Pour sauver le monde de la pandémie de la Covid-19, il a fallu sacrifier l’économie. Voilà la situation redoutable que les décideurs de tous les pays y compris la Tunisie ont à affronter. La crise engendrée par cette pandémie ne ressemble à aucune autre. Elle a commencé par un choc de l’offre – la production a chuté alors que les travailleurs restaient chez eux – et a été suivi d’un choc de la demande alors que les revenus diminuaient.
Par Ezzeddine Larbi *
Selon les estimations officielles, le PIB de la Tunisie va se contracter d’au moins 7% et le chômage atteindra les 22%. La situation des finances publiques et du chômage déjà très préoccupante avant la pandémie s’est brutalement détériorée depuis le déclenchement de la Covid-19. Les besoins de financement devraient doubler pour s’élever à 23 milliards de dinars en 2020 contre 11 milliards de dinars programmés dans la Loi de Finances 2020 (LF 2020). Le ratio de la dette publique devait se rapprocher de 85% et peut être plus. Le coût du service de la dette se rapproche du seuil de 30% du budget, ce qui pose le problème de la capacité effective du remboursement de la dette en cours à pression fiscale constante sachant que la pression fiscale a augmenté pour atteindre près de 30%.
Des informations concordantes/croisées font état, à court terme, d’un gel partiel, espérons non total, de l’investissement public (titre II), ce qui entraîne un gel provisoire de paiement de la dette contractée par l’Etat au niveau des fournisseurs alors que la dette contractée par l’Etat auprès du secteur privé atteindra 8,3 milliards de dinars.
Dans ce contexte l’urgent, à court terme, est la stabilisation macroéconomique accompagnée du paiement des salaires, de l’assistance aux plus vulnérables, et du remboursement de la dette en siphonnant tout ou partie des 6,3 milliards de dinars inscrit dans la LF 2020 au titre du programme d’investissement public.
Ressources exceptionnelles préserver le capital humain et les entreprises
Comme tous les pays du monde, la Tunisie a mobilisé des ressources importantes et exceptionnelles pour : faire face à la catastrophe sanitaire, humanitaire, sociale et économique; préserver son capital humain et social (santé, préservation de l’équilibre des travailleurs dont les revenus sont perdus et soutien aux plus affectés surtout les couches les plus vulnérables); et préserver le tissu économique des entreprises et institutions qui produisent les richesses et qui seraient appelées à reprendre leurs activités pour employer, payer les impôts et créer la croissance.
Un plan d’urgence de 2,5 milliards de DT (0,71 milliard de dollars ou 1,8% du PIB) a été annoncé le 21 mars. Le paquet comprend le report des paiements de l’impôt sur les sociétés (IS), d’autres taxes et cotisations sociales, des exonérations de TVA, des procédures de remboursement de TVA et d’accélération des remboursements, un rééchelonnement des taxes et des douanes arriérés, et autres afin de fournir des liquidités au secteur privé, en limitant les licenciements et en protégeant la population la plus vulnérable, en particulier dans le secteur informel.
Le plan comprend également une extension de l’allocation budgétaire pour les dépenses de santé ainsi que la création d’un fonds de 100 millions de dinars (MDT) pour l’acquisition d’équipements pour les hôpitaux publics. Sur le plan social, cela inclut également les transferts monétaires pour les ménages à faibles revenus, les personnes handicapées et les sans-abri (450 MDT pour trois mois).
Sur le plan macro-financier, la Banque centrale de Tunis (BCT) a réduit son taux directeur en mars de 100 pb. Elle a aussi annoncé un train de mesures pour soutenir le secteur privé, en demandant aux banques de différer les paiements sur les prêts existants et de suspendre les frais de paiement et de retrait électroniques. Elle a également demandé aux banques de reporter le remboursement des crédits par les salariés pour une période de 3 ou 6 mois, en fonction du niveau de revenu net.
Par ailleurs, le gouvernement a annoncé un ensemble de mesures financières comprenant la création de fonds d’investissement (600 MDT), une garantie de l’Etat pour les nouveaux crédits (500 MDT), l’activation d’un mécanisme permettant à l’Etat de couvrir la différence entre le taux directeur et le taux d’intérêt effectif des prêts d’investissement dans la limite de 3%.
Plusieurs questions prioritaires nécessitent de vrais débats au niveau national afin d’arriver à un consensus sur des orientations et choix fondamentaux notamment sur le rôle du secteur privé; sur le développement régional, sur le rôle de l’innovation, du numérique et de la création; sur la justice sociale et la justice fiscale; sur la répartition des richesses; sur la recherche des rentes, des privilèges et des positions dominantes; sur la corruption…
En finir avec les pesanteurs d’une transition qui perdure depuis 2011
Il est hasardeux de vouloir résoudre ces problèmes clés pendant une grande crise aussi sévère que traverse le pays. Sur le plan politique, le régime en place doit être redéfini. Le mode de scrutin en général devrait être révisé. Des réaménagements techniques doivent être apportés à la Constitution et au règlement intérieur de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP).
La constitution a mis en place un régime hybride. En effet le régime actuel n’est ni parlementaire, ni présidentiel, ni d’assemblée. Il ne se base ni sur une réelle séparation ni sur une réelle interférence de pouvoirs. Dans ce type de régime, le chef de gouvernement se trouve dans l’incapacité de prendre des décisions salutaires pour le pays et de mobiliser les moyens nécessaires pour exécuter réellement sa politique.
