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Le syndrome “Karboul” ou le mirage de la compétence : le cas de Olfa Hamdi.

La récente nomination de Olfa Hamdi à la tête de l’emblématique entreprise publique Tunisair n’a pas manqué de secouer la toile tunisienne et de susciter un vif débat. Signe d’une vitalité démocratique ou une énième manifestation de l’hystérisation permanente de la vie publique dans la Tunisie post révolutionnaire, cette annonce a une nouvelle fois clivé les Tunisiens.

Par Karim Ben Slimane *

Entre enthousiasmes, emphases et hyperboles

D’un côté, on trouve le clan des enthousiastes grisés par la symbolique de la nomination d’une femme jeune qui de plus est à la tête d’une grande entreprise. Son parcours académique et professionnel est montré en exemple non sans la touche d’emphase et l’hyperbole de circonstance que les Tunisiens emploient sans retenue dans leurs récits laudateurs. L’arme absolue a été même dégainée, la bougresse ayant fait carrière aux Etats-Unis, preuve sans appel d’une supériorité absolue, surtout face aux francophiles renvoyés à la prétendue médiocrité de la France et de sa civilisation dont ils sont éperdument entichés.

En plus de sa précocité et de ses galons pris par l’accumulation de diplômes universitaires, la nouvelle patronne de Tunisair plait car elle incarne les valeurs de la révolution du jasmin. Réussir quand on est une femme dans un pays qui traîne encore son atavisme machiste est louable.

Vous ajoutez à ce prestigieux pédigrée une mise en avantde son lieu de naissance, Sidi Bouzid, une ville de l’arrière-pays par opposition au littoral là où il y a dix ans la révolution a éclaté, et un accent local marqué par le «gala», vous finissez certainement par séduire tous les doux rêveurs qui croient encore en l’esprit de la révolution de la dignité.

Olfa Hamdi est l’incarnation de la révolution mais elle est surtout une compétence rare, un mouton à cinq pattes et son retour au bercail est l’acte salvateur de la grande dame malade, l’entreprise qu’on se plait à détester : Tunisair. Elle, qui s’est évertuée à clamer sur tous les toits son désir aussi ardent que désintéressé de servir son pays avec sa très rare et très courue compétence dans la gestion de projet, a été entendue.

Au-delà des jalousies, des critiques rationnelles

De l’autre côté, on voit s’agiter des détracteurs et on peine à distinguer les jaloux, dont la raison a été engourdie par un subtil mélange de misogynie primaire et d’un rejet viscéral de tout ce que la révolution a rendu possible, des critiques rationnels qui objectent l’irrationalité de la nomination de Mme Hamdi.

En tant que mâle, francophile et quadragénaire, j’ai toutes les raisons du monde d’être jaloux de Mme Hamdi, moi qui n’arrive même pas à assoir mon autorité sur mon petit foyer familial. Toutefois, si vous m’accordez le bénéfice du doute, je pourrai vous expliquer pourquoi je mérite de grossir les rangs des critiques rationnels et de me lever contre la nomination de Mme Hamdi à la tête de la Tunisair.

Le concept de compétence est utilisé dans plusieurs champs scientifiques à l’instar de la psychologie, de la sociologie, de la pédagogie ou encore dans le management. Selon une définition omnibus, le concept de compétence renvoie à la mise en action d’un savoir ou d’une connaissance en particulier. Ce qui compte ce n’est pas ce qu’on apprend ou ce qu’on sait mais ce qu’on est capable de faire avec ce qu’on a appris. Les compétences mettent l’accent sur le savoir actionnable.

Des moutons à cinq pattes appelés abusivement compétences

Comme nous vivons de plus en plus dans une société de l’action et de l’ingénierie, le terme compétence a envahi nos discours. Dans le cas de la Tunisie post révolutionnaire, il a pris des accents de justice sociale et de méritocratie. La portée symbolique est donc importante.

L’accent mis sur les compétences se veut une rupture avec les pratiques de favoritisme, de népotisme et de corruption que la révolution a voulu balayer. À cette portée de justice sociale s’ajoute le besoin de faire face à des défis majeurs auxquels la Tunisie post révolutionnaire s’est attelée. La situation dégradée de plusieurs secteurs et l’urgence des défis économiques, sociaux et environnementaux ont renforcé le besoin de chercher des moutons à cinq pattes, appelés abusivement compétences. L’hyper politisation de la Tunisie a rajouté la condition de la neutralité politique ultime gage pour servir l’intérêt général.

C’est ainsi que le bal des compétences a commencé après la révolution. Les réseaux dormants ont été réactivés et on a commencé à chercher dans ses vieux calepins et ses vieux albums photos les noms d’anciens camarades de promo passés par les grandes écoles et ayant réussi à l’étranger car la révolution à jeté l’opprobre sur tout ce qui soutenait les fondations de l’Etat et de la société du temps de l’ancien régime.

