Dans un précédent article, nous avons montré que l’intervention de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) dans le processus électoral de 2019 permettra l’objectivisation des rapports entre les différents acteurs politiques en les centrant autour de la question sociale. Mais, un syndicat a-t-il le droit d’intervenir dans un processus électoral ?
Par Jalloul Sghari *
Nous essayons de répondre, dans les grandes lignes, à cette question à la lumière des avancées théoriques et pratiques des sciences sociales dans ce domaine.
Le renouveau démocratique
La conception classique de la société civile est conçue dans le cadre de la démocratie représentative : le rôle de la société civile (notamment les syndicats) doit se limite à la dénonciation des injustices et à la mobilisation et au rassemblement autour des objectifs et des causes communes. La participation au pouvoir est exclue. Elle ne doit avoir qu’un rôle de contre-pouvoir.
Ainsi, les citoyens n’ont aucun pouvoir de contrôle réel sur leurs élus. Les excès et dérives de ce système l’ont conduit à une profonde crise structurelle (comme en témoigne le mouvement des «gilets jaunes», en France).
Une autre conception moderne de la démocratie est en train de naître depuis les années 1980, enregistrant des nouvelles avancées théoriques et pratiques. Sur le plan théorique, on reconnait à la pensée allemande (notamment l’école de Francfort) un grand apport théorique, initié par Habermas et prolongé par Willke et Seibel. Cet apport a déjà amené dans ses filets des résultats tangibles : des riches concepts (démocratie participative, démocratie locale, décentralisation, etc.) fleurissent et donnent naissance à des multiples initiatives citoyennes. Le citoyen et sa participation active constituent le centre de cette démarche. A ce propos Ricardo Petrella (1999) écrit : «La régulation sociale n’est plus verticale, relevant de normes établies par le haut selon des principes ‘‘ extérieurs’’ aux individus. Elle devient horizontale, établie par le bas, par le contrat et par le consensus selon des principes ‘‘internes’’ aux individus».
Sur le plan pratique, on peut citer deux exemples :
1- Le passage d’un gouvernement à un Etat ouvert. Le 20 septembre 2011, impulsés par Barack Obama, le président des Etats Unis, l’Afrique du Sud, le Brésil, les États-Unis, le Mexique, la Norvège, le Philippines et le Royaume-Uni ont signé la Déclaration pour un Gouvernement Ouvert. Ce texte marque le début du Partenariat pour un Gouvernement Ouvert (OGP), dont l’objectif principal est l’inclusion des citoyens au plus haut niveau de l’exécutif.
2- Dans les pays en développement (PED) et spécialement ceux qui sont en transition démocratique, la société civile joue un rôle plus engagé politiquement en s’impliquant dans les sphères de l’exercice du pouvoir à côté de toutes les autres composantes du pays. Plus la crise économique et sociale qui en découle est grave, plus la société a besoin de se solidariser et de mobiliser toutes ses forces pour s’en sortir.
Dans ce sens, la société civile a joué un rôle politique déterminant en Bolivie, en Grèce et dans les pays de l’Est. Vaclav Havel a incarné ce rôle. En effet, ce président philosophe, comme le nomme son peuple, était conscient des ravages causés par les dictatures déchus et, en même temps, méfiant du capitalisme financier qui guette ces jeunes démocraties en devenir. Il a fait appel à la société civile et a exalté son réveil dans son livre, au titre évocateur : «Le pouvoir des sans-pouvoirs».
L’intermédiation sociale
Actuellement en Tunisie, les rapports entre les différents partis politiques et entre les différentes fractions au sein du même parti sont dominés par la subjectivité et la violence. Tout le monde s’oppose à tout le monde. Il n y a plus de norme morale, sociale ou culturelle supérieure et fondatrice. Un climat de guerre froide civile règne sur le pays.
La société civile (notamment l’UGTT) se doit de jouer le rôle de médiation sociale, qu’on peut définit : «comme un processus de création et de réparation du lien social et de règlement des conflits de la vie quotidienne, dans lequel un tiers impartial et indépendant tente à travers l’organisation d’échanges entre les personnes ou les institutions de les aider à améliorer une relation ou à régler un conflit qui les oppose».
Dans son sens le plus large, la médiation sociale consiste en ce que la simple présence d’un tiers, implique, de fait, un changement dans la configuration de l’interaction des parties en conflit. Les belligérants ne sont plus dans un rapport de confrontation directe. Pour convaincre la partie tierce, chacun recourrait beaucoup plus à la raison et l’objectivisation qu’à la force et la passion. Un examen rationnel des revendications contradictoires des uns et des autres deviendrait possible pour trouver des solutions.
Une autre forme de médiation, plus forte, appelée tiers généralisé, se fait en se référant à une règle ou à une norme. Celle-ci est extérieure au conflit et s’applique à tout le monde. Dans ce cas, la société civile qui assure cette médiation se charge de construire un consensus qu’elle propose aux parties en conflit. En plus, cette instance tierce est appelée à faire respecter la règle en assurant le suivi de l’application de ce consensus.
En conclusion, les partis politiques sont incapables de répondre aux exigences de la situation. Le pays est fragilisé, il est devenu de plus en plus tributaire des influences et des impératifs étrangers. La transition démocratique et la souveraineté nationale sont menacées.
La société civile a le droit et le devoir d’intervenir dans le processus électoral pour assurer son objectivisation autour de la question sociale et déclencher ainsi un processus de construction d’un modèle de croissance inclusive capable de financer l’édification d’un Etat social dans le cadre d’un modèle économique compétitif. C’est le seul moyen d’assurer l’efficacité économique et la justice sociale. C’est dans cette optique que l’initiative de l’UGTT peut être salvatrice, pourvu qu’elle se donne les moyens qui assureront son efficacité et sa pérennité.
*Docteur en économie, enseignant-chercheur à l’université Paris V.
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