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Guerre ou paix en Libye : Coup de poker pour une mission impossible à Berlin

Fayez Sarraj/Angela Merkel/Khalifa Haftar.

Entre une guerre civile qui perdure, alimentant toutes sortes de trafics, et une paix introuvable, Angela Merkel va tenter dimanche prochain, 19 janvier 2020, à Berlin, une mission qui paraît impossible: réconcilier les «frères-ennemis» libyens pour permettre à l’Europe de reprendre la main.

Par Hassen Zenati

C’est le dernier acteur international auquel on aurait pensé pour le charger de sortir la Libye du chaos dans lequel elle n’a cessé de s’enfoncer depuis l’intervention militaire de l’Otan pour renverser le colonel Mouammar Kadhadi en 2011. L’Allemagne, relativement repliée sur elle-même depuis la fin de la seconde guerre mondiale, ne s’intéressant qu’à son arrière-cour à l’est de l’Europe depuis la chute du mur de Berlin en 1989, n’a en effet pas de relations particulières avec Tripoli, et n’aspire manifestement à aucun rôle stratégique en Afrique, ni dans le Monde arabe.

Mais, si la chancelière Angela Merkel, dont l’étoile a terni, a finalement accepté en fin de mandat, de se sacrifier dans ce qui s’apparente à une mission suicide, c’est qu’elle est sans doute considérée comme la seule à même de préparer le terrain à une reprise en main de l’Europe dans un pays transformé en neuf ans de guerre civile en gruyère, par les affrontements des milices armées d’obédiences diverses et les interventions étrangères.

Ambiguïté sur les intentions réelles des uns et des autres

Alors que l’Espagne regarde ailleurs et que la Grande-Bretagne, occupée par le Brexit, s’est mise ostensiblement à l’écart, attendant que sonne son heure, selon une approche opportuniste habituelle de sa diplomatie, les deux principaux acteurs européens concernés par le théâtre libyen: la France et l’Italie, ne cessent de se tirer la bourre en se faisant une sourde guerre par procuration.

Sans le dire ouvertement, laissant planer une certaine ambiguïté sur ses intentions réelles, Paris soutient le Maréchal Khalifa Haftar, l’homme de Benghazi, alors que Rome affiche ouvertement son appui à Fayez Sarraj, l’homme de Tripoli, qui officie à la tête d’un gouvernement d’Union nationale (GNA), fantôme sur le terrain, mais seul reconnu par la communauté internationale. Le gouvernement rival, adossé à Haftar, installé à Tobrouk, se prévaut d’une légitimité incomplète, ayant été investi par une Assemblée régulièrement élue, certes, mais ne bénéficiant pas de la reconnaissance internationale.

Les deux protagonistes européens, dont les rivalités en Méditerranée remontent au début du XXe siècle, lorgnent avec la même gourmandise le pétrole libyen représentant les plus grandes réserves d’Afrique, avec une huile de très grande qualité, dépourvue de souffre, et bénéficiant à ce titre de primes substantielles.

Les gisements, les puits et les terminaux ont été «sécurisés» il y a quelques mois contre les pillages tribaux. Les troupes du Maréchal «rebelle» se sont assuré le contrôle du «croissant pétrolier». Ils entendent utiliser ce butin de guerre dans un marchandage diplomatique pour obtenir les pouvoirs auxquels aspire leur chef dans la nouvelle gouvernance libyenne, qui a commencé à s’esquisser à la conférence de Skhirat (Maroc) en 2015, sans avoir jamais trouvé sa conclusion.

Ancienne puissance coloniale en Libye, l’Italie entend faire prévaloir son antériorité sur la France pour l’exploitation et la valorisation du pactole libyen. Elle bénéficie déjà d’environ 45% des hydrocarbures du pays à travers son entreprise publique ENI, en s’appuyant sur un accord avec le gouvernement Sarraj et des ententes à géométrie variable, plus ou moins fragiles, avec des milices contrôlant en tout ou en partie des sites où sont implantés les usines et oléoducs de l’ENI.

L’affrontement franco-italien limite par la force des choses l’influence de l’Union européenne (UE), qui ne parvient pas à parler d’une seule voix dans un dossier où les Etats-Unis, sous des airs de détachement, entendent avoir aussi leur mot à dire. Pour les analystes, l’Europe n’a toujours pas trouvé de réponse commune au changement géopolitique induit par la chute de Mouammar Kadhafi, dont profitent pour l’instant la Russie et la Turquie très actifs aux côtés des deux camps rivaux à Tripoli et à Tobrouk (Benghazi).

Le gratin de tout ce qui tourne autour de la Libye à Berlin

Pour assurer le maximum de conditions de succès à une conférence – on n’ose plus dire de la dernière chance – qu’elle prépare studieusement depuis l’automne dernier, Angela Merkel a invité le gratin de tout ce qui tourne autour de la Libye.

Placée sous l’égide de l’Onu, avec la participation de l’Union Africaine (UA), la conférence de Berlin rassemble les cinq membres du Conseil de sécurité : Etats-Unis, Grande Bretagne, France, Russie et Chine, ainsi que l’Allemagne, la Turquie, l’Italie, l’Égypte et les Émirats arabes unis. Omise au premier tour, l’Algérie, qui a une longue frontière avec la Libye, une solide armée et des relations historiques avec le pays voisin : le roi Senoussi, unificateur du pays, était un descendant direct des tribus Senoussi des Monts de Tlemcen (ouest algérien), a été admise au tour de rattrapage après que son gouvernement eut froncé les sourcils d’incompréhension et de désapprobation en direction de Berlin.

