La décision prise, il y a quelques semaines, par le Président de la République Kaïs Saïed, lors de son entretien avec le ministre des Transports et le PDG de Tunisair, de «réserver le ciel tunisien aux avions tunisiens», m’a personnellement consterné et constitue à mon sens l’exemple même d’une décision prise au nom de l’intérêt national… contre l’intérêt national.
Par Dr. Sadok Zerelli
Il se trouve que j’ai été chargé pendant trois ans, au sein de la Banque Africaine de Développement (BAD), du suivi de la mise en œuvre des 120 projets d’infrastructures régionales dans toutes les Communautés économiques régionales (CER) de l’Afrique et portant sur les secteurs des transports, de l’énergie, de l’eau et des TIC.
Ces projets d’infrastructure dont le coût d’investissement global s’élève à 26 milliards de $, ont été arrêtés dans le cadre du Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (Nepad), adopté par les chefs d’État et de gouvernement africains de l’Oua en 2001 et ratifié par l’Union africaine (UA) en 2002, en vue de traiter les problèmes de développement de l’Afrique, dans le cadre d’un nouveau paradigme visant à réduire la pauvreté, mettre l’Afrique sur la voie du développement durable et mettre fin à sa marginalisation.
Libération du ciel africain
Parmi les projets d’infrastructures dont j’avais la charge de suivi, figurent 20 projets qualifiés de «falgship projects» ou «projets-phares», dont la mise en œuvre de la Décision de Yamoussoukro, du nom de la capitale politique de la Côte d’Ivoire où elle a été signée par 44 chefs d’États africains en 1999, et qui est devenue contraignante depuis 2002. Il s’agit d’un traité adopté par la plupart des membres de l’UA, dont la Tunisie, qui établit un cadre pour la libéralisation des services de transport aérien entre les pays africains, ainsi que pour une concurrence loyale entre les compagnies aériennes nationales et étrangères. Son apport fondamental est que les Etats signataires accordent la «cinquième liberté» aux compagnies aériennes nationales des pays signataires.
La cinquième liberté de l’air est un concept important dans le domaine du droit aérien. Il s’agit d’un principe qui régit les droits de trafic des compagnies aériennes internationales. Les libertés de l’air sont des droits accordés aux compagnies aériennes par les gouvernements pour exploiter des services aériens internationaux entre différents pays.
Les quatre premières libertés de l’air ont été établies dans le cadre de l’accord de Chicago de 1944, qui est le traité fondateur de l’Organisation de l’aviation civile internationale (Oaci), une agence des Nations Unies chargée de réglementer l’aviation civile internationale. Les quatre premières libertés de l’air sont:
- la première permet à une compagnie aérienne d’un pays de survoler le territoire d’un autre pays sans y atterrir;
- la deuxième permet à une compagnie aérienne d’un pays de faire escale dans un autre pays dans le cadre d’un vol international;
- la troisième permet à une compagnie aérienne d’un pays d’atterrir dans un autre pays pour y débarquer des passagers ou du fret;
- la quatrième permet à une compagnie aérienne d’un pays d’embarquer des passagers ou du fret dans un autre pays et de les transporter vers son pays d’origine.
La cinquième liberté de l’air, connue sous le nom d’«Open Sky», concerne le droit d’une compagnie aérienne d’un pays d’embarquer des passagers ou du fret dans un pays autre que son pays d’origine, de faire escale dans un autre pays et de débarquer ces passagers ou ce fret dans ce pays tiers. En d’autres termes, elle permet à une compagnie aérienne d’effectuer des vols internationaux entre deux pays autres que son pays d’origine, en faisant escale dans un pays tiers.
Cette cinquième liberté est souvent utilisée par les compagnies aériennes pour élargir leur réseau de vols et offrir des itinéraires plus variés aux voyageurs. Cela favorise également la concurrence et peut conduire à une plus grande accessibilité des voyages internationaux et une baisse des tarifs.
Par ailleurs, Youssef Chahed de qui chacun peut penser ce qu’il veut en tant qu’homme politique, mais que je tiens, personnellement, comme l’un des meilleurs premiers ministres et le gestionnaire le plus compétent des affaires économiques de la Tunisie depuis 2011 (la preuve en est qu’il a été recruté comme professeur d’économie à l’Université de Harvard, qui ne recrute pas n’importe qui), a paraphé en 2017 avec l’Union européenne (UE) la convention de l’introduction de l’Open Sky avec la perspective de la signature d’un accord final préservant les intérêts de Tunisair en 2018.
