Tunisie-FMI: 65 ans après, la fatigue d’un partenariat?

Le 14 avril 1958, et à peine deux ans après son émancipation de la colonisation française, la Tunisie rejoint le Fonds monétaire international, FMI (Bretton Woods accord), comme membre, actionnaire et bénéficiaire des financements et de l’assistance technique. Bourguiba avait une vision et un flair stratégique… Rien de tout cela aujourd’hui! Ici à Washington et jour pour jour, 65 ans après, le partenariat Tunisie-FMI semble amoché, abimé et méconnaissable! Déception réciproque, défiance partagée et malentendus à répétition.

Par Moktar Lamari, de Washington au siège du FMI

Tous les économistes (de gauche comme de droite) pensent que la Tunisie doit entreprendre rapidement des réformes majeures. Autrement le pays va à sa perte. Mais, en face, la Tunisie de Kaïs Saïed se cabre et s’insurge contre les diktats et du FMI.

Pas par hasard! Durant les 65 ans de collaboration Tunisie-FMI, le Tunisien lambda se focalise sur le fait que l’aide du FMI a secouru la Tunisie, trois fois, en 1964, en 1988 et en 2013-2016.

Ironie de l’histoire et des cycles économiques, une fois tous les 20 ans, la Tunisie sombre dans la déchéance, se vide ses caisses et à chaque fois le FMI tend la perche…

Mais, pas gratuitement, pour son aide, le FMI a imposé l’austérité et surtout imposé une dévaluation du dinar de 20 à 25%. Le dinar valait presque 3 dollars en 1958, aujourd’hui il faut plus que 3 dinars pour obtenir un seul dollar.

Amertume et tension palpable

Bis repetita, un nième voyage du gouverneur de la Banque centrale et du ministre de l’Économie pour participer aux rencontres annuelles du printemps, les Spring Meetings du FMI et la Banque mondiale, toute cette semaine du 10 au 16 avril 2023.

La tension est palpable, et depuis leur arrivée à Washington, les émissaires de Kaïs Saïed rasent les murs, aucune apparition officielle lors des séminaires, workshops et rencontres d’experts pour défendre clairement et publiquement le branding de la Tunisie et le droit de notre pays aux financements et aux réformes structurelles. Alors que tous les gouverneurs et les ministres présents défendent mordicus leurs pays sur toutes les plateformes.

L’opinion publique tunisienne s’attend que la délégation agisse pour débuguer un accord de principe convenu le 15 octobre, d’un montant de 1,9 milliard de dollars. Le financement du FMI pourrait aider la Tunisie à mobiliser d’autres financements, pour combler ses déficits… tout en alourdissant le fardeau d’une dette devenue insoutenable.

Les négociations FMI-Tunisie traînent en longueur, d’échec en échec, depuis 2021. Soit depuis presque trois ans. Rien pour arranger ce processus, le dialogue avec la Banque mondiale a été aussi suspendu depuis les propos jugés racistes du président Kaïs Saïed.

Pour ces raisons et plein d’autres (tenues secrètes dans ces négociations), l’impasse est totale avec le FMI. Des deux côtés, les négociateurs ne se font plus confiance et chacun est campé sur ses positions, incapables de trouver un modus operandi acceptable par le président Kaïs Saïed, d’un côté et de l’autre, le Board (conseil d’administration) du FMI.

Un anniversaire plutôt amer.

Procrastination et réformes douloureuses

Rétif aux réformes économiques, le président Kaïs Saïed prône le statu quo, et ne veut pas s’engager directement pour opérationnaliser les termes d’un accord discuté par des ministres du gouvernement, qu’il a nommés lui-même.

Trois enjeux cristallisent la procrastination du président face à ce qui est à faire ou pas à faire, pour finaliser l’accord de principe convenu avec le FMI.

1- Le président est arrivé au pouvoir sans programme économique, c’est pourquoi il est peu à l’aise avec les chiffres économiques, et peu doté du pragmatisme requis pour comprendre l’ampleur des déficits et défis socio-économiques, monétaires et budgétaires qui paralysent la Tunisie d’aujourd’hui. Il a gagné l’élection présidentielle haut la main, avec une promesse de gouvernance basée sur un slogan disant naïvement «ce que peuple veut», le président le veut !

Et ça tombe mal, le peuple tunisien, et l’opinion publique ne veulent pas privatiser les sociétés d’État (restructuration, privatisation), ne veulent pas annuler le système des subventions des prix (alimentaires et énergie) et ne tolèrent pas les licenciements des fonctionnaires en sureffectif.

Faute d’explication, de communication efficace et de leadership, l’opinion publique tunisienne est profondément dressée contre les réformes prônées par le FMI et privilégie le statu quo, défendu par Saïed… et par les syndicats aussi.

On le comprend, le président perdrait la face (et les prochaines élections) s’il appliquait à la lettre toutes ces réformes ultra-libérales exigées par le FMI.

