Nous poursuivons la publication du roman feuilleton ramadanesque qui raconte les derniers jours du prophète Mohamed, les péripéties de sa difficile succession, la stabilisation du pouvoir politique instauré par les adeptes de la nouvelle religion et l’expansion de l’islam et les principaux acteurs de cette saga historique et aventure humaine.
Par Farhat Othman
Kaab AlAhbar dit à Omar : — Prince des croyants ! Fais ton testament, tu mourras sous trois jours. Nullement apeuré, même pas surpris, Omar demanda :
— Qu’est-ce que t’en sais, toi ?
— Je le trouve dans le livre de Dieu, Puissant et Grand, la Thora.
— Grand Dieu ! Il est question d’Omar Ibn AlKhattab dans la Thora ?
— Non pas ; mais je trouve ta description et tes qualités. Ton heure est venue !
Omar ne répondit pas. Il ne souffrait de rien et se savait n’être pas malade. Il pensa à ce qui s’était passé la veille, néanmoins; sans établir de lien avec les propos de son ami, il y songea aussi durant la nuit.
Rentrant chez lui, il avait répété à sa femme ce qu’il venait de dire, un peu plus tôt, au marché de la ville : — Cet esclave m’a menacé tout à l’heure !
Il faisait référence à sa rencontre avec l’esclave chrétien de l’un de ses anciens gouverneurs de province, AlMoughira Ibn Cho’oba. C’était un Perse originaire de Nehavend qui avait déjà été fait prisonnier par les Byzantins avant d’être capturé par les musulmans chez ces derniers.
Omar faisait sa tournée habituelle au souk quand cet esclave répondant au nom de Fayrouz Abou Lou’lou’a (Turquoise Père de perle) l’aborda, plaintif : — Prince des croyants, aidez-moi contre AlMoughira Ibn Cho’oba ; je suis soumis à un impôt lourd.
— De combien est ton impôt ? demanda Omar.
— Deux dirhams par jour, répondit Abou Lou’loua.
— Et c’est quoi ta profession ?
— Menuisier, ciseleur et forgeron.
— Je ne trouve pas l’impôt excessif par rapport à ce que tu fais comme profession. Mais, dis-moi ! on m’a rapporté que tu assurais avoir la capacité de produire non seulement le moulin à bras, mais aussi un moulin-à-vent. Est-ce bien vrai ?
— Oui.
— Fais-moi alors ce moulin !
— Si je suis en bonne santé, je te ferai un moulin dont on parlera de l’Orient à l’Occident !
L’homme partit aussitôt, manifestement en colère ; Omar ne s’empêcha alors de se dire tout haut :
— Il me menace, ma foi, cet esclave !
Le lendemain, Kaab AlAhbar était arrivé avec la nouvelle de sa mort prochaine. Y avait-il une conspiration entre le chrétien et cet ancien juif ? Plus probablement, ce dernier avait-il eu vent d’une conjuration contre le calife ? Et, dans ce cas, l’esclave serait-il seul ou aurait-il des complices ?
Comme s’il voulait avertir d’un malheur imminent, Kaab AlAhbar revint le lendemain :
— Prince des croyants, insista-t-il, un jour est passé ; il en reste deux !
Et le surlendemain, il revint pour tenir à nouveau son décompte alarmiste :
— Deux jours sont passés et ne restent qu’un jour et une nuit ; cette dernière est à toi jusqu’à l’aube !
Malgré ses soupçons et ce qui pouvait apparaître comme des alertes déguisées de la part de ce compagnon, Omar ne céda pas à la panique. Certes, on le trouvait dur et il gouvernait avec une poigne de fer ; mais on le savait ne pas pratiquer un genre d’autoritarisme permettant tous les excès et faisant fi des principes et de la morale. Surtout, il ne s’en prenait pas aux gens au premier doute ou sur simple suspicion. Pourtant, les propos de l’esclave chrétien étaient bien clairs ; manifestement, ils recelaient une menace évidente !