Camouflet pour l’UE et l’UA
Avant de refuser l’Open Sky, il y a quelques semaines, Kaïs Saïed savait-il que sa décision va à l’encontre de la Décision de Yamoussoukro votée par l’UA et signée par la Tunisie depuis 1999 et au Protocole d’accord signé par le gouvernement de Youssef Chahed en 2017? Réalise-t-il que ce volte-face constitue un camouflet pour la politique de coopération internationale de la Tunisie avec l’UE et l’UA, deux groupements régionaux majeurs que la Tunisie ne peut ignorer et qui n’auront plus confiance dans la signature des gouvernements tunisiens? Rien n’est moins sûr !
Les motivations du président ne semble pas claires, mais si l’on juge par une de ses déclarations populistes dont il est le seul à avoir le secret et qui a accompagné sa décision de refuser l’Open sky, à savoir : «Les parties qui souhaitent aujourd’hui céder cette entreprise publique ou la pousser à la faillite doivent assumer leurs responsabilités», il semble que sa décision soit basée sur son éternelle méfiance/mépris des hommes d’affaires et du capital privé qui est pour lui synonyme de corruption.
Si on analyse objectivement la situation du Tunisair, loin des slogans et des sentiments nationalistes chauvins, en se posant la question de savoir qui veut-t-il défendre à travers sa décision: Tunisair et ses quelques milliers d’employés privilégiés (environ 3100) ou les millions d’usagers et les milliers d’opérateurs économiques dont la compétitivité dépend des performances et de la qualité de services de Tunisair ? Quelques chiffres-clés ne laissent pas de doutes sur la réponse à donner à cette question.
Les carences de Tunisair
Ainsi, force est de reconnaître que les compagnies aériennes tunisiennes, y compris le transporteur national Tunisair, à défaut de moyens financiers et logistiques conséquents, ne sont jamais parvenues jusqu’ici à exploiter totalement les 50% de part du marché qui leur revenait de droit. Elles sont actuellement à hauteur de 35%, laissant au total 65% de part du marché aux pavillons étrangers. En quoi la mise en œuvre de la Décision de Yamoussoukro va-t-elle menacer leur intérêt puisqu’ils ne sont pas capables de prendre la part de marché qui leur revient de droit dans le cadre des accords bilatéraux régissant actuellement le transport aérien en Tunisie?
D’autre part, avec une flotte actuelle de 17 avions modernes et performants, dont la moyenne d’âge ne dépasse pas les dix ans, la moyenne d’utilisation de ces avions est de 7 à 8 heures par jour avec un taux de remplissage de sièges ne dépassant pas 60%, alors que la moyenne dans le monde varie entre 12 et 14 heures par jour avec un taux de remplissage qui frôle les 90%.
Avant de craindre la concurrence des compagnies étrangères qu’introduirait l’Open Sky, Tunisair ne ferait-elle pas mieux d’optimiser l’exploitation de son parc d’avions et d’améliorer leur taux de remplissage par une meilleure qualité de service et une véritable stratégie de marketing pour attirer et fidéliser la clientèle?
Sur le plan du déséquilibre financier, Tunisair est considérée par tous les analystes financiers qui suivent la Bourse de Tunis comme le plus gros canard boiteux coté en en bourse. Selon les données de la BVMT, son capital social était de 106,199 MDT en 2017. Une année après, 2018 qui est celle de son dernier bilan publié, faisait état d’un déficit de 234,382 MDT, c’est-à-dire plus que deux fois son capital social. Du strict point de vue du droit commercial, Tunisair est en faillite et n’a plus d’existence légale puisqu’elle ne dispose plus de capital social.
On ne sait pas grand chose sur les pertes cumulées de Tunisair postérieures à 2018, la compagnie publique n’ayant plus publié de bilan, ni individuel ni consolidé, alors que la réglementation du Conseil du marché financier (CMF) est stricte à ce sujet et exige de chaque société cotée en bourse de publier, chaque année, son bilan. Quant à sa dette publique, elle s’élève en 2023 à 1,4 milliard de dinars selon plusieurs sources, ce qui ne lui permettrait pas d’acquérir de nouveaux avions à moins de recourir au budget de l’Etat, dont nous connaissons tous le grave déficit qui le caractérise.
Ce sont là quelques chiffres-clés qui montrent que le refus de l’Open Sky décidé par Kaïs Saïed n’est qu’un paravent pour cacher la mauvaise gestion au sein de cette entreprise publique et ne ferait que perdurer cette mauvaise gestion jusqu’à l’annonce officielle de sa faillite par le CMF. Est-ce là que réside l’intérêt national au nom duquel le président Saïed a pris cette décision?
