Dans un monde de plus en plus incertain, instable et protectionniste, les nations moyennes et petites ne peuvent plus se contenter d’être spectatrices. Parmi elles, la Tunisie doit se préparer à un monde moins généreux, moins prévisible, où la souveraineté, l’autonomie stratégique et la capacité d’anticipation deviennent vitales. (Ph. « Kairouan » de Paul Klee).
Zouhaïr Ben Amor *

Depuis une décennie, un changement profond s’opère dans l’ordre international. La mondialisation que l’on a connue pendant les années 1990-2010 — ouverte, libérale, fondée sur l’extension du commerce et des valeurs universelles — se retire progressivement au profit d’un monde fragmenté, plus dur, plus protectionniste. Les États-Unis ont refermé une partie de la parenthèse libérale qu’ils avaient eux-mêmes ouverte. L’Europe apparaît désorientée, prise entre la menace russe, la crise énergétique, l’affaiblissement industriel, et l’incertitude stratégique liée à une désolidarisation américaine en matière de défense.
Dans ce contexte, les nations moyennes et petites ne peuvent plus se contenter d’être spectatrices. Parmi elles, la Tunisie doit se préparer à un monde moins généreux, moins prévisible, où la souveraineté, l’autonomie stratégique et la capacité d’anticipation deviennent vitales.
L’objectif de cet article est de montrer comment la Tunisie peut transformer cette nouvelle réalité mondiale en une opportunité pour son développement, en articulant trois axes : 1- comprendre la recomposition géopolitique ; 2-réinventer le modèle économique tunisien ; 3- construire une diplomatie active, prudente et non-alignée.
La fin d’un monde ouvert : un retour de la puissance
Le retrait américain : pivot ou désengagement ? Depuis Barack Obama, les États-Unis ont entamé un retrait relatif du Moyen-Orient et de l’Europe. Biden l’a fait silencieusement, Trump l’a brutalement assumé. Selon Mearsheimer (2018), ce retrait n’est pas un accident, mais un réalignement stratégique fondé sur l’idée que «l’énergie américaine ne doit plus être dilapidée dans des conflits lointains» (Mearsheimer, The Great Delusion).
Cette tendance repose sur trois faits : 1- pivot vers l’Asie pour contenir la Chine ; 2- fatigue impériale après l’Irak et l’Afghanistan ; 3- crise interne américaine : polarisation, inégalités, déficit démocratique
L’Otan, longtemps pilier du système de défense européen, n’est plus considérée comme une priorité. Trump a menacé d’abandonner les alliés européens s’ils ne montaient pas leurs dépenses militaires. Cette idée est aujourd’hui reprise au Congrès américain par des voix influentes.
L’Europe découvre soudain, pour reprendre la formule de Luuk van Middelaar (2019), qu’«elle vit dans un monde hobbesien» — un monde où la force prime sur la norme.
La menace russe et le choc stratégique : l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022 a brisé un mythe : celui d’une Europe post-historique. L’idée, illustrée par Fukuyama (1992), que «l’histoire était terminée» au profit d’un monde pacifié et démocratique, a été brutalement démentie.
L’Europe réapprend ce que la Tunisie a toujours su : la géopolitique n’est pas un chapitre de livres, mais une affaire d’intérêts, de territoires, d’armée, d’énergie.
Le retour du protectionnisme : les États-Unis n’ont plus honte de défendre leur industrie par la force des barrières douanières : Inflation Reduction Act, Buy American Act, relocalisations massives. L’Union européenne suit timidement. L’OMC est marginalisée.
Le capitalisme mondial est désormais un capitalisme des blocs, comme l’annonçait déjà Zbigniew Brzezinski (1997) : «La lutte pour le contrôle des régions clés n’a jamais cessé.»
Le monde redevient multipolaire, conflictuel, stratégique.