Déjà, une fois, Omar avait fait un rêve ; il s’y était vu se faire picorer trois fois de suite par un coq au rouge plumage. Quelqu’un de son entourage connu pour l’interprétation des rêves y vit trois coups de poignard. Cette interprétation confirmait, par ailleurs, ce que pronostiqua un Yéménite, appartenant à une tribu réputée pour tirer les augures, qui vit sa mort violente quand, accidentellement, un caillou le blessa à la partie chauve de sa tête à l’occasion du rite du lancer des cailloux sur la Pierre noire lors de son dernier pèlerinage.
Ce matin suivant ledit pèlerinage, comme à son habitude, Omar sortait en vue de présider la prière. Ses hommes l’avaient déjà précédé pour aligner les hommes ; le prince des croyants n’entrait que lorsque tout le monde était enfin prêt. Parmi les hommes alignés, tout au premier rang, il y avait Abou Lou’loua ; sous le manche caché, un poignard à lame double était dans sa main.
En rang étaient les hommes ; Omar entra et dès qu’il s’approcha de la première ligne, l’esclave se rua sur lui et lui asséna six coups, dont un sous le nombril, vers le pubis, perforant le péritoine ; il fut mortel.
Abou Lou’loua eut le temps de tuer un autre homme qui suivait de près sa victime avant d’être saisi, quelqu’un de l’assistance ayant jeté sur lui son habit pour le maîtriser. Par terre couché, il réussit tout de même à se donner la mort de sa propre main, non sans avoir, au préalable, envoyé de vie à trépas d’autres personnes dans l’assistance.
Le calife s’était affaissé ; il ne perdit pas connaissance, gardant tous ses esprits. La première chose à laquelle il pensa fut de s’enquérir sur la présence parmi l’assistance de l’un de ses proches compagnons, Abd ErRahmane Ibn Aouf, auquel il demanda de le remplacer pour la prière, tout au long de laquelle il demeura sur place, étendu par terre.
Une intense douleur lui tenaillait le ventre ; il la supporta trois jours durant, mais il se savait perdu. Quand on le porta chez lui le jour où il se fit frapper, il demanda à l’homme qu’il avait chargé de conduire la prière de venir auprès de lui. Il avait l’intention de lui confier l’immense charge de diriger la communauté après lui.
Encore une fois, son souci premier était la communauté ; son propre sort n’avait pas d’importance. Son assassin s’étant donné la mort, il lui importait peu de savoir s’il avait eu d’autres motivations que celles par lui affichées. Le concernant, la seule chose qu’il chercha à savoir fut de s’assurer que son meurtrier n’était ni Arabe ni musulman.
Dans l’entourage d’Omar, on n’avait pas sa vision des choses quant à son meurtre. On ne voulait pas se satisfaire de la mort de l’assassin ; on pensait que sa main pouvait avoir été téléguidée, qu’il avait probablement des complices.
À Médine, les étrangers non arabes avaient les habitudes des communautés minoritaires; ils se rendaient visite et étaient souvent ensemble. On raconta aux enfants d’Omar que, quelques jours avant l’assassinat de leur père, le meurtrier était en compagnie d’Al Hormouzan, un ancien dignitaire perse converti à l’Islam. Et on leur assura avoir vu dans la main de ce dernier le poignard avec lequel le calife trouva la mort.
Certains autres apportèrent des précisions : le Perse prit son poignard à son compatriote chrétien, l’examina et lui demanda à quoi il servait et l’autre répondit simplement qu’il le gardait juste sur lui. D’autres firent des comploteurs un trio, racontant qu’on avait surpris AlHormouzan, Abou Lou’loua ainsi qu’un inconnu en pleine confidence et que l’un d’eux, par l’effet de la surprise, fit tomber un poignard à deux lames.
Et de rappeler les conditions de la conversion à l’islam d’AlHormouzan. Quand il se rendit aux musulmans, on le ramena devant Omar, vêtu de sa prestigieuse tunique. Il savait qu’on allait le mettre à mort pour avoir tué au combat deux prestigieuses figures musulmanes. Il demanda alors à boire et, feignant la peur, demanda à Omar de lui promettre de ne pas être tué avant de boire. Omar lui assurant qu’il n’avait rien à craindre tant qu’il n’avait pas bu, il jeta le gobelet d’eau et reconnut avoir usé de ce stratagème pour avoir la vie sauve. N’était l’insistance de ses amis lui rappelant son engagement, Omar n’avait nullement l’intention de se laisser prendre à ce piège ; il finit par le laisser en vie à la condition de se convertir à la religion de Mohamed.
