Les politiques en Tunisie apparaissent au regard de leurs électeurs comme des parvenus, ne cherchant que leur propre intérêt et finissant toujours par se considérer comme indispensables. Ambitieux, mais souvent discrédités, ils arrivent pauvres et ont leur fortune à faire. Quant au débat politique, il est réduit aux déterminants électoraux et médiatiques.
Par Yassine Essid
Fini de rire, même s’il y a de quoi, la démocratie est en marche, on est prié de le croire, et rien ou presque ne l’arrêtera. Faut-il se réjouir ou, au contraire, s’inquiéter de cette pléthore des postulants appelés à former un jour prochain les dirigeants du pays et les représentants du peuple ? On s’attend dans de pareils cas à voir apparaître en premier des personnalités connues et reconnues, affiliées à des partis, aux idées claires et aptes à exercer de hautes fonctions politiques. Des candidats résolus, actifs, ayant un sens droit et une honnêteté scrupuleuse, pratiquant une morale loyale.
Tous ceux et celles qui démontrent suffisamment de motivation, de courage, de confiance en leur aptitudes politiques et de détermination à consacrer les valeurs communément mises en avant comme centrales que sont la liberté, l’égalité et les institutions qui vont avec. Bref, ceux ou celles qui oseront se sacrifier sur l’autel de la paix, du bien commun et de la prospérité de la nation sans «trop» demander en retour.
L’appétit pour la fonction présidentielle ou la foire aux ambitions
Pour la présidentielle, le nombre des candidats, qui dépassa au départ la centaine, demeure, malgré un déblayage profond, encore bien trop élevé. Cette inflation de candidatures est devenue presque naturelle. Après avoir vécu l’abaissement de la fonction présidentielle sous le mandat de Moncef Marzouki, son manque d’incarnation et d’autorité a inspiré aux représentants de l’élite autant qu’au commun l’intime conviction qu’ils seraient tout à fait susceptibles de faire mieux que lui à sa place. Ce qui laisserait penser que tous les Tunisiens étaient appelés à grandir au-dessus de la stature commune des peuples dès lors qu’ils perçoivent l’accès à toutes les charges gouvernementales, y compris la magistrature suprême, comme un droit sans limite accordé à tous sans distinction de statut ou de fortune.
C’est un véritable effet systémique, car qui aurait pu croire autrefois que l’exercice présidentiel est tout à fait accessible et d’affirmer, avec assurance et certitude, qu’il pourrait succéder sans préambule à Bourguiba et Ben Ali ?
On peut voir dans ces solides appétits pour la fonction présidentielle, le signe que la situation politique laissée par le quinquennat de Béji Caïd Essebsi, et le bilan peu reluisant de Habib Essid et Youssef Chahed, affectés pendant cinq ans aux cuisines présidentielles en qualité de marmitons, est telle qu’un changement du personnel dirigeant s’avère sinon nécessaire du moins incontournable. D’où l’actuelle foire aux ambitions où chacun rêve sans complexe, et chez certains sans scrupules, à une immense vague populaire qui le déposerait à l’entrée du palais de Carthage.
Aucun candidat ne représente un possible point de ralliement massif
Enfin, force est de constater qu’il n’y a pas des différences très marquées sur le fond entre certains candidats, du moins les plus médiatisés d’entre eux de par leur haute fonction ou leurs frasques. Le quinquennat qui s’achève a en effet révélé au grand jour les fractures multiples qui avaient traversées de part en part les partis politiques sans que cela ne débouche sur des ajustements idéologiques ou des subtilités de positionnement. Ceci rend quasiment impossible à tel ou tel candidat d’apparaître, comme le fut Caïd Essebsi en 2014, comme un possible point de ralliement massif.
D’ailleurs, dans cette course à l’échalote la plupart des personnalités, qui ne se réclament d’aucun parti politique, n’incarnent aucun courant de pensée, n’ont jamais rien proposé de concret en matière de transformations politiques et économiques d’ampleur, se qualifient de candidats «indépendants», une posture fort commode et de tout repos. Les autres, bien qu’encore enfermés dans les clivages politiques habituels, n’ont rien à défendre non plus. La carrière politique a été pour un grand nombre d’entre eux de fougueuses pérégrinations qui avaient enrichi le lexique parlementaire par l’expression vive et joyeuse de «tourisme parlementaire».
D’ailleurs, en regardant bien, aucun parti n’est en état de gouverner dans la mesure où il manque cruellement des relais au cœur de l’Etat qui lui permettraient d’assumer une accession au pouvoir nette, claire et sans soubresaut.
Comme ce fut le cas pendant cinq ans, la politique, autrement dit l’exercice du pouvoir dans une société organisée, se réduira avec tout nouveau venu à la tête de l’Etat comme en autant de torsions amalgamant ligne droite et ligne gauche, roideur et sinuosité, courbes et nœuds, associant étroitement les antinomies.
Faut-il engager un changement de modèle de développement économique ? Permettre une grande ouverture au commerce extérieur et à l’investissement étranger? Assurer le renforcement du rôle d’un Etat à la fois planificateur, développeur et protecteur, libéral et régulateur? Bien malin celui capable de prédire qui aurait aujourd’hui l’envergure et l’intelligence politique pour décider quelle voie prendre.
