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L’homme «maître et possesseur de la nature» ?

Doit-on «nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature», comme le préconisait René Descartes ou doit-on, plutôt, comme le préconisait aussi le philosophe français, «changer ses désirs (plutôt) que l’ordre du monde» ? L’épidémie mondiale du coronavirus est venue rappeler au bon souvenir des êtres humains la nécessité de mettre fin à leurs excès.

Par Jamila Ben Mustapha *

Cette affirmation : «Nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature», émanant du philosophe René Descartes vers le milieu du XVIIe siècle (1637), exprime la confiance qu’il voulait insuffler à ses contemporains quant à leur capacité présente et future à vaincre et à dominer la nature.

Elle est le signe de l’aptitude nouvelle d’une société à promouvoir les sciences et donc à opter à la fois pour la rationalité et l’expérimentation afin de rompre avec le Moyen-âge où la toute-puissance d’une religion sortie alors de son lieu strict d’origine de rapport privé de l’être humain avec Dieu, envahissait les arts en s’imposant comme thème central, mais s’étendait aussi à la politique, provoquant de multiples croisades en Orient et faisant en France du pouvoir du roi rien de moins qu’une monarchie de droit divin.

Remarquons, à ce propos, que la cause principale du retard des sociétés arabo-musulmanes, reste aujourd’hui, cette prédominance de la religion dans tous les domaines de la vie. On en trouve les traces même dans notre langage spontané de tous les jours (soumettant instinctivement nos actions les plus minimes à une volonté transcendante, avec le fameux «inchallah»), et dans l’incapacité de toutes nos sociétés à la cantonner au seul domaine privé, raison capitale pourtant du développement des sciences et du régime politique dans les pays occidentaux.

L’affirmation cartésienne, en Occident, éclatante, a contribué à donner à l’homme une confiance en soi dans tous les domaines, pendant des siècles. Mais un aussi grand optimisme concernant les pouvoirs humains est-il justifié ? Sommes-nous, de façon générale, maîtres de nos conditions de vie ?

C’est que l’éblouissant développement de la science et de la technique en Occident depuis la Renaissance a eu le tort de nous faire croire que nous pouvions étendre cette attitude au destin des sociétés et des individus. Or, sur le plan collectif, à part les diverses calamités qui peuvent toucher les pays comme les inondations, les incendies de forêts, les éruptions volcaniques, les guerres…, l’épidémie mondiale du coronavirus est venue rappeler à notre bon souvenir nos limites.

La menace de la mort, non ignorée mais restée abstraite, est devenue proche, concrète pour tout un chacun avec la pandémie, soumettant l’humanité entière à un fléau identique sans remettre en question l’inégalité fondamentale existant entre les pays riches et les pays pauvres ou les membres d’une même société, inégalité qui fera que les plus nantis, nations ou individus, pourront se faire soigner, alors que les autres seront d’emblée sacrifiés faute d’avoir pu recourir aux hôpitaux débordés ou aux cliniques privées, trop coûteuses pour eux.

Sur le plan individuel, si nous y regardons de près, nous maîtrisons très peu de choses dans notre vie, et le pourcentage des forces qui nous dominent est bien plus grand que notre capacité à les vaincre : en effet, choisissons-nous, à la naissance, nos gènes, notre hérédité, nos caractéristiques physiques? Au cours de notre existence, notre santé physique et mentale dépend-elle seulement de nous alors que nous savons que chacun d’entre nous peut être atteint à tout moment par une maladie grave, qu’un hasard malheureux ou une inattention passagère peuvent le rendre victime d’un accident de la route qui le tuera ou fera de lui un handicapé jusqu’à la fin de ses jours ?

De même, choisissons-nous le milieu dans lequel nous sommes nés, les particularités sociales de la famille à laquelle nous appartenons? Quand nous voyons nos mères analphabètes mais si intelligentes, nous nous désolons qu’elles n’aient pu, vu l’époque à laquelle elles ont appartenu, profiter des immenses bienfaits du savoir, non seulement parce qu’il aurait pu garantir leur indépendance par le travail, mais aussi pour l’aide qu’il apporte à la compréhension du monde, la possibilité qu’il donne de meubler son temps de la façon la plus fructueuse possible.

Face à la nécessité aux multiples visages que nous subissons, il y a la révolte. Mais il y a révolte et révolte. Cette dernière n’est bénéfique que lorsqu’elle peut déboucher sur une action, dans le cercle plutôt étroit où elle est possible.

Quand cette révolte s’exerce sur des conditions qui nous dépassent, la survenue d’une calamité que rien ne pourra faire disparaître, les multiples blocages que nous imposent la pauvreté, la mauvaise santé, les interdits politiques et sociaux dans les pays fermés, elle n’aide qu’à souffrir davantage, de façon aussi permanente que stérile. Une fois que le malheur est là, il faut trouver le moyen de le combattre même en partie, dans la mesure de nos possibilités, mais se révolter contre son existence même, est tout à fait stérile et n’aidera qu’à se torturer en vain.

«Changer ses désirs (plutôt) que l’ordre du monde» reste malheureusement valable aujourd’hui. Cette affirmation aussi appartient à René Descartes qui a, de cette façon, prudemment affirmé que dans le domaine éthique du comportement individuel, on ne pouvait avoir la même attitude conquérante que dans les sciences. Vive alors l’acceptation de notre sort, la soumission aux conditions qui nous échappent totalement, et elles ne sont pas peu nombreuses.

Au IIe siècle, l’empereur et philosophe stoïcien Marc Aurèle était déjà conscient de la distinction nécessaire à avoir entre les 2 genres de révolte, l’une à proscrire, l’autre à recommander, par cette si belle citation : «Que la force me soit donnée de supporter ce qui ne peut être changé, et le courage de changer ce qui peut l’être, mais aussi la sagesse de distinguer l’un de l’autre !»

* Universitaire et écrivaine.

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