ObeïdAllah, l’un des fils d’Omar, n’avait pas trop besoin de témoignages; il avait déjà la certitude que Fayrouz Abou Lou’loua n’était pas le seul impliqué dans le drame qui emporta son père ; il pensait qu’il y avait complot et que le complice du meurtrier était bien AlHormouzan. Aussitôt son père décédé, il alla le surprendre seul et lui planter son sabre au cœur, lui laissant à peine le temps d’expirer en laissant échapper de ses lèvres la profession de foi islamique. Dans son accès de folie vengeresse, ObeïdAlLah tua aussi le troisième complice supposé, un autre chrétien d’Irak.
La ville était encore sous le choc de la mort du calife et ne connaissait pas encore son successeur. Et ne voilà-t-il pas que son fils avait du sang sur les mains ! Sa soif de vengeance était même inextinguible ; après les deux hommes, il s’en prit également à la fille de l’assassin, la faisant périr. Il fallait, malgré tout, l’arrêter et le sanctionner. Accouru auprès de lui, un courtaud réussit à lui arracher son sabre et à le tirer par les cheveux ; c’était Saad Ibn Abi Wakkas qui le mit ainsi par terre et le maîtrisa. Il le garda prisonnier chez lui à la disposition du futur prince des croyants pour décider de son sort.
La loi de la cité était claire : ayant tué, le fils d’Omar devait être mis à mort, sauf aux ayants droit des victimes d’accepter le prix du sang versé en lieu et place de sa vie. La majorité des habitants de Médine était d’avis pour appliquer la loi du talion ; c’était l’avis d’Ali considérant que seul le pardon des ayants droit pouvait éviter au criminel d’échapper à son sort. D’aucuns exprimèrent cependant leur objection, trouvant cruel qu’après l’assassinat du père, la veille, on tuât aussitôt le fils. On débattra du sort d’Obeïd Allah dès que le troisième calife sera investi.
Assis contre le mur de la mosquée, le nouveau prince des croyants fit venir le fils d’Omar. En sa présence, il demanda conseil à ses compagnons ; on reproduisit l’opinion de la ville. Amr Ibn Al Ass qu’on disait faire partie des Arabes les plus rusés, fidèle à cette réputation, tenta une analyse : — Prince des croyants, cet événement a lieu avant votre avènement ; il ne vous engage en rien.
Mais le nouveau calife ne voulait pas fuir ses responsabilités ; il répondit, parlant de la famille des victimes : — Je suis leur tuteur. Je décide qu’il y a lieu à paiement d’une compensation financière ; et je m’en charge sur mes fonds propres.
Plus tard, les poètes de la ville railleront ObeïdAllah, considérant qu’il a bénéficié de la mansuétude du nouveau calife du fait que ses victimes n’étaient pas arabes. Quand il s’en plaindra auprès de ce dernier qui ordonnera alors aux poètes de se taire, on entendra comme un air de désenchantement sur le compte du second prince des croyants :
Pardonnes-tu, quand tu le fais, sans raison ?
C’est bien parce que tu manques de cran !
Convoqué et réprimandé, l’auteur de ces vers de reproche, Ziyad Ibn Labid, sera éloigné de Médine.
Ayant eu la vie sauve au mépris de la loi par un fait du prince, ObeïdAllah saura se montrer reconnaissant en choisissant, plus tard, le camp de ceux qui feront, spectaculairement, une bannière de combat de la cause du troisième calife, Othmane. Entre-temps, choisi pour marcher sur les traces de ses deux prédécesseurs, celui-ci venait de montrer qu’il entendait finir par gouverner à sa guise.
À suivre…
* «Aux origines de l’islam. Succession du prophète, ombres et lumières», roman de Farhat Othman, éd. Afrique Orient, Casablanca , Maroc, 2015.
Précédents épisodes :
Roman-feuilleton du Ramadan – «Aux origines de l’islam» : Naissance d’un État
Roman-feuilleton du Ramadan- «Aux origines de l’islam» : Une religion universelle
Roman-feuilleton du Ramadan – «Aux origines de l’islam» : Le choix du chef
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