La zakat en Tunisie ou le devoir religieux au service de l’économie

En espèce, deux dinars (60 cents d’euro) multipliés par le nombre de personnes à charge, et on obtient le montant de la zakat à offrir aux «nécessiteux», à titre d’aumône de solidarité avant la prière de l’Aid Al-Fitr (10 avril), cette fête célébrant la fin du ramadan, de cette année 1445 de l’Hégire. C’est le Mufti de la République de Tunisie qui a fixé ce modique montant  de 2 DT jugé «ridiculement bas »! Augmenter la zakat ne doit pas être vu comme un sacrilège…

Par Moktar Lamari *

Deux dinars par an et par individu, c’est trop peu pour certains, «ridicule» pour d’autres, c’est «humiliant» pour les populations tunisiennes vivant sous le seuil de pauvreté et dans l’indigence à longueur d’année. Pourquoi c’est «trop peu» ?

Deux dinars? Un montant dérisoire, insignifiant par son pouvoir d’achat: à peine le prix de deux ou trois œufs de poule, le prix d’un litre de lait ou 10 centilitres d’huile d’olives.

C’est le dixième du pourboire qu’on laisserait en un soir, pour un serveur dans un restaurant à Sidi Bou Saïd, au port El-Kantaoui, ou à Djerba.

Au Maroc, pays plus pauvre que la Tunisie (en PIB per capita), la zakat Al-Fitr est fixée à l’équivalent de 6,5 dinars tunisiens (20 dirhams). En Algérie, ce même quanta est fixé à l’équivalent de 3,6 dinars tunisiens ou 2 «saa» d’aliments essentiels (2 kgs). En France, le montant est fixé à l’équivalent de plus de 80 dinars par personne à charge.

Comment peut-on justifier alors le calcul de ces 2 dinars et quels sont leurs impacts économiques associés. Des questions légitimes et curieuses qui respectent le culte et le rite de l’islam sunnite dominant en Tunisie.

Le Mufti de la République de Tunisie n’a pas donné les détails de ses calculs, mais de toute évidence son institution n’a pas tout compris des notions liées à l’inflation et encore moins au pouvoir d’achat. Comme dans le reste des instituions de l’Etat tunisien d’aujourd’hui, on a l’impression que ces notions économiques basiques sont occultées, bafouées. On préfère parler idéologie ou football en ces temps de «vaches maigres».

Les taux d’inflation en Tunisie se maintiennent à des niveaux élevés, fluctuant entre 7,5 et 9% en moyenne depuis 2020, et le dinar a perdu quasiment 62% de sa valeur depuis 2011.

«Sacrée zakat, non je n’en veux pas», répliquent certains nécessiteux avertis et qui espéraient plus!

Les incontournables de la zakat

La zakat constitue le troisième pilier de la religion musulmane et, et ce n’est pas rien pour l’islam et les pratiquants à la grandeur du monde musulman (presque un milliard de pratiquants, de par le monde).

Pour les Tunisiens, c’est extrêmement important de payer la zakat et démontrer sa générosité et engagement pour la solidarité et la «justice» sociales.

Alors que le mois de ramadan touche à sa fin, de nombreux musulmans à travers le monde essaient de trouver le juste prix à payer pour la zakat, une forme de charité obligatoire ou d’aumône d’un Islam divisé par ses différentes allégeances et obédiences.

Il existe deux types de zakat dans l’islam :

i) la zakat-al-maal, qui est la zakat sur la richesse d’une personne, et

ii) la zakat-al-fitr, qui est spécifiquement liée au ramadan.

Alors que la zakat-al-maal varie en fonction de la richesse d’une personne, le montant de la zakat-al-fitr est spécifique, chaque musulman étant tenu de donner le montant minimum avant l’Aïd Al-Fitr, qui marque la fin du ramadan. Deux dinars, comme montant minimum, il fallait le dire!

Pour la zakat-al-maal, cependant, vous auriez besoin d’une quantité minimale de richesse, sur laquelle le montant de la zakat est calculé, de façon obligatoire. Ce montant est appelé «nissab».

Le nissab a été fixé par le prophète Mahomet à la valeur de 85 g d’or 24 carats, ou encore 612 grammes d’argent.

Aujourd’hui, et considérant les cours de l’or, cela équivaut à soit environ 19 650 dinars tunisiens.

Le prix de l’or s’est envolé. Mais pas seulement, le dinar tunisien s’est effondré, depuis sa création en 1958. A sa création le dinar tunisien valait un peu plus que 3 dollars américains, aujourd’hui, il faut presque 3,3 dinars pour se procurer un dollar américain.

La zakat est due une fois par an hégirien, ce qui est plus court que le calendrier solaire de 11 jours.

Le jour où l’argent détenu et les économies d’une personne atteindront le nissab, ce sera sa date d’échéance de la zakat, et elle devra payer la zakat après une année hégirienne, à la même date.

