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Tunisie : Des partis, pourquoi faire ? Mal nécessaire ou usurpation originelle ?

Slogan de campagne de 3ich Tounsi : « N’ayez pas peut. Nous ne sommes pas un parti. »

Les partis, érigés comme arme de guerre par la majeure partie de la coterie politique, dominent le paysage médiatique en Tunisie au point que les résultats du 1er tour de la présidentielle anticipée sont perçus comme un coup de pied dans la fourmilière.

Par Rachid Taleb *

«Le pluriel ne vaut rien à l’homme et sitôt qu’on est plus de quatre on est une bande de …» disait Georges Brassens dans ‘‘Le pluriel’’.

L’actualité des élections présidentielles a vu apparaître un phénomène inédit, celui de la montée de deux candidats au 1er tour organisé le 15 septembre 2019 dont le moins qu’on puisse en dire, c’est qu’ils n’émanent pas directement d’un parti. L’un d’eux exclut toute affiliation officielle (Kaïs Saïed) alors que le second (Nabil Karoui) a créé son parti (Qalb Tounes) quelques semaines avant les élections, autant dire qu’il n’en a pas vraiment profité. Est-ce la mort des partis, ou s’agit-il pour les partis de reculer pour mieux sauter (aux élections législatives par exemple)?

De tout temps, j’ai été réticent à une adhésion à un groupe constitué et structuré pour combattre, attitude qualifiée de «petite bourgeoise» selon un vocabulaire politique ancien. On ne ferait pas gagner une cause en ordre dispersé, disait-on, mais plutôt en rangs serrés dirigés par un ou des stratèges, exactement comme pour la guerre.

Peut-il y avoir de démocratie sans partis ?

Or, peut-on parler de guerre quand il s’agit de concurrencer d’autres citoyens animés a priori des mêmes bonnes intentions que soi ? Quel est le véritable enjeu ? S’il n’y avait que les enjeux d’ego, de prestige et de confort du poste convoité, on ne comprendrait pas la référence guerrière. Ou alors il y aurait d’autres enjeux (occultes et inavouables, voulant le rester pour la plupart), animés par des puissances externes à la concurrence qui peuvent être locales ou étrangères.

Au centre de ces questionnements, les partis érigés comme arme de guerre par la majeure partie de la coterie politique dominent le paysage médiatique au point que les résultats des dernières élections sont perçus comme un coup de pied dans la fourmilière. Les réflexions et déclarations foisonnantes apparues depuis la publication des résultats ont abondé dans le sens de la pensée unique qu’il ne peut y avoir de démocratie sans partis, ignorant l’origine politique des deux vainqueurs. On chercherait à nous en convaincre qu’on ne s’y prendrait pas autrement.

Voilà donc une bonne raison de se poser quelques questions de fond sur ce qu’est un parti dans sa structure interne, les procédés utilisés et de conclure par quelques pistes de réflexion sur la réforme du système en place.

En cette période de l’histoire moderne où les idéologies ne veulent plus dire grand-chose, pourquoi encore et de plus en plus de partis ?

Pour amorcer la réflexion, voici déjà deux définitions «valorisantes» du parti tirées de Wikipédia : «Une réunion d’hommes qui professent la même doctrine politique. Une forme politique, structure d’organisation de la démocratie».

Et en moins valorisant, sans aucune volonté d’outrage, on peut, s’agissant de partis, parler de groupe, faction, association d’individus, groupuscule, microcosme, bande…

Dans les deux cas, l’allégorie de Panurge n’est jamais bien loin.

Structure interne du parti : une machinerie complexe et pas toujours efficace

Généralement, et pas seulement en Tunisie, un parti est structuré de façon pyramidale avec :