Le gouverneur de la banque centrale Marouane Abassi n’a pas été nommé par le président Saïed, mais par son prédécesseur, feu Béji Caïd Essebsi, et un gouvernement dominé par les islamistes de Rached Ghannouchi, en 2018.

L’équipe de négociateurs avec le FMI a été instable, au moins 4 gouvernements différents se sont succédé depuis 2020. Et donc autant de changements dans la composition de l’équipe de négociateurs et au sein de l’ambassade de Tunisie à Washington.

Le président Saïed ne semble pas trop faire confiance en ses négociateurs auprès du FMI. Il faut dire aussi que ces négociateurs pilotent à vue, la pensée économique de Saïed est instable, illisible et imprévisible.

2- La plus récente équipe de négociation représentant la Tunisie (présidé par le gouverneur de la BCT) a commis plusieurs erreurs stratégiques dans ces négociations qui sont avant tout politiques, en impliquant un peu trop le président dans des réformes structurelles qu’il ne peut pas tenir de facto.

Le projet d’accord convenu et signé avec le FMI (le 15 octobre dernier) comporte des mesures douloureuses, des objectifs chiffrés et un calendrier précis très difficile à respecter et à faire accepter par l’opinion publique.

Pas pour rien que ce document a été mis sous embargo, secret d’État. Et cela n’augure rien de bon au niveau de la mobilisation des syndicats et la restauration du capital de confiance.

Les échecs successifs de cette équipe de négociations sont nombreux, et le gouverneur de la Banque centrale actuelle cristallise les blocages et les errements dans le choix des réformes à mettre en place. Logiquement, il n’est plus l’homme de la situation et il aurait dû tirer sa révérence, pour laisser sa place à quelqu’un d’autre qui inspire confiance et qui peut débloquer l’impasse. C’est ce qu’a fait l’Égypte qui a fait démissionner son gouverneur de la banque centrale (automne dernier) et nommé un autre avant de signer l’entente finale avec le FMI.

3- Depuis que le président Saïed a fait sa sortie anti-émigration et migrants subsahariens, et depuis l’arrêt du dialogue avec la Banque mondiale, plusieurs rapports de veille stratégique ont vu monter les risques d’un «effondrement de l’économie» tunisienne, avec un afflux de quelque 800 000 émigrants partant de la Tunisie. C’est ce qui a créé la multiplication des alertes et discours alarmistes de la part du gouvernement italien, de l’Union européenne, des Américains…

Certes la situation est extrêmement inquiétante : le risque d’effondrement économique de l’État est arithmétiquement plausible, calculable et grandissant. Pour le contrer, il faut opter pour le principe de précaution plutôt que le principe de négation.

Les pays européens et nord-américains ont appelé la Tunisie de Saïed à s’engager dans les réformes pour mériter l’appui du FMI et ensuite l’aide des fonds multilatéraux et bilatéraux. L’Italie est allée plus loin, demandant au FMI de financer en urgence la Tunisie, même avant de mettre la première pierre de l’édifice des réformes exigées par le FMI.

Obstination de l’équipe FMI …

Les responsables de l’équipe de négociateurs du FMI doivent aussi sortir de leur rigidité conceptuelle. Dirigée par Jihad Azour, l’équipe en charge du dossier tunisien au siège du FMI à Washington serait très inflexible dans sa démarche, pour faire infléchir Saïed.

Trois limites entachent l’approche du FMI face à la déroute économique en Tunisie et à l’illisibilité politique du président Saïed.

1- Depuis 2017, le FMI a laissé faire. Il a vu que la dette tunisienne gonfler pour devenir progressivement insoutenable, mais il n’a rien fait pour le signifier dans ses rapports publics. Certaines versions du rapport rédigé par le FMI en 2021 ont mentionné explicitement l’insoutenabilité de la dette tunisienne, avant de changer le wording du rapport dans sa version finale. La Tunisie doit au FMI plus que 2,3 milliards de dollars, et le Fonds ne veut pas les perdre… si la Tunisie faisait cessation de paiement.

Depuis 2013, le FMI a fermé les yeux face aux gaspillages et promesses non tenues par ces gouvernements melting-pot et instables conduits par Ennahdha de Ali Larayedh à Youssef Chahed.

Le FMI a commis des erreurs graves en ouvrant les vannes aux gouvernements dominés par l’islam politique en Tunisie. Face aux générations futures du pays, il assume une énorme responsabilité morale dans le surendettement de la Tunisie. Il a été dans une large mesure complice des graves erreurs de tous ces ministres de Finances et conseillers avec rang de ministres qui ont malmené le pays depuis 2013.

2- Malgré tous les discours visant à imposer le fardeau des réformes et ajustements aux riches, les principales réformes déjà engagées de concert avec les financements du FMI ont porté sur la réduction des impôts des entreprises et l’augmentation de la charge fiscale des consommateurs et des travailleurs. Les chiffres sont là pour le confirmer.

