Dans cette «Lettre ouverte au président de la république», l’auteure, constituante de son état, interpelle le président Kaïs Saïed sur son interprétation de la constitution, qui ne souffre aucune ambiguïté quant à l’affirmation de l’égalité entre l’homme et la femme «Si vous voulez que les choses changent et avancent, proposez un projet de loi pour modifier le code électoral et le financement des partis et un projet sur la moralisation de la vie publique. Et laissez l’interprétation de la constitution à celles et ceux qui en ont les prérogatives», lui-dit-elle.
Par Nadia Chaabane *
Monsieur le président, lors de votre discours du 13 août 2020, alors qu’on fêtait l’anniversaire de la promulgation du Code du statut personnel (CSP) qui a ouvert la voie à la libération des femmes tunisiennes et à la marche vers l’égalité des droits, vous n’avez pas hésité à remettre sur le tapis un aspect de votre «vision» et par la même à remettre à l’ordre du jours des débats qui divisent à un moment ou le pays a besoin de rassemblement pour sauver ce qui peut l’être.
Vous ne pouvez ignorer que la constitution n’a pas été le fruit du seul travail des élus constituants mais a été longuement discutée dans la société tunisienne et des centaines d’association y ont pris part. Certains articles ont donné lieu à beaucoup d’échanges et de débats, ont mobilisé les Tunisien-nes dans la rue pendant des semaines et un sit-in qui a duré plusieurs mois pour défendre une constitution qui consacre les droits et libertés fondamentales, protège les droits acquis des femmes, l’égalité entre les femmes et les hommes et sépare le religieux et la politique. La constitution adoptée le 26 janvier 2014 à une très large majorité des constituants ne souffre nullement d’ambiguïté sur la question de l’égalité (article 21) et sur la protection des les libertés et droits fondamentaux dont l’essence même ne doit être remise en cause par aucune législation (article 49)
Or dans votre discours, après avoir rappelé fort justement, que l’Etat n’avait pas de religion, vous n’avez pas hésité à affirmer d’une part que l’égalité énoncée à l’article 21 était entre les citoyennes et les citoyens et ne concernait pas la sphère familiale (sic !) et qu’en matière d’héritage le texte du Coran était clair et qu’en la matière ce qui importait selon vous n’est pas l’égalité mais la «justice».
Etant constituante et ayant participé à l’élaboration de ce qui est désormais notre loi fondamentale, souffrez ces quelques rappels…
Lors de l’élaboration de la constitution, vous avez eu maintes fois l’occasion de présenter votre vision et vous avez été auditionné à l’Assemblée nationale constituante (ANC) comme beaucoup d’autres juristes mais votre approche n’a pas été retenue par les élus.
Lors des débats, certains voulaient introduire comme source de droits le Coran et la Sunna, d’autre la Charia, et des centaines de milliers de Tunisien-nes étaient dans la rue pour dire NON.
Lors du vote de la constitution, en janvier 2014, deux amendements ont été présentés : l’un proposait l’islam et l’autre le Coran et la Sunna comme source principale de la législation, et ils ont été rejetés. Une troisième tentative qui voulait réintroduire la référence à la religion dans l’article relatif à la révision de la constitution «l’interprétation de la constitution ne doit pas être en contradiction avec l’article 1» a finalement été retiré sous la pression.
Ainsi donc les constituants se sont volontairement inscrits dans une vision universaliste «civile» comme le précise l’article 2 : «La Tunisie est un Etat civil fondé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit.» Cet article ne peut faire l’objet de révision.
Recourir au Coran comme une source de droit n’est donc plus possible puisque la question a été débattue longuement et explicitement, que des votes ont exclu cette possibilité de manière claire et définitive. Par ailleurs, d’autres sourates du Coran sont aussi claires et pourtant, on ne coupe plus la main du voleur depuis longtemps et les châtiments corporels sont bannis du code pénal.
Vous référer aujourd’hui au Coran pour refuser l’égalité dans l’héritage est tout simplement une violation de la constitution dont vous êtes garant. Que vous ne soyez pas favorable est votre droit mais que vous décrétiez comme vous semblez le faire que cela n’est pas possible, c’est vous arroger un droit d’interpréter et la constitution et le Coran et surtout introduire une ambiguïté et raviver des débats dont le pays pourrait bien se passer.