  • un chef plénipotentiaire, membre «fondateur», véritable porte-parole, ridiculement empesé, l’air toujours inquiet de l’état du pays et l’esprit apparemment plein de visions pour le long terme, manipulateur, à l’ego hypertrophié, soucieux de son image à l’extrême, considérant et voulant faire croire que tout ce qu’il dit est important, proche des professions juridiques, ami de longue date avec des hommes politiques étrangers (généralement français ou moyen-orientaux), toujours prompt à agiter la menace d’un procès au moindre tacle ou croche-pied;
  • une hiérarchie établie selon des critères de favoritisme et de fayotage, frétillante autour du chef dans l’espoir d’une récompense;
  • des «structures» régionales téléguidées qui sauront s’effacer lors de la désignation du représentant pour des élections et qui seront utiles lors des prochains congrès du parti;
  • une base électorale : selon les clivages de la société, il y a les riches et les pauvres, ceux qui sont originaires d’une région ou d’une tribu, les citadins de la capitale et les autres, les citadins et les ruraux, ceux qui se prétendent plus religieux que les autres. Toutes les sociétés sont marquées par des divisions de ce genre : les populations du Jerid, les habitants de Gabès et les originaires des deux «Rbats» de Tunis sont les cas les plus connus de cette segmentation en Tunisie; de là à fonder des partis sur ces considérations, certains l’ont fait au risque de raviver les haines et antagonismes, les «vieux démons de la sédition»;
  • un ou plusieurs syndicats généralistes et sectoriels, armée de travailleurs manipulables et pouvant bloquer à la moindre instruction des pans entiers de l’économie ;
  • une organisation des femmes : la question de la relation à la femme est en effet au cœur des idéologies récentes et un facteur de clivage déterminant;
  • une organisation estudiantine : les futurs cadres du parti et le verrouillage idéologique;
  • des organisations de jeunesse : scouts, clubs de jeunes thématiques ou géographiques;
  • des organismes de prise en charge de l’enfance («kouttab» ou école coranique et autres jardins d’enfants);
  • un bras armé clandestin ? (mais non voyons, on n’ose même pas l’envisager !).

Des techniques de communication éprouvées

À écouter les uns et les autres sur les plateaux de télévision, on arrive à déceler des pratiques communes aux partis, inspirées de celles des partis totalitaires d’autrefois :
faire peur : annoncer systématiquement que le pays est constamment au bord de dangers, d’une catastrophe, d’un chaos, d’une faillite dont il ne se relèvera pas. Faire croire comme la grenouille qui se veut faire aussi grosse que le bœuf que l’on dispose d’une base électorale beaucoup plus importante qu’elle ne l’est en réalité et que l’on est mesure de la mobiliser dans la rue en cas de besoin. Faire croire que l’on dispose de relations puissantes dans l’appareil judiciaire et sécuritaire, capables de réduire en poudre tous ceux qui gêneraient le passage vers le pouvoir;
mettre en avant le genre masculin : les hommes seraient apparemment plus doués (ou moins vulnérables ?) que les femmes pour faire de la politique au sein de partis. Les quelques rares femmes qui émergent çà et là seraient selon eux des «têtes brulées» peu soucieuses des coups donnés et à donner;
promettre tout ce à quoi le peuple aspire et dans des délais rapides au point qu’on se demande pourquoi ceux qui sont au pouvoir n’utilisent pas ces recettes de succès garanti. Les promesses n’engagent que ceux qui y croient, dit-on;
accepter de se contredire : le «pragmatisme» s’est substitué à l’opportunisme et il n’y aurait que les idiots qui ne changent pas d’avis, n’est-ce pas ?
ne jamais donner à chaud ses réactions face à un événement touchant le pays ou le monde entier : chaque mot pourra être utilisé contre vous ! Attendre pour cela les réactions généralement tardives de ceux qui sont aux commandes et se prononcer prudemment en se gardant une réserve de rétropédalage. Se cacher pour cela derrière le fonctionnement «démocratique» des structures du parti. Combien de crises locales auraient pu être réglées à l’amiable si les partis avaient joué un rôle d’encadrement et de sensibilisation des populations au lien de se glisser mutuellement des peaux de bananes, sport favori de nos politiciens;
