Je dois reconnaître une chose de positive au régime de Kaïs Saïed : il n’a pas ordonné à l’instance électorale de bourrer les urnes afin d’augmenter le taux de participation. Et reconnaitre également aux Tunisiens le fait d’exprimer leur mécontentement pacifiquement en boudant les urnes ! (Ph. Radio Gafsa).
Par Samir Gharbi
Dans ce cas, le silence n’est pas un signe de satisfaction. Mais de malaise : les promesses de Kaïs Saïed pour une vie meilleure tardent, en effet, à se concrétiser…
Et jusqu’à la dernière minute, le président de la république semble imperturbable, inflexible : il rejette la faute de l’abstention aux «hommes masqués» qui empêcheraient des millions de personnes d’aller voter… Dans sa déclaration, avant-hier matin, après avoir voté, lui et son épouse, Kaïs Saïed a encore une fois vilipendé «ceux qui ont pillé les caisses de l’Etat» et ceux qui s’opposent à sa façon de gouverner. Encore une fois, il promet, qu’après les élections, avec l’aide du nouveau Parlement, il y aura du «changement»…
Il a appelé le «Grand peuple» (Echaab el-adhim) à saisir cette «occasion historique» en allant voter avant 18h00… Il en a appelé à leur «conscience» pour instaurer une société de «Liberté et de Justice». Il leur a demandé de «poser ensemble», «main dans la main» (le peuple et lui) la pierre fondatrice d’une «nouvelle histoire» (tarikh jadid)…
Encore une fois, le «Grand peuple» n’a pas écouté son «Guide»: cette fois, il n’est pas allé voter massivement… comme il se devait !
Selon le chiffre officiel provisoire, donné le 17 décembre, seulement 8,8% des votants se sont déplacés pour aller voter, soit exactement 803 638 électeurs, sur un total d’inscrits (aux registres électoraux de 9 136 502 Tunisiens majeurs (*).
C’est un record mondial dans le palmarès négatif des abstentions : 91,2%. Ailleurs, les plus mauvais scores: 77% en Algérie (élections juin 2021), 73% au Bénin (avril 2019), 71% en Egypte (novembre 2020), 70% en Jordanie (novembre 2020), 62% en Côte d’Ivoire (mars 2021). Dans ce registre, le Maroc a fait «mieux» : 50% (septembre 2021).
Rien à voir avec les pays ancrés dans la démocratie depuis des décades : les abstentionnistes représentent au plus 30%, voire moins de 20%, comme en Suède (16%).
Où trouver l’explication à la désaffection massive des Tunisiens ?
Certains, par facilité, blâment le mode électoral, décidé par Kaïs Saïed : un mode anti-partis politiques, un mode où chaque candidat se doit de proposer «un programme électoral» (ils sont 1 058 candidats)… Résultats, sur 161 postes à pourvoir, 7 n’ont attiré aucun candidat. Ils resteront vacants jusqu’à ce que le nouveau parlement décide de leur sort. Une vingtaine d’autres postes verront leurs candidats élus automatiquement faute d’adversaires… Plusieurs seront élus sans obtenir la majorité absolue (50% + 1 voix). Rares seront les postes où il faudra organiser un 2e tour pour départager les deux meilleurs… très mal élus tout de même.
Mais ce n’est pas ce système électoral inédit qui explique l’abstention. A mon avis, elle est due principalement à cinq facteurs, dans l’ordre :
1- Rejet – voire au dégoût – d’une majorité conséquente de Tunisiens vis-à-vis de la «chose» politique ou publique : déceptions accumulées depuis 2011, absence de confiance (tous des voleurs, tous des menteurs, accuse-t-on !), absence de leaderships crédibles. Et surtout l’impunité qui, sauf rares exceptions, n’a pas touché les responsables ayant mal géré les institutions et les entreprises nationales… Des responsables, pourtant connus, continuent à échapper bizarrement à la justice. Bref, le «peuple» en a marre d’entendre des accusations, des interrogatoires, sans que personne ne rende compte de sa gestion, surtout lorsqu’il s’agit du Trésor public.
