Jusqu’où la Tunisie peut-elle sombrer ?

Pour espérer sortir la Tunisie de la crise, le président Kaïs Saïed doit dire toute la vérité aux Tunisiens sur l’état de leur pays et mettre en route sans plus tarder les réformes trop longtemps reportées. Et même si la situation est difficile et le temps est compté, des solutions peuvent encore être mises œuvre dans l’urgence.

Par Michel-Henry Bouchet *

Le consensus est large sur les maux de la Tunisie qui font converger des défis financiers (dette, balance des paiements, réserves de change, réforme bancaire), socio-économiques (pouvoir d’achat, précarité, chômage des jeunes, entreprises publiques peu efficientes et lestées d’une lourde masse salariale) et politiques (solitude du pouvoir d’un président respectable mais au programme imprécis).

Ce consensus devrait inclure la prudence de ceux qui donnent des conseils de politique économique (défaut sur la dette, taxer «les riches», dévaluer !) ou même de démocratie. Et pour celle-là, la France est particulièrement mal placée tout comme l’Union Européenne (UE). La première a vu son président visiter en mars 2023 quatre pays d’Afrique centrale parmi les plus corrompus, tous producteurs d’hydrocarbures et donc fournisseurs potentiels. Et la seconde déclare suivre avec inquiétude une dérive autoritaire menaçant la gouvernance alors qu’elle a fermé les yeux sur un vaste réseau d’ingérence et de corruption au sein des institutions européennes impliquant le Maroc et le Qatar.

Dire la vérité aux Tunisiens

La Tunisie est à la croisée des chemins et confronte une double urgence. D’abord, elle ne peut plus continuer à vivre au-dessus de ses moyens, ni au-dessus de ceux de ses créanciers ou donateurs. Le pays a perdu beaucoup du capital d’estime qu’il avait gagné avec le soulèvement populaire de janvier 2011.

La Tunisie aurait alors pu mobiliser un véritable Plan Marshall de soutien à son développement (sans contrepartie occulte comme certains voudraient le faire croire). Un vaste soutien international aurait pu être «catalysé» autour du FMI, de la Banque Mondiale, de l’UE et des Etats-Unis, conjointement à une émission obligataire de grande ampleur. Le régime précédant la «Révolution» avait laissé la Tunisie avec un ratio honorable de dette/PIB de 48% (100% aujourd’hui).

Rien ou peu des réformes nécessaires n’a été accompli depuis la lettre d’intention au FMI de mai 2013, avec des engagements fermes pour «recouvrer la confiance des investisseurs et des épargnants» : réformer le système bancaire et les entreprises publiques, rationaliser les subventions, encadrer les hausses de salaires, élargir la base fiscale… La faute en incombe totalement au parti au pouvoir, Ennahdha, qui a grand ouvert les vannes de l’embauche dans le secteur public tout en augmentant les salaires des fonctionnaires.

En 2023, la masse des salaires du secteur public représente 18% du PIB (contre 11% en 2011) : ils absorbent 2/3 des revenus et dons du pays.

L’investissement n’est donc plus un moteur de croissance (10% du PIB, c’est la moitié du Maroc) alors qu’il représentait 24% du PIB en 2010-11.

Les entreprises publiques sont des monopoles peu efficients qui fonctionnent par infusion de crédits bancaires tout en drainant chaque année des transferts massifs de ressources publiques (environ 8% du PIB !)

Bref, les réformes trop longtemps reportées sont incontournables et il faut que le président ait le courage de dire la vérité aux Tunisiens qui d’ailleurs n’ignorent rien de l’état de leur pays.

Les alternatives ne sont pas crédibles : la Chine avancerait des fonds mais en les gageant sur des ressources nationales, et les saisirait dés les premières difficultés comme elle l’a fait dans de nombreux pays ! Les pays du Golfe n’ont pas les moyens de rassembler un nombre suffisant de créanciers pour assurer à la Tunisie un horizon financier de long-terme. Un prêt de l’Algérie comme en 2022 serait un faible gain de temps, et des crédits bancaires à court terme seraient le signal avancé d’un défaut imminent.

Le temps est compté, mais il n’est pas trop tard

Au final, le FMI est le seul aujourd’hui à pouvoir mobiliser des financements, à stimuler des investissements, et s’il doit être un bouc émissaire complaisant pour mettre en place ce train de réformes, cela fait partie de son aide collatérale !

Ensuite, si le temps est compté pour ne pas tomber dans un défaut de dette, il n’est pas trop tard pour renverser le cours d’un désastre annoncé. Les conséquences seraient dramatiques pour toute la population, et surtout pour les plus démunis : dégradations des notations, renchérissement puis assèchement des financements extérieurs, récession et inflation, chômage massif, contraction des crédits bancaire, faillites…

En 2023, les taux augmentent sur les marchés et les paiements d’intérêt s’alourdissent au rythme des dégradations de rating (CCC pour Fitch). Près de $5 milliards d’échéances de dette tombent en 2023-24, y compris sur des Eurobonds, auxquels il faut ajouter plus de 1,3 milliard de paiements d’intérêt cette année. La crise de liquidité va vite se transformer en crise de solvabilité et la Tunisie doit planifier le réaménagement de sa dette extérieure. Elle a augmenté chaque année au rythme du déficit des paiements courants de l’ordre de 10% du PIB. Les réserves de change de la Banque centrale représentent environ 3 mois d’importations (dont certaines sont incompressibles : biens d’équipements, céréales, énergie). C’est presque la moitié du Maroc.

La probabilité d’un défaut apparaît clairement dans le CDS (Credit Default Swap) qui mesure la prime d’assurance contre un risque de défaut : il atteint en mai 2023 le niveau record de 12,50%.

Un besoin d’expertise opérationnelle

Trois priorités sont nécessaires. D’abord, que les décideurs à Carthage, aux Finances et à la Banque centrale s’entourent enfin de conseillers dotés d’une expertise opérationnelle et non pas d’une culture académique qui ignore la réalité des marchés financiers.

Ensuite, valider l’accord avec le FMI tout en mettant en place des mécanismes stabilisateurs pour réduire l’impact des réformes sur les populations défavorisées.

Enfin, résister au vertige populiste d’une demande d’annulation de dette pour privilégier un reprofilage des échéances envers les créanciers publics afin d’obtenir une amélioration des liquidités sur une dizaine d’années, et un refinancement des paiements envers les créanciers privés. Des transactions de conversion de dette officielle bilatérale pourraient soutenir des projets de développement à fort impact social. Mais le temps presse !

* Ancien Senior Economist à la Banque Mondiale et CEO de Owen Stanley Financial, Emeritus Professor, Skema.

** Les intertitres sont de la rédaction.

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