rebondir au moment opportun malgré des résultats funestes aux précédentes consultations, car il y va de la survie de la structure : ne jamais admettre qu’on ne représente que soi-même et quelques paumés de la politicaillerie et toujours prétendre parler au nom des Tunisiens. Si vous saviez messieurs (et mesdames) les politiciens ce que les Tunisiens (à 95 %) pensent de vous et le disent à qui veut bien les entendre, sauf que nous rencontrons énormément plus de gens assoiffés d’auditoires que de gens disposés à écouter;
faire croire que le Mehdi al-mountadhar (le messie) est là : suivez notre regard vers le chef, il va tout régler. Il a tout dans la tête même s’il ne le montre pas pour que les concurrents ne puissent pas le plagier. Il a la solution à tous les maux de la société : le chômage, l’économie, les régions, l’éducation, la sécurité et autres réseaux de lutte contre les inondations. Laissez-le faire et vous verrez ce que vous verrez. Croyez-le sur parole bien qu’il en ait de nombreuses ;
s’arranger pour avoir une double nationalité : en cas de problème et de faillite du système et du pays, disposer d’un plan B pour rebondir ailleurs. C’est invraisemblable le nombre de bi-nationaux parmi les politiciens : ils ont pris d’eux-mêmes une police d’assurance (roue de secours) ou bien on les a invités à le faire, histoire de protéger les gens qui vous rendent service. Dans un pays voisin, ils sont interdits de vie politique et de responsabilités;
n’avoir aucun programme digne de ce nom ou une vision claire sur le devenir du pays dans ses principales composantes : en cette période de fin des idéologies et de mondialisation, tous les programmes seraient désespérément semblables avec un peu plus ou un peu moins de social, de libéralisme, de moralité (il faut oser !), et de quelques autres ingrédients mineurs pour accommoder la sauce. Surtout pas de vagues ni de mesures radicales et volontaires qui pourraient braquer une part non mesurable de l’électorat potentiel. Il faut chercher autre chose pour se démarquer de la concurrence : cherchez du côté du look, du bagout, des alliances, de l’aptitude aux courbettes et aux peaux de banane;
veiller à adapter son discours aux populations les moins instruites et ne disposant d’aucune culture politique. Forcément, ils constituent la majeure partie du corps électoral avec ce système de suffrage universel où la voie d’un analphabète est égale à celle d’un super diplômé (sans aucun mépris ou déconsidération). Quand on parle du rôle envisagé pour l’Etat dans le redressement économique ou de l’adhésion du pays à des accords internationaux, il me semble qu’il vaut mieux s’adresser à des gens qui savent de quoi on parle et peuvent émettre un avis critique sur des questions vitales pour l’avenir du pays;
hanter les plateaux de télévision et multiplier les interviews surtout à l’approche d’élections ou d’annonces de remaniement : la collusion avec les médias est une condition nécessaire bien que non suffisante pour accéder au pouvoir. Le politique a besoin des médias pour sa visibilité et les médias ont besoin du politique, car il fait vendre, sous couvert de droit à l’information et de pseudo-scoops. Si les médias savaient combien 95% de la population s’en contrefiche de qui a dit quoi et de qui s’est rallié à qui, ils reviendraient à la vraie information utile qui est de savoir où va la Tunisie et comment s’y prend-on pour y parvenir.
soigner son look pour bien montrer que nous ne sommes pas dans le besoin, mais pas trop quand même : surtout ne pas jouer avec son stylo Mont-Blanc à 1000 euros devant des caméras quand on parle du prix du pain et de programmes sociaux ;
ne jamais faire état de ses véritables ressources financières ni de ses appuis matériels : c’est bien la preuve de leur origine non avouable et des relations dialectiques, malsaines quoiqu’inévitables entre l’argent et la politique. Le nanti a besoin du politique pour l’aider à devenir plus riche et à couvrir ses incontournables malversations alors que le politique n’est rien sans l’argent du riche. Un simple regard sur la liste des présents au mariage du rejeton de tel ou tel richissime «homme d’affaires» ou de tel ou tel politicien ambitieux suffit à éclairer sur cette collusion historique. Malheur au politicien qui n’a pas d’appuis parmi la haute bourgeoisie (formelle et informelle) et à l’entrepreneur qui n’a pas de «relations haut placées» pour l’aider à surmonter les aléas de l’administration et de la réglementation !

