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Le blues d’une Tunisienne résidant à l’étranger

Je n’ai pas entendu ou lu quelqu’un rappeler, dans les médias et sur les réseaux sociaux, que les Tunisiens résidents à l’étranger (TRE) sont avant tout des Tunisiens citoyens à part entière et qu’ils refusent d’être les boucs émissaires de l’incompétence des gouvernants qui prennent des risques en ouvrant les frontières et veulent en faire assumer la responsabilité aux seuls TRE.

Par Nadia Chaabane *

Après les augmentations des tarifs consulaires de manière sournoise, sans information préalable, les mesures prises pour le confinement avec la première semaine à l’hôtel à nos frais, je viens d’apprendre que les Tunisiens résidents à l’étranger (TRE) à qui on demande un auto-confinement de 14 jours doivent signer un engagement où il est prévu 6 mois de prison et une amende en cas de non-respect alors que partout dans le monde, les sanctions sont plutôt financières.

Le recours au code pénal connu pour son caractère liberticide est un choix délibéré fait par le gouvernement qui avait la possibilité, en vertu des pouvoirs spéciaux dont il dispose en la matière, de prévoir des sanctions d’une autre nature.

Attitude de méfiance et communication insuffisante

Cette attitude de méfiance et l’absence de toute communication digne de ce nom alimente le sentiment d’être maltraités par notre gouvernement d’autant qu’on ne sait toujours pas si les touristes vont signer le même engagement que les TRE ou pas et s‘ils encourent ou pas les mêmes sanctions en cas de non-respect du protocole ?

De plus, on apprend que les TRE seraient soumis à une surveillance par le biais d’une application qui va permettre leur localisation. Encore une mesure qui peut être liberticide si elle n’était pas entourée des garanties et de l’aval de l’Instance nationale de protection de données personnelles (INPDP) car cela concerne des citoyens.

Bien sûr, aucune information n’est donnée au préalable; on apprend les choses au compte-goutte et en dehors de toute information officielle.
Ce n’était pourtant pas compliqué de s’adresser directement à nous lors d’une allocution spécifique pour nous informer de l’ensemble des mesures, et de leur motivation.

Nous sommes plus d’un million à être concernés par ces dispositions; aucun de nous ne souhaite faire prendre des risques à sa famille. Nous sommes, aussi, conscients que nous traversons une période exceptionnelle et qu’il n’est pas simple de s’adapter et de trouver des solutions qui prennent en compte un certain nombre les contraintes.

Le chef du gouvernement a bien parlé de «changer de logiciel» mais il me semble que ce changement ne s’applique pas lorsqu’il s’agit de TRE. Aucun changement dans la manière de nous percevoir, de nous informer, de nous prendre en compte… Pas l’ombre d’un changement si ce n’est en pire.

Les TRE, ces éternels mal-aimés

Visiblement, le gouvernement veut que les TRE rentrent car ils peuvent contribuer à relancer un peu la saison mais il les considère comme un danger potentiel et les soumet à des contraintes, pour beaucoup incompréhensibles, sans prendre aucunement la peine d’user de pédagogie.
Comme le dit le proverbe français «On ne peut avoir le beurre et l’argent du beurre».

C’est pourtant l’impression que donne le gouvernement. Il veut bien de notre retour et notre apport financier mais nous traite comme un facteur de risque et décrète, pour nous, l’auto confinement obligatoire de 14 jours assorti de sanctions pénales en cas d’inobservation. Ce faisant, il envoie à l’opinion deux messages qui ne font qu’augmenter la psychose. D’une part la Tunisie est sortie victorieuse du combat contre la Covid-19 et d’autre part les TRE peuvent nous ramener le virus, d’où le confinement et les sanctions prévues qui peuvent aller jusqu’à une peine de prison.

Sans être médecin, on peut pourtant affirmer et c’est avéré, qu’il y a pas mal de personnes asymptomatiques et que les tests ne sont pas complètement fiables puisque les marges d’erreur sont de 30%. Donc le confinement de 14 jours qui a été décidé au départ pour réduire la propagation éventuelle n’empêche pas les risques qui subsistent même avec ces mesures car le risque zéro n’existe pas.

Sans exagérer, on peut aussi affirmer que le choix fait d’une sanction de 6 mois de prison et le système de surveillance avec une application de traçabilité, un peu comme un bracelet électronique qui ne porte pas son nom, participent, dans l’inconscient collectif, à nous stigmatiser encore plus.

Ah, ces fameux «cas importés» !

Ces «cas importés» stigmatisés, malmenés par une partie de l’opinion publique et réduits à de simples chiffres par les pouvoirs publics, sont pourtant des Tunisiens comme les autres et ils sont en train de vivre un double drame.

Ils subissent une crise sanitaire planétaire inédite en étant loin des leurs, mais aussi un sentiment d’abandon des leurs compatriotes qui les traitent en pestiférés car présentés comme tels par les pouvoirs publics. Ce sont les fameux «cas importés» dont on nous rabâche les oreilles tous les jours depuis des mois.

Beaucoup ont fini par associer ce «cas importé» à Tunisien venant de l’étranger, à «virus»… On a déshumanisé le cas importé… On l’a réduit à quelque chose qui est porteur d’un danger potentiel, alors que ce cas importé est un frère, un oncle, une cousine, un fils… et que quasiment toutes les familles ont quelque part dans le monde un membre qui pourrait être ce «cas importé».