Le FMI a bien vu les banques accumuler des bénéfices colossaux en pénalisant l’investissement et en démantelant le made in Tunisia, secteur après secteur. Prétexte: augmenter les taux d’intérêt pour lutter contre l’inflation.

Rien n’a été fait ou suggéré pour taxer la propriété improductive, où la richesse illicite se cache avant d’être exfiltrée à l’étranger. Les hôteliers, les grands propriétaires terriens ou le secteur commercial des grandes surfaces et vente de détail, refuge des grandes richesses, ne paient pas toujours la totalité de leurs impôts et taxes, et oublient souvent de rembourser leurs dus à leurs banques.

Le FMI a tout vu, toutes ces richesses accumulées et placées dans les actifs patrimoniaux improductifs purement spéculatifs. Des comportements rentiers, où les cartels ponctionnent leur rente au grand jour, avec la complicité du système fiscal et même pénal.

Le FMI a manqué une occasion historique pour pousser les gouvernements successifs en Tunisie à élargir progressivement l’assiette fiscale.

Une irresponsabilité, parmi tant d’autres, qui ont fait ruiner le capital confiance envers le FMI: seulement 12% des Tunisiens et Tunisiennes font totalement confiance au FMI, selon le World Value Survey (2021-2022). C’est dramatique, et on comprend que Saïed prend ses distances avec le FMI.

3- Troisièmement, la seule véritable protection offerte aux pauvres est par le biais de la caisse de subvention des produits de première nécessité. Le FMI veut démanteler ce système, sans dire comment le remplacer, dans un pays où presque 4 millions (25%) vivent sous le seuil de pauvreté, disposant d’un revenu disponible moyen inférieur à 2$ par jour.

Le gouvernement et le FMI prétendent que la dette publique de la Tunisie est soutenable. Or, le pays a besoin de 8 milliards de $ au cours de chacune des cinq prochaines années.

Pendant ce temps, le gouvernement devra payer 13% du PIB chaque année en paiement de services de la dette (intérêt et principal) à des créanciers.

Si jamais un pays avait besoin d’un allègement de sa dette, c’est la Tunisie. Nier cela conduira au désastre. L’austérité qu’elle nécessiterait pourrait déclencher des troubles sociaux majeurs. Il fallait parler plus de rigueur budgétaire que d’austérité budgétaire.

4- Le FMI vacille dans son rôle traditionnel de prêteur de dernier recours. Au lieu d’aider à rassembler les créanciers devant aider la Tunisie, il a demandé au pays de le faire par lui-même, reflétant son rôle affaibli au cœur du filet de sécurité financière mondiale à mesure que de nouveaux créanciers, comme la Chine, ont émergé.

Même la Banque mondiale ne vient plus automatiquement à la rescousse de la Tunisie. Depuis peu, elle a simplement suspendu le dialogue et reporté sine die l’examen de sa stratégie-Tunisie.

Alors, où aller à partir d’ici ?

Le programme FMI en faveur de la Tunisie doit être relancé illico presto, ici et maintenant. Il y a urgence, il y a péril en la demeure !

Cela dit, il faut plus de flexibilité win-win, et cela est nécessaire des deux côtés. Ensuite, l’allègement de la dette doit être accordé à la Tunisie, malgré les difficultés évidentes de coordination entre les bailleurs de fonds et la décomposition des mécanismes de financement multilatéraux.

Enfin, les populations les plus vulnérables en Tunisie doivent être protégées tout en transférant le fardeau de l’austérité sur les plus riches. Mais pas au point de handicaper l’investissement, l’innovation et la productivité du travail.

Pour un pays lilliputien, de la taille de la Tunisie, les bailleurs de fonds multilatéraux et bilatéraux doivent se coordonner mieux et éviter les mille-feuilles d’exigences dignes de toutes les administrations bureaucratiques qui se respectent.

Une multiplication d’exigences, de reddition de compte qui font que beaucoup de ces financements finissent par être détournés de leur finalité ultime. C’est connu, la corruption ronge déjà plusieurs niches et institutions internationales.

Au-delà de ce soulagement immédiat, la Tunisie doit commencer à s’attaquer aux maladies sous-jacentes qui l’ont conduit au marasme actuel et la paupérisation en cours.

Pour notre pays, un bon point de départ serait de redéfinir son contrat social et moderniser complètement son administration publique.

Cela obligera les élites tunisiennes à mettre de côté leurs différences et à jouer ensemble pour relancer le développement économique. Le pays a les expertises intègres et honnêtes pour concevoir et calibrer un système relever de sauvetage et de relance économique en Tunisie.

À son tour, la communauté mondiale peut aider en fournissant un environnement propice aux exportations tunisiennes et en investissant plus et plus stratégiquement dans le pays.

L’heure est plutôt tardive. Et les pauvres, les chômeurs et les vulnérables ne peuvent pas attendre beaucoup plus longtemps. Ils peuvent s’insurger, perdre espoir ou se jeter dans la mer pour rejoindre l’Italie voisine.

* Economiste universitaire.

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