Immédiatement après l’invitation, Alger a été le théâtre d’un ballet diplomatique intense qui a vu débarquer le chef du gouvernement de Tripoli, Fayez Sarraj, une délégation du Maréchal Haftar, les ministres des Affaires étrangères d’Egypte et de Turquie et, last but not least, le président du Conseil italien Guiseppe Conte. Parallèlement, le ministre algérien des Affaires étrangères, Sabri Boukaddoum, a été dépêché au Golfe, auprès de l’Arabie Saoudite et des Emirats arabes unis, deux autres pays clés dans le dossier libyen.

Grande oubliée de ce forum: la Tunisie, voisin immédiat, qui supporte depuis près de dix ans le fardeau libyen avec ses dommage collatéraux, mais dont la présence, pour des raisons incompréhensibles tenant, dit-on, à l’absence d’un ministre des Affaires étrangères de plein exercice, n’a pas été jugée indispensable parmi l’aréopage international, qui doit se pencher sur «l’homme malade du Maghreb».

Le Maroc non plus n’a pas été invité, alors qu’il avait abrité la première conférence de réconciliation libyenne en 2015 à Skhirat, et qu’à ce titre il avait sans aucun doute sa place parmi les hôtes de Berlin.

Les ambitions modestes d’Angela Merkel

Avertie des difficultés qui l’attendent, Angela Merkel s’est fixée volontairement des objectifs modestes: circonscrire les interventions étrangères et faire en sorte que les affrontements actuels ne tournent pas en une guerre par procuration entre «parrains» des protagonistes locaux, comme en Syrie, accroissant la souffrance des populations, l’insécurité en Méditerranée, et aggravant le flux de migrants mettant à profit la brèche ouverte pour se rendre en Europe en traversant la «mare nostrum» au péril de leur vie. On compte désormais par milliers les migrants qui ont été engloutis par la «Grande Bleue» depuis 2011. Sans s’attendre à un grand succès diplomatique, dont elle n’a pas réellement besoin, Berlin estime que «chaque pas compte pour parvenir à la paix». Selon elle, il faut mettre fin à la crise politique pour prévenir la faillite imminente de l’Etat hérité de Kadhafi, ce qui permettra de jeter les bases d’un nouvel édifice qui sera reconstruit autour d’institutions démocratiques, dit-on dans l’entourage de la chancelière.

En réalité, les choses n’en prennent pas le chemin, estiment cependant les analystes les plus pessimistes, qui ne voient pas pointer le bout du tunnel. Alors que la médiation russe pour un cessez-le-feu entre le Maréchal Haftar – dont les troupes menacent depuis avril de prendre d’assaut Tripoli, sans y parvenir – et ceux de Fayez Sarraj, a échoué sur le fil à Moscou, à quelques jours de la conférence de Berlin, l’intervention militaire directe turque dans le conflit ne fera qu’attiser les tensions.

Ankara utilise les «mercenaires» islamistes fuyant la Syrie

L’homme fort d’Ankara, Recep Tayyip Erdogan, qui continue à renforcer sa présence militaire aux côtés de Sarraj, en envoyant des troupes lourdement équipées et des conseillers, a averti qu’il n’hésiterait pas à ordonner à ses armées «d’infliger une sévère correction» au Maréchal Haftar, si ce dernier s’aventurait à franchir les «lignes rouges» tracées autour de Tripoli, pour préserver l’autorité du GNA. Haftar est-il prêt à renoncer à la solution militaire, dont il affirme détenir les moyens, et qui le propulserait à la tête d’un nouvel Etat ? Ses tergiversations chaque fois qu’il est invité à des négociations sur un cessez-le-feu : deux fois Paris, une fois en Italie et la dernière fois à Moscou, ne rassurent pas sur ses intentions de renoncer à sa stratégie de prise du pouvoir par la force des armes, qui lui a permis de «nettoyer» la région de Benghazi de ses redoutables milices islamistes et de prendre récemment le verrou de Syrte, coupant ainsi la route devant les milices rivales de Misrata.

L’équation déjà complexe s’est alourdie ces dernières semaines par l’apparition de «mercenaires» islamistes fuyant la Syrie et qu’Ankara aurait volontairement dirigés vers la Libye pour renforcer les milices de Tripoli. Ils seraient 2000, dit-on, bien aguerris, payés et convoyés par l’armée turque, qui se sont implantés autour de Tripoli, à la disposition de Fayez Sarraj. Ils seraient en train de former une brigade portant le nom d’Omar El-Mokhtar, symbole de la lutte contre la colonisation italienne, et dont Kadhafi avait fait une icône nationale. Le Maréchal Haftar, qui compte de son côté sur un apport de mercenaire soudanais et tchadiens estimé à 3000 personnes, a exigé leur départ du pays comme condition sine qua non pour signer un quelconque cessez-le feu.

Entrée dans l’arène sans une grande provision de biscuits, Angela Merkel aura-t-elle assez de son équation personnelle, qui reste importante malgré tout, pour surmonter les obstacles qui l’attendent et venir à bout des difficultés qui s’accumulent à l’horizon d’un pays à la dérive ? Difficile de le prédire. Mais, ce qui importe par dessus tout à la Chancelière allemande c’est de trouver un «arrangement» pour tarir le flux de migrants déferlant en Europe à travers la Libye en quittant l’arène la tête haute. À l’origine de son «désamour» avec ses électeurs en Allemagne, ce flux qui restera intarissable sans la paix, est aussi au cœur d’une grande discorde au sein de l’Union européenne, qui aspire à reprendre la main sur un conflit qui n’a cessé de lui échapper.

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