Les «sauveurs» se bousculent au portillon

Les rangs des prétendants aux CV longs comme le bras ont soudainement grossi et on s’est bousculé aux portillons de l’Etat et de son administration pour postuler au nouveau job de «sauveur». Des compétences, nous en avons eu par centaines, ils furent d’éphémères locataires de ministères ou de secrétariats d’Etat. À défaut de résoudre les problèmes de la Tunisie qui empiraient de jour en jour, ces fameuses compétences nous ont au moins amusés. Venues pour la plupart du monde de l’entreprise ou encore du monde hyper-branché des startups dont elles maîtrisent parfaitement le langage jargonneux, ces compétences ont excellé dans l’art de la communication. C’est du «self branding» comme dirait l’ami ricain, «tu es une marque rappelles-toi malheureux », aimaient-ils à dire quand ils se remémoraient leur cours de MBA payés une fortune.

Amel Karboul, dont le passage au ministère du Tourisme a été aussi furtif que remarqué, est pour moi l’incarnation de ce syndrome du mirage de la compétence. Un joli CV orné de diplômes d’universités réputées, de titres abscons désignant des métiers dont on soupçonnait même l’existence à coup de chief of bal-bla-bla, le maniement de la langue de Shakespeare au lieu de celle de Molière devenue has been et surtout des promesses à tour de bras de faire de la Tunisie la Singapour de l’Afrique et le tour est joué; nous voilà en présence d’une compétence.

Mme Karboul nous a émerveillés et nous a fait rêver et nous y avons cru en la sauveuse, la superwoman. Mais comme dans le désert plus vous accourez dans la direction d’un mirage plus vite vous déchantez. Malgré la valse des compétences et des promesses, la Tunisie n’est toujours pas la Singapour de l’Afrique ni la «start-up nation» d’ailleurs, terme cher à une autre compétence, Mehdi Jomaa. Nos rêves sont restés figés dans de jolis slides de présentations power-point.

Olfa Hamdi et le mirage de la compétence

Avec la nomination de Olfa Hamdi à la tête de Tunisair nous tombons dans le même travers et nous succombons une fois encore au syndrome «Karboul» du mirage de la compétence.

Je pense que ce recrutement n’est pas fondé et je pense que quand on parle de compétences pour présider aux destinées de la grande dame malade, Tunisair, nous ne regardons pas dans la bonne direction. En tout cas ni la portée symbolique de sa condition de jeune femme bardée de diplômes ni son attachant accent ne constituent des gages sérieux pour sauver Tunisair. En matière d’économie et de management, il n’est pas permis de se laisser bercer par un quelconque lyrisme.

Afin de démystifier la supercherie intellectuelle de la nomination de l’inexpérimentée Mme Hamdi, je vais essayer d’identifier les compétences requises chez un prétendant au poste de PDG de Tunisair. Tout d’abord, s’agissant d’une entreprise de la taille de Tunisair, il est essentiel d’avoir servi pendant plusieurs années dans un poste de commandement dans une entreprise de taille comparable. S’agissant maintenant de la spécificité du secteur du transport aérien, une connaissance fine du secteur est requise et celle-ci doit être adjuvée d’un carnet d’adresses et de compétences relationnelles auprès des parties prenantes de l’industrie. Avec son CV vierge de toute expérience antérieure dans une entreprise de la taille de Tunisair et de toute connaissance du secteur du transport aérien, Mme Hamdi aurait déjà dû être sortie de la liste des prétendants.

Un manager hors-sol face à des syndicats coriaces

Il est de notoriété publique, que les syndicats dans le transport aérien sont extrêmement puissants, en témoigne les multiples projets avortés par les syndicats dans de grandes entreprises à l’instar d’Air France. À ce titre, le PDG d’une entreprise comme Tunisair aura forcément maille à partir avec les puissants syndicats de l’UGTT. Des compétences dans les négociations sociales sont donc nécessaires auxquelles il faut sans doute ajouter une bonne connaissance du contexte syndical tunisien.

Mme Hamdi qui n’a eu de cesse de louer sa nouvelle méthode de gestion de grands projets internationaux va se retrouver dans un contexte totalement inédit pour elle. La connaissance du terrain et le contexte socioculturel dans lequel les individus évoluent sont vitaux pour le manager. Un manager hors-sol pourra difficilement comprendre et anticiper les actions et les réactions des individus avec qui il négocie.

En somme, il paraît clairement que si l’on regarde du bon côté des compétences requises pour présider aux destinées de Tunisair, la nomination de Mme Hamdi paraît un choix irrationnel. Je pense pour ma part que concernant Tunisair, la messe est dite et on ne verra plus la gazelle voler dans les airs. Si on écarte l’argument de la bêtise humaine qui nous a gratifiés de cette décision saugrenue, et si on se laisse tenter par un exercice de complotisme, il nous sera difficile de penser que le rôle d’Olfa Hamdi ne sera pas celui de préparer le lendemain de la faillite de Tunisair. Avec elle, le gouvernement Mechichi envoie à Tunisair non pas un patron mais un bourreau.

* Spectateur rigolard.

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