«Après une brouille avec la Fédération française de gymnastique (FFG), la gymnaste de 17 ans a décidé de porter les couleurs de l’Algérie lors des JO. Elle a décroché la médaille d’or aux barres asymétriques. La presse algérienne décrit une victoire ‘‘symbolique à plus d’un titre’’», écrivait ‘‘Le courrier international’’ à propos de Kaylia Nemour, une gymnaste binationale victime d’un système sportif ségrégationniste.
Mahmoud Gabsi *
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Kaylia Nemour, 18 ans est binationale. Elle est née en France d’un père algérien et d’une mère française. Suite à une blessure et pour la reprise de ses activités, un long conflit a opposé la Fédération française de gymnastique à son petit club d’Avoine-Beaumont qui est situé dans un village rural à 200 km de Paris et qui est dirigé par sa mère, Stéphanie. C’est le pot de fer contre le pot de terre pourrait-on dire, d’autant que selon ‘‘Le Parisien’’, la FFG «suspecte les entraîneurs de la gymnaste d’avoir trop d’emprise sur les jeunes gymnastes et de mise en danger d’autrui. L’enquête administrative les lave ensuite de tout soupçon». Mais les notables fédéraux urbains parisiens qui sont réputés pour faire de la politique ne vont pas s’arrêter là. Ils ont radié l’athlète de la sélection tricolore, tout en s’opposant à sa participation aux JO Paris 2024 sous les couleurs algériennes. La double peine en somme !
«La FFG a refusé à Kaylia Nemour de reprendre les entraînements et a tenté de bloquer le changement de sa nationalité sportive. Il a fallu une pétition des milieux sportifs et l’intervention de la ministre française des Sports pour qu’elle puisse concourir sous les couleurs de l’Algérie». Rapporte le site algérien ‘‘TSA’’. Et c’est ainsi que l’interdiction autoritaire et injustifiée a été levée.
La médaille olympique fait tourner les têtes
L’affaire aurait pu être classée comme un conflit banal, une routine pour les tribunaux sportifs. Sauf que la jeune prodige a remporté une médaille d’or pour l’Algérie. Et c’est là que tout a basculé. On ne rigole pas avec les symboles, surtout au niveau mondial, d’autant que la gymnastique tricolore est sur sa faim depuis 2004.
Toujours selon ‘‘TSA’’, « accusée en France d’avoir laissé filer un tel talent, [et] au lieu d’assumer, la fédération a préféré rejeter la faute sur l’athlète et son entourage». D’aucuns pensent que les Français sont de mauvais perdants, surtout face aux pays du Sud Global, mais là, ils sont inconsolables.
Le combat entre le petit club et la FFG a démontré la fragilité de l’athlète étranger ou binational face aux oligarchies qui tirent profit du sport.
Le système fédéral est calqué sur celui des multinationales. Il y a les patrons et les exécutants.
Par ce modèle de gouvernance, le sport est devenu le terrain privilégié de l’argent, de la politique, de la violence, du racisme et des inégalités. Les organisations internationales qui le régissent : CIO, Fifa, UEFA, ainsi que les autres fédérations internationales, sont à la source des dérives qui profitent toujours aux mêmes : les pays du Nord. Leurs supplétifs sudistes, qui ne ramassent souvent que des miettes, sauf dans de rares cas comme celui relaté dans cet article, jouent pourtant un rôle essentiel dans le maintien de ce système. Par leur soumission et/ou leur complaisance, ils permettent la pérennité de l’exploitation, du pillage des ressources humaines et de l’enrichissement illégal qui sont inhérents à cette marchandisation outrancière des corps des athlètes.
Les sportifs traités comme des marchandises
Les milieux fédéraux et leurs agents constituent une élite opaque, friquée et dépourvue d’états d’âme. Pour cette caste, les sportifs sont une marchandise qu’on vend et qu’on achète et qui doivent garder le silence et se tenir à carreau.