Manque à gagner pour le tourisme
Cette question prend tout son sens lorsqu’on sait que les partisans de l’Open Sky sont aussi, sinon plus, nombreux dans les divers secteurs d’activité économique du pays, particulièrement dans celui du tourisme et des agences de voyages, que ceux qui s’y opposent et qui sont essentiellement les employés et le syndicat UGTT au sein de Tunisair pour préserver les avantages matériels et les situations de rente dont ils jouissent.
Selon l’ex-président de la Fédération tunisienne des agences de voyage (FTAV), Mohamed Ali Toumi, farouche partisan de l’Open Sky, «des études ont montré que l’Open Sky favorise une croissance entre 2 et 3% du PIB, la création d’emplois et une visibilité de la destination tunisienne».
Autre point à signaler, le ministère des Transports a débloqué récemment une enveloppe d’un million de dinars tunisiens (MDT) pour réhabiliter l’aéroport de Tabarka-Ain Draham (nord-ouest) et dynamiser ses activités afin d’assurer la relance du tourisme et de l’économie en général dans la région du nord-ouest. Cet aéroport qui, depuis son inauguration, n’a jamais vraiment fonctionné (à peine 2000 passagers par an!) aurait pu bien profiter de l’application de la Décision de Yamoussoukro qui aurait permis à d’autres compagnies aériennes d’exploiter cet aéroport pour relancer le tourisme d’hiver et le tourisme de chasse dans la région.
Il en est de même de l’aéroport militaire de Remada (extrême sud de Tunisie) pour lequel la secrétaire d’Etat auprès du ministre des Transports, avait annoncé le démarrage des travaux de conversion de cet aéroport militaire en aéroport pouvant accueillir des vols civils, avec une enveloppe budgétaire allouée à cet effet de 22 MDT, et qui pourrait accueillir dans le cadre de l’Open Sky des vols charters pour le développement du tourisme saharien.
Rien qu’avec ces deux aéroports que Tunisair est incapable d’exploiter, l’application de la Décision de Yamoussoukro aurait permis à la Tunisie d’accueillir de plus importants flux touristiques, de dynamiser ces aéroports abandonnés, de désenclaver les régions du nord-ouest et du sud et de créer quelques milliers emplois.
Certes, on ne peut pas faire le reproche à Kaïs Saïed, un juriste de formation, de n’avoir probablement jamais entendu parler ni du Nepad, ni de la Décision de Yamoussoukro, ni de la cinquième liberté de l’air… Mais on peut se demander où sont ses chargés de mission, conseillers, ministres, à la Kasbah ou à Carthage… et pourquoi ne l’ont-ils pas éclairé sur la portée et les retombées de sa décision sur l’économie nationale, en particulier sur le secteur du tourisme, si vital pour notre économie nationale? Où sont nos «professeurs d’université» en économie qui ne publient jamais rien sur ce sujet ou sur d’autres et n’engagent jamais de débats sur de tels sujets vitaux pour l’économie nationale, en particulier ceux qui sont toujours les mêmes à occuper le devant de la scène médiatique pour faire des déclarations publiques d’une banalité à faire pleurer?
Vers une faillite inéluctable
Pour un économiste et expert international qui a vadrouillé durant le tiers de sa vie en Afrique et qui a pu vérifier par lui-même dans plusieurs pays africains l’impact positif de l’application de la Décision de Yamoussoukro sur le développement exponentiel de la flotte aérienne et des réseaux de desserte d’un certain nombre d’opérateurs africains tels que la RAM, Kenyan Airlines, Ethiopean Airlines, etc., qui sont devenus des géants incontournables pour le transport aérien en Afrique et dans les autres continents, cela demeure une frustration de voir notre président, par une seule déclaration, fermer la porte à la compétition internationale qui seule peut pousser notre compagnie nationale à améliorer sa gestion et la qualité de ses services et la sauver ainsi d’une faillite inéluctable.
Mais au-delà de cette question d’ouverture ou non de l’espace aérien tunisien aux opérateurs étrangers, ce qui est le plus inquiétant pour la Tunisie à mon sens, c’est cette façon de notre président Kaïs Saïed de tourner le dos aux accords conclus ou paraphés par d’autres gouvernements avec l’UA, l’UE , le FMI, etc. Vers quel type de société et d’économie compte-t-il nous mener? Croit-il vraiment que nous pouvons vivre et nous développer avec nos seules maigres ressources et a-t-il une idée de leur montant réel par rapport aux besoins immenses de consommation et d’investissement d’une population de 12 millions d’habitants dont le tiers est en chômage officiel ou déguisé? Compte-t-il transformer l’économie de la Tunisie en une économie autarcique, fermée au reste du monde, telle que celle de la Corée du Nord et compte-t-il devenir notre Kim Jong-Un national à qui on doit tous obéir au doigt et à l’œil?