2- Crise économique généralisée : le tissu social a été fracturé depuis 2011, avec l’émergence de nouveaux riches, l’appauvrissement des classes moyennes et la paupérisation de ceux qui sont au plus bas de la société. Le besoin de quitter (fuir) le pays est plus fort que jamais.
3- Dégradation généralisée aussi des services publics : électricité, eau (devenue quasi imbuvable), transports, éducation, santé, sécurité des biens et des personnes…
4- Baisse du pouvoir d’achat en dépit des augmentations incessantes des salaires et des aides aux plus démunis, augmentations qui ne compensent pas la hausse incessante des prix, des tarifs (électricité, eau, énergie) et des taxes.
5- Déni généralisé des partis politiques, jugés responsables de la décennie «noire» (2011-2021). Ces partis se sont coalisés ou acharnés à boycotter les élections (pas de candidats) et appeler au boycottage du vote.
Le président Kaïs Saïed semble conscient de tout cela, puisqu’il continue, pas plus tard qu’avant-hier, à proposer aux Tunisiens de construire une société où seraient assurés la sécurité sociale, la santé, l’éducation et les transports, en plus de la Liberté, de la Justice, et de la Souveraineté du peuple, bien sûr. Pour concrétiser, ces belles paroles, il ne propose aucun programme d’action cohérent et compréhensible, aucun timing (après la mise en place du nouveau parlement et de la deuxième chambre qui reste à élire).
Quant au gouvernement, qui est en partie responsable, il se mue dans le silence : personne n’a osé commenter, publiquement, les résultats préliminaires pourtant officiels !
(*) Pour info : les résultats préliminaires des élections seront dévoilés mardi 20 décembre. Et les définitifs, après l’arbitrage des litiges éventuels, le 19 janvier 2023. L’éventualité d’un 2e tour (au 3 mars) fera reculer nécessairement l’entrée en fonction du nouveau Parlement à fin mars 2023…
Un dessin vaut mieux que mille discours
J’ai choisi de vous faire cinq illustrations graphiques en compilant les données fournies par l’Isie.
Ces infographies, qui sont donc de ma fabrication, permettent de visualiser le (mauvais) record battu par la Tunisie et le comparer à d’autres pays.
Info 1 : Evolution de la participation aux élections législatives (donc comparable) depuis 2011. Celle de 2022 comporte, vous le savez, une modification radicale du système électoral et des circonscriptions. Ceci n’explique pas cela, les électeurs ont massivement boudé les urnes en décembre 2022. Ils sont simplement désenchantés. Rien ne va plus ! Qui est capable, parmi les dirigeants, les opposants, les institutions nationales, la société civile, d’en tirer, honnêtement, les conclusions qui s’imposent ?
Info 2 : On voit mieux avec un chiffre simple : le taux de participation (nombre de votants sur nombre d’inscrits) a subi une dégringolade, du jamais vu, en démocratie, même débutante (dix ans d’âge).
Info 3 : Des éléments de comparaison, qui permettent aux Tunisiens de s’apercevoir qu’ils sont tombés très (trop) bas dans l’engagement politique.
Info 4 : La participation des électeurs, distribuée selon les groupes d’âge. Ahurissant : les jeunes, fleurs de la Nation, sont les moins fervents. Seulement 4% des jeunes inscrits (18 à 25 ans) sont allés voter ! Pour les plus âgés, qui sauvent un peu la mise, ils sont 16% à peine.
Info 5 : La participation des électeurs selon le sexe : le pouvoir récolte ce qu’il a semé, avec un code électoral défavorable au sexe féminin… La femme, tellement chouchoutée par le passé lointain, semble avoir baissé les bras… Moins des 6 % des votantes potentielles ont pris la peine de se rendre dans un bureau de vote pour faire leur choix…
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