Le marché des athlètes, qui est appelé «Mercato» en football, a été copié sur celui des «bourses» des matières premières. Que ce soit pour l’or, les diamants ou le cacao, les Sudistes qui en produisent sont exclus et ne gagnent presque rien. Par contre, les Nordistes y détiennent les monopoles qui leur permettent de s’enrichir par la spéculation mercantiliste et l’intimidation politique.
L’économie libérale qui ignore les frontières a fait de sorte que la majorité des pays du Sud se transforme en bons élèves. Au Caire, à Tunis ou à Abidjan, les présidents des fédérations sportives se comportent comme des monarques. Certains finissent d’ailleurs devant la justice pour répondre de leurs abus.
Algérie-France ou le désaccord permanent
Il faut dire que dans le sacre de Kaylia Nemour, deux Etats et non des moindres sont symboliquement impliqués. Avec, en arrière-plan, des conflits politiques récurrents. Mais voilà qu’un événement sportif a ravivé les tensions déjà existantes. Suite au sacre de la championne, le président algérien Abdelmadjid Tebboune a déclaré : «Au nom de l’armée, au nom de la Présidence de la République et au nom du peuple algérien, nous félicitons notre athlète Nemour pour sa médaille d’or». Auparavant, il avait téléphoné à la gymnaste pour la féliciter juste après sa victoire. Les parents et les entraîneurs de Kaylia ont été honorés lors d’une réception présidentielle officielle. Le message était explicite : l’Etat et la famille sont à la source de l’exploit.
De la mésaventure à l’exploit : c’est ce que la jeune Kaylia a vécu et qui mérite un commentaire. Pendant les JO Paris 2024, nous avons eu vent de l’affaire et avions pris des notes. Mais tout est reparti récemment sur internet avec des messages de félicitations pour l’anniversaire de la gymnaste le 30 décembre 2024, dans lesquels elle a été la cible de messages xénophobes.
Des trouble-fête ont posté des commentaires hostiles du style «Sans l’argent dépensé par la France, Kaylia ne serait pas là où elle est maintenant…» Et comme il est d’usage dans ce type de débats, deux clans opposés se sont vite formés. Les uns se sont considérés grugés par le fait qu’une gymnaste française ayant bénéficié des infrastructures et des deniers de l’Etat français puisse être médaillée olympique sous les couleurs algériennes et que c’est l’Algérie qui tire les marrons du feu. Parmi les réactions hostiles, on citera aussi ceux-ci: «L’Algérie peut être contente de l’athlète que nous avons formée», ou encore : «Ce qui est réel, c’est qu’elle a bénéficié des équipements français»… «Elle doit être une machine à fric»… « Et Bardella qui veut virer les binationaux : la France est mal barrée avec des zozos pareils aux commandes»…
D’autres commentateurs ont considéré que la championne est d’abord algérienne. Qu’elle a été exclue de la sélection tricolore parce qu’elle est arabe. Et que si elle n’avait pas été médaillée, personne n’aurait entendu parler des injustices subies par les petits clubs. «Content pour elle qu’elle ait pu de manière brillante montrer que la fédération était nulle et un peu raciste !!!», écrit l’un. «Les dirigeants de ffgym qui se gavent payés des…. euros annuels et qui laissent partir des pépites pareilles devraient être virés», renchérit l’autre…
France-Maghreb : histoire douloureuse, présent tourmenté et avenir incertain
Toujours sur le forum, on lit des rappels historiques à propos de la France qui exploite les Arabes pour les rejeter par la suite. De Zidane à Benzema, jusqu’à la non convocation récente de Mbappé, les exemples n’ont pas manqué. Le «vol» par la France des médecins et ingénieurs formés par les pays du Maghreb a aussi été cité par les commentateurs sur le net.
Certains ont même remonté jusqu’à la seconde guerre mondiale pour rappeler que la première bataille «alliée» remportée contre les Nazis à Monte Cassino en Italie a été l’œuvre des spahis marocains. D’autres ont cru devoir rappeler que le premier soldat ayant pénétré les lignes allemandes était un tirailleur tunisien, qui a été ignoré par tous les 14-Juillet que Dieu a faits, jusqu’à récemment, où son fils, déjà très âgé, a été honoré à Paris… à la place de son père ! A ses «enfants» la patrie est toujours reconnaissante !
