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Réflexions sur l’inceste d’après les ‘‘Les Siestes du grand-père’’ de Monia Ben Jemia

En ce début de l’année 2021, sont parus deux livres dénonçant l’inceste, l’un en France : ‘‘La familia grande’’ de Camille Kouchner, et l’autre en Tunisie : ‘‘Les siestes du grand-père’’ de Monia Ben Jemia.

Par Jamila Ben Mustapha *

Les deux auteures sont des universitaires spécialistes en droit, donc peut-être un peu plus préparées que les autres proches de victimes, ou victimes, à la nécessité de dénoncer des actes hautement réprouvés par la justice – ceci dans le cas où l’on accepte de suivre le chemin de croix de leur divulgation, à cause du caractère très particulier et même «maudit» de l’inceste.

L’acte dénoncé par Camille Kouchner s’est produit dans le milieu laxiste de la bourgeoisie de gauche d’après Mai 68, et le second, dans notre société tunisienne conservatrice, à l’intérieur d’une vraie «familia grande» puisque le criminel n’est autre que le grand-père maternel.

Ignorer l’injonction sociale impérieuse au silence

Dans un processus de voilement-dévoilement, Monia Ben Jemia, tout en publiant sa propre photo, enfant, sur la couverture, l’a fait suivre de façon ironique par l’affirmation convenue niant toute relation entre l’auteure et les faits qui vont être narrés.

Ce qui est frappant dans cette photo de la petite fille, dépourvue de tout sourire, c’est son regard qui semble perdu et où affleure et se concentre tout son drame.

Si toute production écrite consignée dans un livre appartient au niveau de la théorie, la publication dénonçant l’inceste est un acte qui bouleverse la réalité sociale, surtout si elle est rédigée dans la langue nationale parlée par la majorité. À cause de ses effets multiples et imprévus, le livre de Camille Kouchner a été ainsi comparé à un séisme.

Le grand-père incestueux, mort impuni comme tant d’autres, n’avait aucune circonstance atténuante, si on peut appliquer pareille expression à ce genre de gravissimes dérives. Il était issu d’une famille honorable, n’était pas privé de femme puisqu’il avait une belle épouse, et n’était ni alcoolique, ni toxicomane. Pire encore, il se disait pieux et avait toutes les apparences de la respectabilité ! Comment, dans ces conditions, pouvait-il être dénoncé par la petite victime qui ne savait encore rien des multiples laideurs que peut prendre l’existence ?

Dans une société comme la nôtre où beaucoup de problèmes sont étouffés, signaler, par exemple, un fait de corruption, même s’il y a maintenant un organisme consacré à sa dénonciation, est encore perçu comme un scandale, à cause de cette injonction sociale impérieuse au silence; même chose si on prend parti, comme l’a fait récemment une psychologue tunisienne contre des attouchements subis par des élèves par un pédagogue qui ne mérite pas son nom; que dire alors de la dénonciation de l’agression sexuelle, et plus encore, de l’inceste ?

Vivre une chose ne suffit pas, encore faut-il l’exprimer

Ce dernier est pire que le viol car il a lieu entre un adulte et un enfant qui n’a aucun moyen de se défendre, d’autant plus que le premier, son acte commis, trouve généralement le moyen d’avoir le silence de l’enfant en lui disant que s’il parle, le ciel va lui tomber sur la tête ainsi que sur celle de ses parents, ce qui n’est pas tout à fait faux car la révélation de l’acte peut provoquer une déflagration familiale, le divorce des parents, par exemple. Et puis, comment en parler dans des conditions où l’adulte incestueux fait nourrir toute cette famille ?

Vivre une chose ne suffit pas, encore faut-il l’exprimer pour la cerner et l’éloigner un peu de soi. L’inceste touchant l’enfant se situe au sommet de la hiérarchie des crimes car il est vécu par lui comme un acte innommable dans tous les sens du terme, un fait brut inexplicable qui lui tombe dessus et que, pourtant, seule sa dénonciation peut alléger un tant soit peu.