Que faire des partis en place et à venir ?

Pour conclure et en ayant assez de cette mascarade électoraliste et de cette pensée unique qui nous prennent pour des objets transparents et malléables à souhait, la nécessité d’une profonde réforme s’impose à notre système politique (je sais, d’autres l’ont dit avant et même certains en ont fait leur fonds de commerce électoral, ça ne m’arrête pas). Les pistes qui suivent émanent de réflexions personnelles et donc forcément limitées. N’est pas Montesquieu ou Machiavel qui veut ! Malgré mon rejet de toute forme d’embrigadement de la pensée au sein de groupes à pensée homogène, je crois en l’intelligence collective pour faire émerger des formes nouvelles d’organisation de la prise en charge de la chose publique et commune. En cette attente, je soumets en vrac ces quelques pistes de réflexion.

  1. Pas de haut responsable dans un gouvernement membre d’un parti : l’exécutif hors des mains des partis. Quand on est dans un gouvernement, c’est pour tout le pays et toute la population et non pas au nom et pour un parti. La cohérence et donc l’efficacité de l’action publique en dépendent. Il est donc d’intérêt national que les partis n’exercent pas d’influence directe sur l’exécutif. Si influence et contrôle il doit y avoir sur l’exécutif, c’est par le biais du parlement dont c’est la fonction première.
  2. Inciter à l’organisation d’un nombre minimal de débats publics, meetings et rencontres sans lesquels le parti perdrait son agrément : sans vie politique intense avec des précautions de sécurité garanties par la loi, comment peut-on espérer élever le niveau de culture politique des populations ? Un parti ne doit sa raison d’être d’intérêt public que dans son action d’encadrement et de formation des populations. S’il ne remplit pas ce devoir, il redevient un « gang » aux desseins de mainmise sur le butin électoral. A l’échelle du citoyen, la vie politique ne doit donc pas s’arrêter à la période pré électorale, mais plutôt accompagner le contrôle des acteurs élus. Nous avons besoin pour monter en démocratie d’une animation politique permanente qui implique les citoyens et justifie l’existence de structures pérennes, telles que les partis. Le rôle des médias dans ce contexte est d’informer le plus objectivement possible sur cette activité. Ils gagneraient en crédibilité et en utilité.
  3. Limiter à l’âge légal de la retraite tout accès à un poste de responsabilité dans un parti, une institution publique ou un gouvernement : si on est en retraite officielle, c’est qu’on ne peut plus exercer une activité professionnelle de façon régulière, alors pourquoi cela ne s’appliquerait-il pas aux politiques exerçant une responsabilité? La gérontocratie a fait suffisamment de dégâts auprès de notre jeunesse dont les ambitions, les soucis et les pratiques sont totalement ignorées par la caste politique dirigée par des gens trop âgés. Si on avait appliqué cette règle de bon sens, on aurait évité l’épisode malheureux de Bourguiba sénile et la tentation de présidence à vie des autres. Que peut comprendre en effet un vieillard (respectable par ailleurs) de 75 ans et plus à un jeune issu du milieu rural, rejeté par le système scolaire, disposant d’un smartphone qui lui ouvre les yeux sur le monde avec ses lumières, mais aussi avec ses perversions de tout ordre ?
  4. Faire contrôler par des experts comptables ou des commissaires agréés les comptes de chaque parti au même titre que ceux des sociétés inscrites en bourse et que chaque incartade soit sévèrement réprimée (solidairement pour l’auditeur et pour le parti). Il faut que le fisc puisse exercer son pouvoir de contrôle et de coercition sur ces institutions comme il le fait avec n’importe quel établissement économique. D’où viennent les recettes ? quels en sont les justificatifs? Est-ce que les dépenses sont justifiées légalement avec des factures en bonne et due forme ? Est-ce que le niveau des dépenses est en cohérence avec celui des recettes ? Est-ce que les signes extérieurs de richesse sont en cohérence avec les recettes et les dépenses ? etc. Comme pour les sociétés cotées en bourse, ces comptes détaillés doivent être publiés périodiquement.
  5. Imposer légalement une collégialité effective dans la représentation du parti : on n’est pas dans le parti d’untel, mais on a fédéré nos efforts pour défendre ensemble une ligne particulière. L’image d’un responsable de parti poursuivi pour des affaires de droit commun ne doit pas rejaillir sur celle d’honnêtes citoyens venus s’associer à une ligne de pensée politique. Les péripéties récentes pour le moins peu valorisantes de responsables de partis avec la justice ne donnent pas aux citoyens une image attrayante de la chose politique qui a tendance (et c’est humain) à généraliser derrière des «tous p…».
  6. Suspendre toute structure politique qui n’aurait pas produit un programme digne de ce nom à l’occasion de n’importe élection (un jury d’universitaires pourrait être constitué à cet effet) et des comptes financiers attestés et crédibles (les services des impôts seraient sollicités). Parmi les plus de 220 partis existants, combien de farfelus, usurpateurs, margoulins, blanchisseurs à la quête d’une virginité, personnages animés d’intentions inavouables ? On donne de nous une image de république et de société éclatées en mille et un morceaux alors que ce n’est vraiment pas le cas. Alors pourquoi cette dérive nuisible à l’intérêt général (l’image du pays) et comment l’endiguer ?
  7. Engager un débat national sur l’adaptation du système de suffrage au contexte d’un pays où l’analphabétisme ou le faible niveau de scolarité sont encore l’apanage d’une majorité de la population et qui en font des proies faciles pour les partis. Au risque de paraître démocratio-claste, je pose la question de l’égalité des voix électorales. Pour élire ceux qui doivent s’occuper de notre cadre de vie quotidien, il est clair que le suffrage universel est légitime, car les questions abordées sont concrètes, à portée locale et de court terme. Par contre, quand il s’agit de l’avenir de tout le pays et sur un horizon éloigné (défense, diplomatie, justice, économie, éducation), la complexité de l’information et de ses retombées sur la vie du pays et des ménages incite à plus de discernement dans la définition du corps électoral et dans le mode de scrutin. Un des objectifs sera d’éviter que des partis se jouent de l’ignorance d’une grande partie du corps électoral et n’en profitent pour faire n’importe quoi sur la base de la légitimité d’élections trompeuses. Les spécificités de notre corps électoral nécessitent un système plus élaboré que le basique suffrage universel, paradigme hérité de l’ancienne puissance coloniale.

* Architecte et urbaniste.

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