La crise de la Covid-19 a eu une répercussion encore plus dure à vivre pour celles et ceux qui sont loin de leurs familles, l’inquiétude est démultipliée et la crainte de tomber malade ou de mourir alors qu’on est seul-e ou loin des siens, les craintes de perdre un membre de la famille et ne pas pouvoir l’accompagner.

Ces Tunisiens décédés et enterrés à l’étranger

Cent quatre-vingt Tunisiens et Tunisiennes sont décédés à l’étranger, souvent oubliés des statistiques avancées comme si celles et ceux qui résident ailleurs perdaient leur appartenance en partant. Cent quatre-vingt tunisiens ont été enterrés en terre étrangère car les dépouilles ne pouvaient être rapatriées. Beaucoup voulaient être inhumés chez eux mais leur volonté ne pouvait être réalisée avec la fermeture des frontières.

Au-delà de ces victimes du virus, d’autres sont morts, les corps ont été rapatriés mais sans que les familles puissent les accompagner. Pour beaucoup, c’était un vrai déchirement, mettre le corps d’un parent dans un avion-cargo est loin d’être insignifiant, un paquet parmi d’autres paquets.

Les familles passent 3 jours à constituer un dossier et envoyer un mandat à un membre de la famille pour s’occuper des obsèques sur place, difficile de faire son deuil à distance. Une situation très compliquée à gérer et vécue dans la souffrance par ceux qui restent. Ce confinement et la fermeture des frontières ont eu des répercussions terribles sur les familles qui ont perdu un être cher et n’ont pu l’accompagner. Dans cette situation comment faire son deuil ?

L’éloignement augmente les angoisses et fragilise encore plus les personnes dans cette période un peu particulière, elle peut amener les personnes à prendre des décisions irrationnelles. Le besoin de partir en Tunisie s’inscrit, pour beaucoup, dans ce besoin. Ces personnes ne sont ni irresponsables, ni inconscientes, elles ont juste besoin de se rapprocher de leurs familles de peur que cela ne soit la dernière fois. L’éloignement des proches est d’une extrême violence. Le voyage de l’été est aussi vécu pour une majorité de TRE comme un pèlerinage annuel, il a une portée symbolique particulière. Certains, à peine rentré des vacances en septembre, commencent à économiser pour l’année d’après.

Un pèlerinage annuel a portée symbolique

Beaucoup de familles ne partent nulle part ailleurs en France par exemple, elles ne connaissent que le coin où elles vivent. Pendant le confinement, cette question s’est imposée dans la communauté tunisienne : est-ce qu’on va pouvoir partir? Avec le déconfinement et le retour à une forme de normalité, beaucoup s’accrochent à ce voyage car il s’inscrit dans la normalité. Il rassure, il signifie le retour à la vie d’avant. Or, depuis les démarrages des vols entre la France et la Tunisie et l’évocation d’un retour possible vers le pays pour les vacances, les pouvoirs publics n’ont cessé de dire une chose et son contraire, les annonces sont accompagnées d’imprécision déstabilisante.

À chaque annonce, les informations étaient incomplètes, on laisse des familles rentrées, elles sont confinées à l’hôtel, 2 jours plus tard on informe celles qui ont des enfants de moins de 10 ans en étaient dispensées.

Les informations arrivent au compte-goutte et sur fond d’indécision et de flou. Les pouvoirs politiques n’ont à aucun moment compris que des familles ne peuvent s’organiser au dernier moment, qu’elles avaient besoin d’un calendrier clair où les choses étaient consignées en toute transparence.

Ce ne fut pas le cas, on a continué à distiller les infos par bribes… Celles et ceux qui n’étaient pas sur les réseaux sociaux avaient du mal à obtenir des informations fiables… en 2020, beaucoup se sont encore retrouvés à compter sur le bouche à oreille pour se tenir informé avec les perditions qui accompagnent ce type de communication.

Amalgames entre rapatriement et retour des résidents à l’étranger

Depuis quelques mois, nous qui sommes loin, vivons ce glissement et assistons à cette escalade dans la dissociation. Aujourd’hui, en lisant certains articles ou en entendant certains propos, je ne me sens plus comme faisant partie, mais plutôt comme exclue.

Dans les échanges on entend des «eux» et «nous», comme si nous n’étions plus une composante d’un même peuple mais un corps étranger qui incarne un danger.

Le dédain voire le mépris affichés par le gouvernement à notre égard et à l’égard de nos appels répétés d’être à notre écoute confirment nos craintes. Dans son allocution, le chef du gouvernement n’a pas éprouvé le besoin de s’adresser aux TRE. Il a même bâclé l’unique question qui lui a été posée à ce propos et qui concerne des modalités de confinement.

Les pouvoirs politiques entretiennent objectivement les amalgames entre rapatriement et retour des résidents à l’étranger et ne semblent guère préoccupés par la montée d’un discours haineux et de rejet qui se développe tous les jours un peu plus.

Curieusement il ne s’est pas trouvé une personnalité politique, une voix autorisée pour alerter sur les risques de ce glissement qui risque de laisser des traces profondes.

Je n’ai pas entendu ou lu quelqu’un rappeler, dans les médias et sur les réseaux sociaux, que les TRE sont avant tout des Tunisiens citoyens à part entière et qu’ils refusent d’être les boucs émissaires de l’incompétence des gouvernants qui prennent des risques en ouvrant les frontières et veulent en faire assumer la responsabilité aux seuls Tunisiens de l’étranger. On ne peut en effet, avoir le beurre et l’argent du beurre…

* Constituante et membre du BP d’Al Massar.

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