréquentes qu’elles sont devenues des énoncés de pure convenance, vides de sens, dépouillées de toute valeur spirituelle.
Ainsi, toute action à réaliser, toute démarche à entreprendre dans l’avenir, si insignifiante et si imminente soit-elle, ne se réalisera que par l’assistance divine à travers l’invocation du bon vouloir d’Allah («inchallah») et qui, une fois accomplie, est suivie par l’évocation de la formule du «tahmîd», «louanges à Dieu !». Bien d’autres sentences sont également appelées à l’aide par des prières et agissent comme un talisman aux vertus magiques de protection.
Toujours dans ce même registre, s’invite l’affaire du collège pilote de Kairouan. Sur une copie d’examen de physique proposé aux élèves, on avait relevé une question pour le moins inhabituelle, voire déconcertante, et pour certains esprits devenus particulièrement frileux, paraissait comme étant pédagogiquement insolite.
Traitant du thème de la pression atmosphérique, et pour illustrer l’effet de l’altitude sur le corps humain, un professeur de physique, certainement un homme de science et de foi qui ne considère pas la religion avec défiance, ni le Coran un chantier où puiser des arguments apologétiques à bon marché, s’était mis à l’écoute d’un autre ordre discursif capable de projeter une lumière sur certaines réalités physiques sans jamais prétendre que le Coran soit un manuel d’enseignement scientifique. Il avait simplement jugé bon d’innover en demandant à ses élèves, dans la question 3, de compléter le verset 125 de la sourate VI (Les Troupeaux, ‘‘Al-an’âm’’), qui commence ainsi : «Dieu ouvre à la soumission le cœur de celui qu’il veut diriger. Il resserre et oppresse le cœur de celui qu’il veut égarer». Pour remplir les blancs, et répondre correctement à la question, il fallait ajouter «comme si celui-ci faisait un effort pour monter jusqu’au ciel. Dieu fait ainsi peser son courroux sur les incrédules».
« فَمَن يُرِدِ اللَّهُ أَن يَهْدِيَهُ يَشْرَحْ صَدْرَهُ لِلإِسْلامِ وَمَن يُرِدْ أَن يُضِلَّهُ يَجْعَلْ صَدْرَهُ ضَيِّقًا حَرَجًا كَأَنَّمَا يَصَّعَّدُ فِي السَّمَاء كَذَلِكَ يَجْعَلُ اللَّهُ الرِّجْسَ عَلَى الَّذِينَ لاَ يُؤْمِنُونَ »
Certains esprits chagrins avaient poussé des cris d’orfraie. Ils trouvèrent en effet cette évaluation des connaissances à la fois choquante et extravagante, l’expression d’un endoctrinement des jeunes enfants et, pire que tout, la violation des principes qui régissent les institutions scolaires d’un Etat civil et laïc par un éducateur intégriste! La délégation régionale de l’éducation de Kairouan avait même était saisie.
Se retrouvant placé dans l’impossibilité de concilier ouvertement la science et la religion, l’enseignant aurait donc cherché, par une de ces manœuvres habiles, à réserver une place pour la Divinité parmi les lois objectives qui commandent l’ordre du monde, révélant ainsi un aspect du conflit entre la raison et la foi.
Or on a beau chercher, on ne trouverait nulle tentative de désarçonner les valeurs laïques, ou de rejeter la culture occidentale; nulle volonté de prétendre que le Coran a devancé la science, et nul argument d’un théologien sectaire. De toute évidence, cet enseignant ne cherchait pas à rendre la religion utile et nécessaire pour définir les lois qui régissent l’univers.
Quand le sage montre la lune l’idiot regarde le doigt
Si l’on essayait de traduire en langage simple la portée du verset mis en cause, qui décrit un affect parfaitement sensible et scientifiquement vérifié, on dirait alors que lorsqu’un individu monte trop vite en altitude, sans laisser à l’organisme le temps de s’acclimater, se produit un essoufflement à l’effort. On a alors du mal à trouver son air, on halète la bouche ouverte. Cet état physique le verset l’exprime avec justesse. Il y est dit qu’au fur et à mesure qu’on monte en altitude (jusqu’au ciel, selon le Coran), celle-ci «resserre et oppresse le cœur». Autrement dit, si l’air contient de moins en moins d’oxygène, c’est parce que la pression atmosphérique diminue.
Ce verset porte donc en lui, par analogie, une perception qui n’est pas entièrement manifeste, qui comporte toujours un surplus, une réserve de sens qui excède les expressions à travers lesquelles il se donne. Il se propose à une compréhension toujours plus approfondie que la science viendra théoriser plus tard.