Ce sont des questions préoccupantes pour l’avenir de la jeunesse qui, en attendant d’avoir des réponses claires, fuit ce pays légalement et illégalement par milliers par avion ou par embarcations de fortune au risque de leurs vies.
En attendant ce que le futur nous apportera comme réponses claires à ces questions, je ne peux ressentir que de la frustration en tant qu’économiste, lorsque je compare par exemple la résilience des économies des pays africains de la zone de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA): Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée-Bissau, Mali, Niger, Sénégal et Togo, dont le taux de croissance économique est prévu à 7% en 2023, après 5,9% en 2022, malgré les chocs enregistrés sur le plan international à cause du Covid-19 et de la guerre en Ukraine, aux timides 2,2% réalisés par la Tunisie en 2022 et aux pâles 1,23% attendus pour 2023 selon la Banque Mondiale…
Saïed se trompe de batailles
Lorsque je lis que les chefs d’Etat et de gouvernement de ces pays ont réussi, à force de clairvoyance politique et de bonne gouvernance, à créer leur propre monnaie, l’Eco, pour couper définitivement le lien ombilical avec le Franc CFA hérité de la colonisation, je suis fier de leurs réalisations en tant qu’Africain avant d’être Tunisien et je ne peux m’empêcher de me demander pourquoi, chez nous, notre président continue à se tromper de bataille et à vouloir gouverner ce pays en regardant toujours vers le passé, comme s’il était possible de conduire une voiture en regardant toujours dans le rétroviseur.
La bataille n’est pas contre quelques vieux dirigeants de partis politiques, d’Ennahdha ou de gauche ou de droite, qui ont servi leur pays selon leurs propres convictions et qui ont certes commis des erreurs dans la gestion des affaires du pays. Mais qui n’en commet pas? Seul celui qui ne s’engage pas et ne fait rien ne commet aucune erreur !
La bataille n’est pas contre quelques milliers de pauvres migrants que la misère a chassés de chez eux, qui ne sont pas pour autant des êtres inferieurs à nous parce qu’ils ont une peau un peu plus sombre que la nôtre. Pour avoir vécu des années parmi eux, je peux témoigner de leur sens de l’accueil et de l’hospitalité, de leur sagesse héritée de leurs ancêtres, de leur joie de vivre malgré la pauvreté matérielle, de leur tolérance religieuse et leur ouverture d’esprit, toutes qualités que nous pouvons leur envier ici en Tunisie!
La bataille n’est pas contre les corrompus, quoiqu’il faille toujours les combattre, parce que la corruption existe depuis que l’humanité existe et ne disparaitrait qu’avec elle. L’exemple de Sarkozy en France ou de Günter Biden, le fils du président américain, montrent que la corruption continue à exister même dans les plus vieilles démocraties du monde. Se prendre comme le Grand Justicier qui pense pouvoir éradiquer la corruption et n’avoir que ce programme pour gouverner un pays est une chimère qui peut se traduire par la pire des dictatures.
La bataille est dans la prise des bonnes décisions au bon moment pour sortir du sous-développement, la lutte contre le gaspillage des ressources et la mauvaise gestion de nos entreprises publiques comme Tunisair. Elle est dans la bonne gouvernance, la capacité de planification à long terme, la mise en place de stratégie de développement tirant profit des avantages comparatifs du pays et la coopération du type gagnant-gagnant avec nos partenaires africains et européens. Elle n’est ni dans le repli sur soi, ni dans les discours tonitruants et chauvinistes flattant l’égo national et caressant le peuple dans le sens du poil.
En conclusion de cet article qui analyse une question certes technique mais qui pose un problème de modèle de développement économique, je ne peux hélas que reprendre le titre d’un auteur anonyme qui a publié un article le lendemain de la rencontre du président avec sa cheffe de gouvernement pour lui parler de la vie du poète Bayrem Ettounsi, alors que le pays se trouve au bord du défaut de paiement et sombre dans la récession, le chômage et la pénurie de produits de base : «Waad Rabbi, Akahaw»!
* Economiste consultant international.
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