Une autre malédiction de l’inceste – ce qui n’est pas le cas de la narratrice qui n’a jamais aimé son grand-père – est que la victime a en même temps des sentiments d’amour et de haine vis-à-vis de son parent. L’acte affreux n’arrive pas à supprimer totalement l’amour qu’elle a pour lui, et dans ces conditions, comment va-t-elle pouvoir vivre avec cette confusion des sentiments ?

Si la vie commence pour un enfant par une épreuve pareille alors qu’il attend de façon vitale de l’adulte, une bienveillance protectrice exclusive et permanente, comment peut-il se construire? Le livre de Monia Ben Jemia décrit ainsi les nombreuses conséquences négatives sur sa vie d’adulte de cet inceste qui a duré 10 ans au milieu de l’aveuglement entier de ses parents, très proches spatialement du criminel, et en même temps, totalement aveugles.

Le problème qui se pose aux éducateurs est le suivant : comment armer l’enfant contre ces possibles catastrophes ? Et c’est un peu à regret qu’on décide de lui en parler car on a le sentiment de gâcher, d’entacher une innocence à laquelle il a droit, en lui révélant l’existence du mal.

On n’a, en définitive, à ce propos, qu’un triste choix : ou bien on le laisse profiter de sa belle candeur et de sa naïveté en prenant le risque de l’exposer aux criminels; ou on le prévient de l’existence de la perversité et de l’ignominie, créant en lui une angoisse diffuse et continue. Le psychanalyste Freud avait bien raison de dire aux parents : «Quoi que vous fassiez, vous ferez mal».

La vie des victimes gâchée par la culpabilité et le sentiment de souillure

Si l’inceste est le plus souvent entouré de silence, c’est parce qu’il ébranle la société qui, ressemblant en cela à l’incestueux, ne demande qu’à ce qu’il soit tu. Parler du crime pour la victime, c’est choquer, être indécent, participer au scandale, et être, de façon totalement absurde, souillé presque autant que le criminel, par la malédiction qu’il a subie.

Pire : c’est le genre de crime qui protège généralement l’incestueux par cette injonction de tous au silence, et pointe du doigt la victime lorsqu’elle ose en parler. Dans le cas où l’enfant se tait, se crée alors une situation paradoxale où le criminel continue de mener tranquillement sa vie dans la bonne conscience, et où la victime voit la sienne irrémédiablement gâchée par la culpabilité et le sentiment injustifié et persistant de souillure.

Or, comment réparer cette victime si on est scandalisé par sa parole qui est pourtant une condition nécessaire pour que s’amorce seulement la voie longue et difficile vers la guérison ?

Dans le cas traité par le livre, l’auteure ne parle pas seulement pour elle mais pour sa sœur et ses cousins qui subissaient le même sort quand ils allaient réveiller le grand-père de sa sieste.

Devenue mère et ayant très peur pour sa fille, elle n’a pas pu empêcher un instituteur amené à la maison, de faire subir des attouchements à cette dernière alors qu’elle-même se trouvait dans une chambre contiguë pour le surveiller, comme si l’agression sur mineur était une fatalité inévitable, que s’était créé dans cette famille, un petit «cluster» d’incestes et de harcèlement sexuel.

‘‘Les siestes du grand-père’’ est un écrit bouleversant, courageux – puisqu’il suppose qu’une femme livre toute sa vie intime aux lecteurs d’un pays arabe, donc conservateur –, mais dont la lecture peut aider les victimes en les faisant sortir d’elles-mêmes pour soulager leur culpabilité infondée et permanente, et leur permettre de réaliser que leur cas n’est pas unique et que, comme tant d’autres, elles ne sont en rien responsables de l’horreur qu’elles ont subie.

* Universitaire et écrivaines.

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