La Tunisie dans le nouvel ordre mondial
Une position géographique stratégique : la Tunisie n’est ni un pays enclavé ni marginal. Elle est sur une ligne de fracture géopolitique au sud de l’Europe, au nord de l’Afrique, au centre de la Méditerranée, face aux routes migratoires, proche des champs énergétiques libyens et algériens.
Elle possède une qualité irremplaçable : la stabilité relative. Dans un Maghreb où la Libye est imprévisible, l’Algérie fragile par sa dépendance aux hydrocarbures, la Tunisie demeure un pivot.
Le risque d’être marginalisé : le danger n’est pas l’hostilité, mais l’indifférence.
Un monde protectionniste favorise les grands blocs (États-Unis ; Chine ; Inde ; Europe ; Russie ; Turquie).
Les petits pays subissent, comme l’observait déjà Raymond Aron en 1962 : «Les États faibles n’ont pas l’initiative des décisions.»
Le risque pour la Tunisie est de devenir seulement un espace de transit, un marché, un tampon.
L’Europe désemparée : partenaire fragilisé mais indispensable
L’Europe face à la guerre : L’Europe a longtemps cru en trois illusions : la paix éternelle ; l’énergie bon marché ; l’armée américaine gratuite.
Ces trois illusions se sont effondrées en 2022. L’Allemagne découvre sa vulnérabilité industrielle. La France s’inquiète pour sa souveraineté nucléaire. L’Italie regarde vers les flux migratoires et la Méditerranée.
Pourtant, l’Europe reste le premier partenaire de la Tunisie : premier investisseur ; premier marché et premier partenaire académique.
Une solidarité conditionnelle : l’Europe ne donne plus. Elle prête, elle exige, elle conditionne.
Migration, surveillance des côtes, stabilisation régionale : voilà les priorités européennes.
L’accord de juillet 2023 entre la Tunisie et l’Union européenne n’est pas un accord économique, c’est un accord stratégique. Il confirme un fait : la Méditerranée est redevenue un espace de sécurité et non seulement d’économies.
Que doit faire la Tunisie ? Un nouveau modèle
Passer de l’assistance à l’autonomie : pendant des années, la Tunisie a vécu sous le modèle de la générosité internationale (coopération, aide publique au développement, soutien budgétaire).
Ce modèle est terminé. Le monde est devenu dur. Il donne peu. Il exige beaucoup.
La Tunisie doit passer à un modèle d’autonomie intelligente : nourrir davantage son économie par ses propres forces ; bâtir des chaînes de valeur locales ; orienter l’éducation vers l’innovation
Amartya Sen (1999) nous rappelle que le développement n’est pas seulement économique, mais une capacité d’agir.
Trois secteurs prioritaires :
a) Agro-industrie et souveraineté alimentaire : l’eau devient rare. Le climat se transforme. Les prix agricoles explosent. Le monde entre dans ce que Lester Brown (2011) appelait «l’ère des pénuries».
L’agriculture tunisienne doit se moderniser : goutte à goutte généralisé; variétés résistantes agriculture de précision; et valorisation des produits du terroir.
Souveraineté ne signifie pas autarcie, mais capacité à résister aux chocs externes.
b) Énergie solaire, gaz, interconnexion : le Sahara tunisien est un trésor solaire. L’Allemagne rêve de produire au sud ce qu’elle consomme au nord. La Tunisie peut devenir un exportateur d’énergie verte.
L’interconnexion électrique avec l’Italie (Elmed) est stratégique : elle transforme la Tunisie en pont énergétique.
c) Économie de la connaissance : la Tunisie exporte ses cerveaux. Elle peut aussi exporter leurs idées (biologie, ingénieries diverses, numérique, IA…)
Ce n’est pas un rêve romantique : l’Inde, l’Estonie, Israël l’ont fait.
L’université tunisienne doit redevenir un laboratoire d’innovation, pas une machine à diplômes.