Prolifération des partis et absence de débats et de programmes
Après une longue période de gouvernement de parti unique, la Tunisie s’est ouverte au multipartisme. Mais la pluralité de partis politiques est reconnue salutaire aussi longtemps qu’elle réduit le risque de désorganisation de la société dans un régime démocratique. Or, dans leur diversité, les partis politiques en Tunisie avaient du mal à représenter des courants de pensée susceptibles d’alimenter un débat politique sain et argumenté favorisant la communication, l’éducation du citoyens et la mobilisation des militants, qui sont la meilleure garantie d’un véritable exercice de la démocratie.
Loin de favoriser l’engagement dans la politique, la multiplication démesurée des partis, dont l’utilité de l’écrasante majorité d’entre eux est sujette à caution, a contribué au rejet du politique accentuant ainsi la confusion des rôles et la désagrégation sociale. Les dispositifs de délibérations et de prises de décision, parlement et élus, avaient fortement mis à mal la parole démocratique. On est parti depuis 2014 sur un profond malentendu qui a largement participé à déstabiliser la société, influençant profondément l’évolution de l’activité économique et sociale, et qui résume en fait la rupture d’un ordre qui inclut la reconnaissance de la légitimité de toute action, la connaissance approfondie du contexte dans lequel elle se déploie, la reconnaissance spécifique de l’autre et un renoncement de la violence dans le débat.
On avait en effet admis avec une ferveur «révolutionnaire» que l’institution de la citoyenneté suffit à faire de nous automatiquement des praticiens spontanément compétents en démocratie. Or ce n’est pas parce que l’on est juridiquement citoyen que l’on est dans la capacité d’exercer une autorité sur la chose publique. Cette disposition suppose une compétence, dans le sens que le droit de juger ou de décider dans un domaine donné est largement tributaire d’une connaissance approfondie et d’une habilité reconnue.
Il faut se rendre à l’évidence. Neuf années de reconnaissance formelle de la liberté et de l’étendue de son exercice ont abouti à cette réalité tragi-comique où des détenteurs de différentes fonctions de pouvoir avaient suscité plus de quolibets que n’autorise la stature de la fonction. C’est que le sens commun a pris, en toute ignorance, un modèle référent sans égard pour son historicité : parlements et exécutifs élus, normes juridiques garantissant la liberté de parole, égalité des droits politiques, élections libres. Mais, au-delà de leur historicité, ces dispositifs varient selon les pays, les cultures, les traditions. Le nom de démocratie a été simplement emprunté mais l’idée même de démocratie détournée.
En fait, les pères fondateurs de la démocratie tunisienne négligeant fortement l’histoire, la culture et les traditions de la société, peu attentifs à la complexité du monde où nous vivons, au changement des mentalités et des générations, avaient opté pour modèle constitutif, celui du pouvoir d’un peuple majoritairement inculte, misérable et mécontent dont les membres auraient tendance à se complaire dans le rôle de victimes à une époque où la moindre rumeur, les moindres faits et gestes des responsables publics sont immédiatement commentés par tout un tas de gens qui n’en ont qu’une très vague ou fausse idée. Cela avait largement contribué à affaiblir l’image déjà très dégradée qu’ont les gens de leurs institutions publiques et des responsables qui occupent telle ou telle fonction.
Parmi la composante âgée de la société, certains étaient devenus nostalgiques de l’ordre de l’ancien, certes antidémocratique, mais qui, à leurs yeux, fondait la loi, le rappel à la loi et assurait la sécurité. D’autres, ont été conviés à s’appuyer sur la croyance en des valeurs transcendantales destinées surtout à les asservir davantage. Quant aux jeunes, qui composent la majorité de l’électorat, c’est confort, indifférence et joie de vivre.
Décomplexés, nullement indécis ou craintifs, débarrassés de leurs contradictions, ils veulent tous s’enrichir un jour et s’amuser à moindre frais. Fiers et prétentieux, ils n’ont peur de rien, ont soif de consumérisme et sont surtout désengagés de tout. Rejetons d’une civilisation postmoderne, ils sont en avance sur ce que leur offrent les gouvernants et ne croient plus que la politique peut changer le monde. Ils n’arrêtent pas de voir des hommes de pouvoir remplir leur mission sans y prendre plaisir. Ils jugent leur activité stressante, stérile, et leur survie précaire. Pour eux, ils ne sont que des parvenus méfiants; les uns comme les autres ne cherchent que leur propre intérêt et finissent toujours par se considérer comme indispensables. Ambitieux, mais souvent discrédités, ils arrivent pauvres et ont leur fortune à faire. Quant au débat politique, il est réduit aux enjeux d’images imposés par ses déterminants électoraux et médiatiques.
Les partis politiques qui fonctionnent à l’ancienne, devraient prendre note. Electeurs et candidats se confondent désormais. Les deux partagent la certitude que la fonction politique, jugée à l’aune de ceux qui la représentent, est à portée de main.
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