Ce débat est riche en enseignements et il mérite un meilleur traitement. Il a révélé maintes tendances. Et reflété les passions violentes qui font irruption lorsque des étrangers issus du Sud optent pour la nationalité d’un pays du Nord. Et lorsque ces derniers décident de revenir à leur nationalité d’origine, leurs détracteurs les attendent toujours au tournant pour mettre fin à leur carrière. Dans un cas comme dans l’autre, le binational est toujours sujet à manipulations. Et quand il est question en plus de chrétienté et d’islam, les choses prennent d’autres proportions. Mais lorsqu’il s’agit d’un(e) Arabe, tout le monde s’énerve et sort de ses gonds.
Si Kaylia était allemande ou israélienne, comment les Français auraient-ils réagi ?
Le binational est toujours piégé
Au-delà des réactions racistes d’une part et nationalistes de l’autre, les vrais coupables sont l’histoire et le droit.
L’histoire : car sans la colonisation, il n’y aurait peut-être pas eu aussi d’Algériens en France. Donc pas de Kaylia et pas de médaille aux JO.
Et le droit : les règles sont faites par les mêmes au profit des mêmes.
En Occident, il existe une règle tacite : on s’échange les athlètes avec les pays européens alliés, on facilite leur transfert et on bloque les autres, ceux qui sont issus du Sud.
Le sportif binational qui participe une seule fois à une compétition avec l’un des deux pays, ne peut plus jouer pour l’autre. Il est grillé. D’après Open science, «le choix doit être fait par le joueur avant l’âge de 21 ans».
Pourquoi 21 et non 28 ans? Avant 21 ans, l’athlète sudiste aspire à rejoindre une sélection occidentale. Mais au-delà de cet âge, et une fois non sélectionné, vu la concurrence féroce en Europe, il ne peut plus revenir à son pays d’origine, même s’il est au summum de ses capacités.
Cette loi néocoloniale est destructrice des carrières sportives. Elle permet aux pays occidentaux de s’accaparer les meilleurs étrangers tout en privant les pays africains, arabes et asiatiques de leurs enfants. C’est la politique de la terre brulée.
Sportivement, la double nationalité devient caduque au-delà de 21 ans. Cela s’apparente à des pratiques mafieuses. Dans le milieu, si on change de clan, le prix à payer est énorme. Cela peut aller jusqu’à la mort. Or quel avenir pour un sportif sudiste, pauvre et non diplômé quand sa carrière internationale est stoppée de manière précoce? Sa mort sportive le mène à la marginalisation et à la misère. Il y a eu beaucoup de cas…
Toujours selon Open science, «la France, par exemple, se voit accusée par des pays africains de ‘‘piller’’ leurs champions».
En sens inverse : la règle de l’entre-soi
Le comble des lois taillées sur mesure est atteint en rugby, où dans les compétitions internationales, la nationalité n’est pas exclusive. Un Anglais peut jouer pour l’Australie, la France ou l’Italie quand il veut. A chaque nouvelle compétition, il peut changer de pays. Cette règle est valable pour tous. Est-ce une aberration? Non. Pourquoi ? Parce que c’est un sport qui est dominé pour le moment par les pays du Nord et ce, à une ou deux exceptions près. Dans le classement mondial de 2024, les 12 pays en tête du classement sont occidentaux. Le Japon et Samoa viennent respectivement en 13e et 14e positions. Y a pas photo : le trophée doit rester dans la famille blanche et chrétienne. A coup sûr, le jour où le Grand Sud entrera dans la danse, cette règle changera.
La nationalité «sportive» à la tête du client révèle une facette cachée des relations internationales. Elle reproduit les rapports de domination existants.
Récemment, Kaylia Nemour a opté pour le club italien de l’US Renato Serra.Pour sa première compétition dans le championnat italien de série A1, la gymnaste algérienne a réalisé un excellent résultat jamais atteint auparavant par le club : une précieuse troisième place.
* Sociologue, Faculté des sciences humaines et sociales de Tunis.
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