Cette semaine, l’euro a perdu 3%, passant même sous 1,05 dollar jeudi 28 avril 2022. L’euro s’approche toujours plus de la parité avec la première devise mondiale. Un niveau qu’il n’a pas atteint depuis 20 ans. Quels sont les impacts de cette parité sur le dinar tunisien? Éléments de prospective…
Par Moktar Lamari, Ph. D.
L’euro a été rarement en dessous du dollar. Cela s’est arrivé, entre 2000 et 2002. Pour sa première journée de cotation sur les marchés le 4 janvier 1999, il avait atteint 1,1747 dollars. À la même date, l’euro valait seulement 1,2 dinar tunisien. Le dinar valait quasiment un dollar américain. Mais depuis, la descente aux enfers du dinar tunisien a été irréversible et dévastatrice pour le pouvoir d’achat et le niveau de vie des Tunisiens.
Mais, dans ce texte, on va plus examiner le présent et le futur proche, histoire de sensibiliser les élites et les économistes des trends qui se dessinent. La valeur du dinar est ancrée dans un panier de devises dont l’euro et le dollar américain.
Asthénie de l’euro contre vigueur du dollar
Pour 2022, un certain consensus des économistes européens prévoit une remontée de l’euro vers 1,09 à 1,12 dollar cette année. Mais, l’euro contredit les prédictions. Sur 60 banques qui ont effectué des prévisions sur les taux de change de l’euro-dollar cette année, seule la Jyske Bank danoise prévoit un euro proche de la parité à 1,01 dollar.
«Le mouvement d’appréciation du dollar face aux autres devises n’est probablement pas terminé, mais la BCE parviendra probablement à éviter une chute de l’euro sous la parité», estiment les stratèges de marché d’UniCredit.
L’indice pondéré du dollar (face à un panier de grandes devises) est remonté à son plus haut niveau depuis 20 ans cette semaine. Le dollar profite de son avantage en termes de rendements. La FED est déterminée à monter ses taux cette année et une hausse des FED funds de 50 points de base est attendue la semaine prochaine. Ce qui augmentera l’attrait pour le dollar et son glissement vers le haut, par rapport à quasiment toutes les devises et monnaies. Les pays exportateurs du pétrole vont tirer leur épingle du jeu, sans difficulté!
Dans un environnement géopolitique incertain, le billet vert retrouve également son statut de valeur refuge.
La devise européenne «pourrait reculer vers son plus bas de 2017 à 1,0341 dollar si la situation macroéconomique ne s’améliore pas», prévient le responsable de la recherche européenne sur les changes chez HSBC, qui ajoute que «la confiance des consommateurs en Allemagne et en France a chuté sous les niveaux atteints au pire de la pandémie début 2020 et la Banque centrale européenne s’inquiète tardivement de l’inflation à un moment où les perspectives de croissance se détériorent.»
Une croissance faible couplée à la hausse des prix va peser sur l’euro. Avant le début de la guerre en Ukraine, il évoluait autour de 1,13 dollar. Il avait entamé sa chute face au dollar, les conséquences économiques du conflit étant bien plus importantes pour l’Europe que pour les États-Unis.
Obsolescence de la dévaluation compétitive
L’euro enregistre l’essentiel de sa baisse face au dollar, par rapport auquel il perd plus de 7% depuis le début de l’année. Son taux de change global, lui, ne décroît que de 2%. Il est en particulier stable face à la livre sterling et progresse de 5% face au yen. Il cède 3,5% par rapport au renminbi.
Face à un dollar qui connaît une embellie généralisée, l’euro a perdu davantage en quatre mois que durant toute l’année 2021 (-7%).
Cette baisse favorise, par définition, les exportations européennes, puisqu’elles deviennent moins chères en dollar. Elle ne serait probablement pas restée sans réponse sous l’administration américaine républicaine. Donald Trump avait, on s’en souvient, accusé l’Europe de faire baisser l’euro pour regagner en compétitivité au détriment des États-Unis.
L’administration Biden surveille de près les pays qui mèneraient une dévaluation compétitive déguisée portant atteinte aux intérêts américains. Signe de cette vigilance, fin 2021, le Trésor américain notait dans son rapport sur la politique de change des partenaires commerciaux des États-Unis que l’excédent commercial élevé de l’Allemagne avec les États-Unis n’était «pas justifié par les fondamentaux économiques».
Le FMI, lors des plus récentes rencontres du printemps (2022), a aussi discrédité la dévaluation compétitive. Tout un changement de cap qui peut surprendre des pays comme la Tunisie. Des pays qui ont toujours dévalué leur monnaie, comme un diktat du FMI, prétextant de la recherche de compétitivité pour leurs entreprises et industries, mais sacrifiant totalement le pouvoir d’achat de leurs citoyens… et autres déterminants macroéconomiques.
L’Allemagne, la première économie de la zone euro, bénéficiait d’un euro sous-évalué pour ses exportations. Avec la nouvelle chute de la monnaie européenne cette année, ces critiques pourraient bien reprendre de la vigueur.
Le dinar tunisien pique du nez face au dollar
Dans le sillage de la crise économique et des discussions chancelantes avec le FMI pour un nouveau prêt, le dinar se met encore à battre de l’aile.