De même la question de l’égalité entre les citoyens est claire dans la loi fondamentale; il n’est pas question de lui substituer le terme de «justice» dont la dominante morale prévaut sur le sens juridique.
Le mot égalité entre les citoyens figure dans le préambule et dans l’article 21. Il n’a pas été choisi par hasard ou pour plaire mais pour répondre à une exigence première celle de l’égalité de tous les citoyens. Etablir une différence entre sphères publique et privée nous renvoie à une lecture du droit d’un autre temps où les femmes n’étaient pas citoyennes et où les enfants, les handicapés, les personnes malades… ne jouissaient d’aucune protection.
Aujourd’hui, un enfant est protégé dans le cas de maltraitance dans la sphère privée et il ne viendrait à personne le droit de contester cela, car l’Etat lui doit protection. Renvoyer certaines questions à cette sphère privée à une sorte de «justice» qui se ferait dans le cadre des relations intra familiales, c’est ouvrir la porte à l’arbitraire et aux inégalités de traitement. Or l’article 46 de la constitution est en parfaite cohérence avec l’article 21, toutes discriminations et toutes violences à l’encontre des femmes sont à combattre et il n’est pas question de réintroduire de l’arbitraire tel que vous le suggérez.
Ce qui semble incroyable en vous écoutant c’est votre déni de la réalité et ce sur plusieurs points.
Vous revisitez le texte au travers de votre grille de lecture personnelle laissant croire que ceci est possible puisque vous, président, vous le dites. Or, être président de la république ne vous autorise pas à interpréter la constitution, mais vous oblige à en êtes le garant et vous avez prêté serment dans ce sens-là; que cette constitution vous plaise ou non, là est un autre débat. Si vous n’êtes pas d’accord avec certaines dispositions vous ne pouvez aller sur le terrain de l’interprétation, il est réservé à une cour constitutionnelle qui n’a pas encore vu le jour.
Cette cour devra d’ailleurs, pour interpréter et juger de la constitutionnalité des lois qui lui seront soumises, avoir recours aux délibérations et débats qui ont permis d’adopter le texte final car en matière d’interprétation de constitution, les délibérés des constituants sont la première des sources puisqu’il s’agit d’une loi fondamentale et si une source de droit par exemple a été rejetée, elle ne peut sous peine de violation de la constitution être réintroduite
En l’absence de cour constitutionnelle, vous ne pouvez la remplacer d’autant qu’une instance provisoire a été prévue dans la constitution.
Vous ne pouvez vous substituer à aucune de ces instances et prendre des libertés quant à la constitution. Vous pouvez même être amené à promulguer une loi qui ne vous satisfasse pas totalement par respect pour la démocratie. Il ne s’agit pas de défendre votre opinion, mais de respecter des instances, et de surtout de vous en tenir à la constitution. Vous n’avez cessé de défendre votre vision dans votre campagne électorale, cependant cette campagne a pris fin le jour où vous avez prêté serment. À vous incombe aujourd’hui, le respect de cette constitution et si vous souhaitez la modifier, cette loi fondamentale vous permet de proposer un projet de loi. Mais si la totalité du texte ne vous convient pas et c’est ce qui ressort de votre remise en cause permanente de la nature du régime politique, du fonctionnement des instances législatives, des pouvoirs locaux… et si vous rêvez d’un autre modèle d’organisation de la société, vous ne pouvez l’atteindre qu’en appelant à une constituante ce qui n’est guère possible dans le cadre de votre mandat. À moins de basculer dans un tout autre choix celui d’un appel à l’insoumission pour tout remettre à plat.
En tant que constituante, j’ai défendu un régime politique mixte, et j’ai tout fait pour participer activement à la mise en place de contre-pouvoirs indépendants et je suis heureuse de ne pas avoir défendu un régime présidentiel et si demain c’était à refaire je dirais encore non à donner les pleins pouvoir à une seule personne. Le pays a déjà connu deux expériences qui ont apporté leurs lots de joie mais aussi beaucoup de malheur et d’oppression. Si vous voulez que les choses changent et avancent, proposez un projet de loi pour modifier le code électoral et le financement des partis et un projet sur la moralisation de la vie publique. Et laissez l’interprétation de la constitution à celles et ceux qui en ont les prérogatives.
* Constituante.
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