La responsabilité politique est en effet un canal déterminant par lequel le capital social peut améliorer le bien-être économique et social et le fonctionnement des institutions. Pour notre pays, la question de fond est donc de savoir quelles seraient les circonstances susceptibles de modifier substantiellement les règles du jeu à court terme et dans les années à venir pour baliser et tracer les voies de la rigueur et de la relance.
À court terme et quelles que soient les décideurs au plus haut niveau, conservateur, de droite ou autre, la réalité économique mènera inéluctablement aux négociations, négocier aussi bien avec le Fonds monétaire international (FMI) qu’avec la Banque mondiale (BM) ou d’autres bailleurs de fonds pour financer les déficits budgétaires et courants ainsi que leur appui aux projets d’investissements. Les appuis des bailleurs de fonds demandés seraient axés sur les résultats contrairement aux appuis budgétaires généraux qui sont fongibles. Ces programmes axés sur les résultats («P4R») sont de nouveaux instruments qui se situent entre les appuis au budget et les financements de projets. Les ressources sont décaissées en fonction des résultats réalisés et certifiés par des institutions indépendantes. Ce genre de programme est très fondamental pour un pays comme la Tunisie qui a besoin de ressources qui seraient exclusivement allouées aux résultats réalisés d’un programme d’appui au développement durable et inclusif.
La Tunisie gagnerait à en finir avec une transition qui perdure depuis 2011. Il faut des décideurs de courage et de compétences au plus haut niveau de l’Etat. L’autorité pour rétablir celle d’un État affaibli, car presque tous les dossiers revêtent un caractère d’urgence absolue. Raison de plus pour que se tenir à distance des partis, un gage d’indépendance et d’objectivité qui rassurerait une population échaudée par les conflits partisans.
La Tunisie saura éviter une perspective sombre par la mise en place dans les meilleurs délais de la trame de mesures urgentes de réforme économiques et sociales. Ceci donnerait un signal fort permettant d’espérer un rapide rétablissement de la stabilisation économique et permettrait au pays de concrétiser et utiliser tout son potentiel pour rétablir la confiance, relancer véritablement la croissance, répondre aux aspirations de ses citoyens, développer ses régions.
Nouveau modèle économique et «démocratie participative»
On ne peut pas raisonner comme au temps de la Tunisie d’auparavant, le jeu n’est plus exclusivement tunisien. Refuser au nom de considérations idéologiques précédentes d’avancer dans les réformes, c’est se priver maintenant d’opportunités de création de richesse et d’emploi pour le pays.
Pendant cette grande crise, la priorité est la solidarité. Ce n’est pas en temps de guerre que les confrontations et les différences d’approche peuvent être résolues au mieux. Ce contexte fait ressortir très clairement l’urgence de la mise en œuvre par les décideurs au plus haut niveau de l’Etat d’actions vigoureuses pour juguler de manière irréversible la crise actuelle et s’accorder sur la nécessité d’un compromis et d’un sursaut national sinon cela revient à ne pas porter assistance et secours à une économie et un modèle social, si perfectible soit-il, en danger.
L’impératif est de mobiliser les ressources exceptionnelles pour financer les besoins de préservations du capital humain, suivi de politiques économiques et sociales adéquates qui aideront le rebond/relance en agissant essentiellement sur l’offre/production avec une coordination étroite entre politique budgétaire et monétaire, des réallocations des ressources de manière à aplatir la courbe des faillites des entreprises, réformer le marché du travail et s’adresser aux inégalités notamment de revenu, régionales, intergénérationnelles ainsi que des risques sociaux.
En Tunisie, les résultats des élections présidentiels de 2019 en particulier signalent que le modèle de développement actuel a atteint ses limites pour un grand nombre de citoyens et qu’un nouveau modèle de développement s’impose. Avec une approche participative, le premier levier semble la réduction des inégalités, la fourniture des services de base tels que, la santé, l’éducation, les infrastructures de base, l’emploi, suivi de l’amélioration du climat des investissements comme second levier qui est un objectif important pour le développement économique et social de La Tunisie.
La régionalisation semble désormais constituer un tournant décisif dans la gouvernance territoriale en Tunisie. De ce fait, les prérogatives des régions gagneraient considérablement à être élargies au niveau des attentes et seront prêts à devenir le moteur de la mise en œuvre des politiques sectorielles et le catalyseur des synergies entre l’ensemble des acteurs économiques agissant sur le territoire.
Grâce à l’instauration de nouveaux mécanismes de la «démocratie participative», les régions peuvent également devenir l’espace par excellence pour la participation active de la population à la gestion des affaires régionales et à l’effort de développement territorial. C’est l’approche «Bottom-up». La déclinaison des plans locaux et régionaux est d’assurer un déploiement du processus de régionalisation à un développement territorial équitable, équilibré, inclusif et adapté aux spécificités de chaque région selon les vœux exprimés par les citoyens. Ainsi, la région deviendra un pôle économique capable de créer de l’emploi, de valoriser ses richesses et de soutenir ses secteurs productifs pour assurer une croissance inclusive, au service du citoyen.
*Professeur agrégé d’économie, Faculté de droit et des sciences politiques et économiques et IHEC Tunis, consultant et ancien économiste en chef à la Banque mondiale et à la BAD.
A suivre.
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