Pour un croyant ouvert d’esprit, l’image n’est pas la survivance de superstitions irrationnelles qui viendrait expliquer des effets véritables par des causes surnaturelles, mais simplement une vérité religieuse susceptible de représenter une proie facile pour les détracteurs de la parole de Dieu. Pour un poète, elle est une figure littéraire que traduit la magie de la métaphore, et pour un savant, dont le jugement est réglé sur l’idée d’un bien fondé en raison, elle n’est qu’une juste appréciation des choses qui participe de la sagesse divine, sans plus.
Le Coran peut aussi sévir contre l’intolérance et le fanatisme
Certes, la science a pour but de détruire les anciennes notions dogmatiques grâce aux progrès de la physique, de la biologie et d’autres disciplines scientifiques. Sauf que dans la mesure où la métaphore est au centre du discours religieux, le travail scientifique consiste justement à faire disparaître progressivement le flou de la métaphore qui devient un modèle explicatif qui rend compte d’énigmes posées et résolues par la science moderne.
De même que la science a un effort d’objectivité important à faire pour comprendre qu’elle n’a pas vocation à fonder la foi, la foi n’a nulle vocation à devenir la norme des sciences.
Pour une fois que le Coran peut sévir contre l’intolérance et le fanatisme, contre tous les éléments du charlatanisme, contre la prolifération des notions sur ce qui est licite et ce qui ne l’est pas, nos concitoyens continuent à ajouter foi aux sornettes qui s’installent subrepticement dans leurs esprits. Dans le cas présent, le professeur serait donc un militant islamiste, un propagandiste de l’obscurantisme qui essaie de convertir ses élèves au fondamentalisme islamique au lieu de les éclairer et de les tirer des abîmes de l’ignorance. Enfin, il cherche à leur faire croire que les données de la science moderne trouvent leur fondement dans la religion qui autrement n’aurait pas de sens.
Quand le sage montre la lune l’idiot regarde le doigt. Ne croyez surtout pas que la chute du régime en 2010 avait donné naissance à des hommes d’un type nouveau, libérés du joug de l’autoritarisme, tolérants, qui croient à la paix et au progrès. C’est qu’il n’y avait plus personne pour inculquer aux masses le code moral des constructeurs de la démocratie basé sur la conscience civique, l’entraide collective, le respect de la famille, l’amitié et la fraternité de tous les peuples, la condamnation de l’injustice, de la paresse, de la malhonnêteté, de la cupidité, de la corruption, du carriérisme et du népotisme. Plus personne pour les libérer également de toutes les survivances idéologiques du religieux afin qu’il soit confiné à la sphère privée. Or après huit années d’un régime islamiste rétrograde, direct ou par un Caïd Essebsi interposé, la religion est plus que jamais à la mode, et le religieux a fini par envahir tout l’espace public. Sa présence est de plus en plus visible, voire envahissante, de plus en plus provocatrice passant par un ensemble de revendications faites aux institutions, et plus généralement à la société.
Les Tunisiens sécularistes pris en tenailles entre la foi et la modernité
L’absence d’une culture démocratique, ou insuffisamment ancrée, n’a pas réussi à fédérer les Tunisiens dans une même direction qui transcende les idéologies religieuses.
La pratique d’un pouvoir sans autorité, la pauvreté intellectuelle de la représentation nationale, et l’incompétence des gouvernements, avaient fini par aiguillonner les esprits vers un à-quoi-bonisme dont profitent largement les islamistes.
Les Tunisiens sécularistes sont de plus en plus pris en tenailles entre la foi et la modernité. Ils essayent vainement de se frayer un chemin entre deux voies éminemment escarpées. Ils revendiquent la liberté de pensée mais s’accommodent de ce que leur élite politique fasse front avec les islamistes au risque d’étouffer les libertés individuelles, au premier rang desquelles la liberté de conscience. Ils craignent un futur régi par la morale islamiste mais s’adaptent progressivement à l’intrusion de la religion par des brèches qui finiront par avoir raison de leurs valeurs et de leur mode vie avec, à terme, l’instauration de la charia.
Des soi-disant bons musulmans, qui tout en se déclarant modernistes et laïcisants, donnent du coude aux portes des mosquées à l’heure de la prière. Ce sont ceux-là mêmes qui n’arrêtent pas d’accumuler les biens, se dérobent à leurs devoirs de citoyens, notamment en matière fiscale, prétendent en même temps se préparer à la vie éternelle et discutent la vanité de la vie terrestre, de l’enfer et du paradis. Préoccupés principalement par des intérêts quotidiens ou de très court terme, les différentes composantes de la société se sont installées dans une sorte de léthargie intellectuelle et morale, une fragmentation culturelle, une profonde indifférence et une confusion mentale qui font qu’elles peinent à retrouver la voie d’un humanisme musulman original et tolérant.
Quant aux gouvernements, ils ne font guère que tourner dans le cercle des vieilles routines sans rien créer de nouveau.
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