Diplomatie : prudence active et non-alignement
La Tunisie n’a aucun intérêt à choisir entre Washington, Bruxelles, Moscou, Pékin, Ankara, ou Riyad Elle doit dialoguer avec tous, comme le faisait la diplomatie yougoslave à l’ère de Tito.
Le non-alignement, loin d’être une nostalgie, est une stratégie de survie pour les États moyens. Comme le souligne Henry Kissinger (2014) : «L’équilibre des puissances protège les faibles, autant que les forts.»
Maghreb, la grande occasion : aucun pays maghrébin ne pèse seul. Une union économique, même minimale, créerait un marché de 100 millions de consommateurs ; un corridor énergétique ; une puissance méditerranéenne.
Mais l’histoire nous enseigne que le Maghreb est une idée plus sentimentale que politique.
Pourtant, la Tunisie peut être le médiateur entre l’Algérie et le Maroc. Sa neutralité est un atout.
Afrique : l’avenir démographique et économique : d’ici 2050, l’Afrique comptera 2,5 milliards d’habitants. Le continent sera le centre de la croissance mondiale (McKinsey, 2016). La Tunisie doit se tourner vers le sud (santé, formation, ingénierie, agriculture…)
La Cedeao, l’Afrique de l’Est, l’Afrique australe : la Tunisie doit y être présente.
La culture tunisienne comme soft power
Dans un monde de puissance, l’influence douce devient essentielle. La Tunisie possède un capital symbolique : modernité relative, laïcité sociale statut des femmes, patrimoine romain, islamique, méditerranéen, cinéma, littérature, musique…
La culture est une diplomatie.
La Méditerranée n’est pas seulement une mer de commerce. C’est une mer d’imaginaire. Paul Klee, August Macke et Louis Moilliet n’étaient pas venus à Saint-Germain-Ezzahra pour exporter des marchandises. Ils venaient chercher une lumière, une liberté.
La culture tunisienne peut redevenir un message universel.
Un pays debout dans un monde incertain
La Tunisie n’est pas condamnée à subir. Elle doit comprendre le monde, se réformer, se projeter, ne pas attendre les miracles extérieurs
Le monde d’hier — généreux, ouvert, multilatéral — est terminé. Celui qui vient sera plus compétitif, plus violent, plus fermé. Comme l’écrit Pierre Hassner (2003) : «Nous entrons dans l’âge post-occidental.»
Pourtant, la Tunisie possède trois forces essentielles : une position géographique unique ; une tradition d’éducation, de dialogue, de modération ; et un potentiel culturel qui fait d’elle un pays respectable
Dans un monde protectionniste, la Tunisie doit se préparer non pas à demander, mais à offrir de la stabilité, de l’énergie, du savoir, des services et une diplomatie sage.
Si elle parvient à conjuguer souveraineté et ouverture, lucidité et créativité, elle ne sera pas un espace oublié, mais une porte de la Méditerranée.
* Universitaire.
Références bibliographiques
- Aron, Raymond. Paix et guerre entre les nations. Calmann-Lévy, 1962.
- Brzezinski, Zbigniew. The Grand Chessboard: American Primacy and Its Geostrategic Imperatives. Basic Books, 1997.
- Brown, Lester. World on the Edge: How to Prevent Environmental and Economic Collapse. Earth Policy Institute, 2011.
- Fukuyama, Francis. The End of History and the Last Man. Free Press, 1992.
- Hassner, Pierre. La terreur et l’empire : La violence et la paix II. Seuil, 2003.
- Kissinger, Henry. World Order. Penguin Books, 2014.
- Luuk van Middelaar. Quand l’Europe improvise : Dix ans de crises politiques. Gallimard, 2019.
- McKinsey Global Institute. Lions on the Move II: Realizing the Potential of Africa’s Economies, 2016.
- Mearsheimer, John. The Great Delusion: Liberal Dreams and International Realities. Yale University Press, 2018.
- Sen, Amartya. Development as Freedom. Oxford University Press, 1999.



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