L’assiette «imposable»

Le calcul de la zakat n’est pas basé sur le montant de votre salaire annuel; il se base plutôt sur le montant d’argent liquide que vous avez à la date d’échéance de la zakat. C’est le revenu disponible, plutôt liquide.

«La zakat n’est pas liée aux salaires déposés, mais à la somme d’argent liquide qui n’a pas été dépensée», me dit l’imam d’une mosquée à Midoun, Djerba, ajoutant que «tout l’argent qui a déjà été dépensé tout au long de l’année n’est pas inclus dans le calcul de la zakat».

Le montant de la zakat due en argent est de 2,5%, chaque année hégirienne. Dit simplement, on prend le montant que vous avez avec vous (quand il dépasse le nissab), on le divise par 40, et le résultat sera la zakat totale à donner aux personnes méritantes telles que les pauvres et les nécessiteux.

Par exemple si vous disposez de 25 000 dinars en surplus à vos dépenses sur un an, vous prenez les 5,350 dinars (25 000 – 19 650) et vous les divisez par 40 (100/2,5) et vous obtenez 140 dinars. C’est le montant à payer, pour un Tunisien ou une Tunisienne qui possède 25 000 dinars, après avoir couvert toutes ses dépenses et ses dettes.

Les bijoux disponibles au sein du ménage ne sont pas soumis à la zakat, selon plusieurs «oulémas» (savants) de l’islam.

Les pierres précieuses, les propriétés foncières et le patrimoine immobilier détenus par un musulman ne sont pas soumis à la zakat.

En somme, la zakat est à taux fixe (flatte rate) et ne s’impose que sur les montants d’argent disponibles et accumulés après les dépenses effectuées par une personne ou un ménage. Ce n’est donc pas un taux variable qui se module selon les revenus et les richesses des différentes catégories. Aussi, exclut-on de son calcul notre patrimoine, bijoux, actions, placements, capitaux investis.

Une cagnotte annuelle grandissante

En Tunisie, et rien que pour la zakat Al-Fitr de cette année, on peut estimer le montant en jeu à un minimum de 20 millions de dinars (2 dinars 10 millions de Tunisiens et Tunisiennes concernés).

Deux dinars ce n’est pas beaucoup en soi! Mais, pour le pays dans son ensemble, on peut saluer le potentiel de cette source de financement.

Merci au Mufti de la République de «valoriser» ce potentiel d’investissement, pour en faire un levier économique qui aide la Tunisie à capitaliser sur la zakat de façon intelligence et halal, dans le respect de l’esprit de cette forme de solidarité sociale.

Cinq pistes peuvent être envisagées, si on tolère l’idée de la modernisation de la zakat, sans la dévoyer :

1- dans tous les cas, le montant actuel fixé comme minimum pour la zakat Al-Fitr est ridiculement bas, insignifiant. D’où l’importance de l’indexer avec le taux d’inflation (7-9%) et avec les prix des produits alimentaires essentiels;

2- la zakat peut être encouragée par une défiscalisation officielle des montants consentis. Les personnes ou les entreprises qui veulent donner plus pour la zakat méritent d’être reconnus par une mesure qui exonère fiscalement les montants consentis;

3- canaliser la zakat vers des fondations et œuvres charitables opérant dans les domaines de la santé, de l’éducation et des services sociaux. On peut envisager que chaque dinar issu de la zakat investi dans une fondation, la collectivité en mette autant. Et cela se fait ailleurs, l’Etat peut ainsi catalyser et capitaliser ces aumônes à vocation religieuse;

4- formaliser la zakat par le billet de plateforme web 2.0 et d’applications dédiées pour accélérer les opérations de la zakat et visibiliser les flux et ramifications dans le tissu économique. La collectivité peut sensibiliser et valoriser cet acte de donation et de solidarité collective. Et cela relève de la responsabilité de l’Etat, du ministère des Finances et pas seulement du Mufti de la République;

5- les deux millions d’expatriés vivant à l’étranger, peuvent être incités à orienter leur zakat vers Tunisie. Et cela peut se faire par des indicatifs variés. Exemple, réduire les frais bancaires de transfert de près de 5% à 1%. Ou encore, exonérer des frais de douanes, les équipements médicaux, éducatifs, et autres financés par la zakat des expatriés et importés en Tunisie.

En ajoutant, la fidya (caffara), aumône que paient les musulmans malades et incapables de faire le carême du ramadan, les montants ainsi accumulés par ces prélèvements liés au ramadan peuvent devenir importants. La fidya peut frôler les 10 dinars par jour de jeûne non pratiqué. Et ils sont nombreux à vouloir payer la fidya, plutôt que de ne pas prendre leurs pilules contre le diabète, le cholestérol… ou l’hypertension!

Blog de l’auteur : Economics for Tunisie.  

* Economiste universitaire.

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