Durant les derniers mois, le dinar a perdu preste 9% de sa valeur par rapport au dollar américain. Il faut désormais 3,09 dinars pour obtenir un dollar américain. Il y a trois mois, il n’en fallait pas plus que 2,7 dinars. Toute une chute, ignorée par les médias, par les économistes du sérail et les élites liées.
La Tunisie est en crise économique sans précédent! La guerre en Urkraine a poussé à la hausse les prix de l’énergie, des céréales. La Tunisie doit payer bien plus cher ses importations de ces produits. Il lui en vaut au moins 25% plus de dollars pour importer les mêmes quantités de céréales ou de pétroles quelques mois avant la guerre en Ukraine.
Et cela augmente les incertitudes à venir, notamment avec une inflation importée plus vorace et qui pourrait frôler les deux chiffres d’ici le mois d’août. Je l’estime à 12% pour le mois de septembre, grâce à des simulations utilisant l’indice des prix industriels et les coefficients d’élasticités mesurant la sensibilité relative entre variation du taux de change du dinar et variation relative du taux d’inflation entre 2010 et 2021.
L’impact sera énorme sur le pouvoir d’achat, dans un contexte politiquement sensible (référendum, contestation, rentrée scolaire, déficit budgétaire grandissant…).
En revanche, trois bonnes nouvelles peuvent profiter à l’économie tunisienne.
- Les cours du phosphate augmentent sensiblement. Et cela procurera plus de revenus et de devises au Trésor public, et la CPG, encore faut-il que la production reprenne son cours norlam, ce qui n’est vraiment pas encore le cas.
- La Tunisie s’attend à un vrai boom touristique cet été. Les touristes des pays voisins (très dépensiers) ainsi que ceux des pays européens seront de retour en grand nombre. Le tout, si les compagnies aériennes se livraient davantage au jeu de la concurrence, pour baisser les prix des voyages aériens. Tunisair doit réviser ses tarifs et la Tunisie doit s’ouvrir à la concurrence associée aux conventions de l’open sky…
- Les émigrés et expats tunisiens à l’étranger renforcent leur envoi de mandats à leur famille… Certains sont excités et incités à investir en Tunisie. Ils investissent, mais pas encore suffisamment, la Tunisie préférant l’investissement direct étranger (IDE) aux investissements de ses expatriés. Les incitatifs orientés vers cette catégorie sont dérisoires et insuffisants. Pis encore, ces émigrés sont ciblés comme vache à lait par les douaniers, utilisant des lois surannées en matière de change et de rétention des devises.
Éléments de prospective!
Malgré tout, le dinar va continuer son glissement face aux devises fortes, notamment le dollar. Et plusieurs prévoient une dévaluation importante du dinar, dans une fourchette de 10% à15% dans les cours de change du dinar par rapport au dollar américain. Certains préfèrent parler de glissement pour dédouaner la Banque centrale des dérives de la politique monétaire des dernières années.
Mes estimations vont dans le même sens. N’ayant que des données chronologiques décalées (INS et Banque centrale), elles s’appuient sur des projections en trois scénarios (fil de l’eau, optimiste, pessimiste). J’espère me tromper quant à la dévaluation du dinar et j’espère revoir le dinar décoller vers le haut… et pas vers le bas!
La BCT et le ministère des Finances doivent avoir faire et communiquer leurs projections qu’on aimerait voir, au moins pour rassurer les opérateurs économiques et l’opinion publique. Au moins, pour se frotter les yeux, lever la tête et voir ce qui s’en vient, pour le dinar et pour le pouvoir d’achat des Tunisiens dans les prochains mois.
En attendant, la crise économique pousse les opérateurs économiques en Tunisie à demander davantage de dollars, de l’or, comme valeurs refuges. Tout en retirant leurs dinars des comptes bancaires, préférant les garder liquides, thésaurisés… Des enjeux de spéculation et l’accélération des fuites de capitaux sont en cause. Le scénario libanais est en marche pour la Tunisie.
Mais, une question se pose, si l’euro se dépréciait fortement face au dollar, et autres devises fortes, pourquoi il ne fait pas autant face au dinar. L’euro pique le nez face au dollar… mais pas face au dinar! La BCT doit nous aider à comprendre.
Sans attendre la réponse de la BCT à cette question de bon sens, on peut naïvement anticiper la parité entre dollar et euro, et tabler sur un dollar à 3,25 dinars (cours de l’euro en dinar, aujourd’hui).
Voilà le genre d’anticipations et de scénarios qui pourraient être néfastes au pouvoir d’achat des citoyens, au taux d’inflation et au déficit commercial, au budget de l’État et à la balance de paiement…
Il faudrait mener et dans l’urgence des études économétriques prédictives, pour mieux anticiper le futur proche de l’avenir du dinar. Il faut s’y préparer pour contrer cet autre choc, le moment venu!
* Universitaire au Canada.
NB : les données sur la parité dollar-euro sont issues des agences européennes et américaines. Avec adaptation de l’auteur.
Les données relatives au dinar et prospectives sont compilées (à partir des statistiques disponibles) et avec estimations prospectives de l’auteur.
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