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L’Assemblée, miroir de la crise du système politique tunisien

Le système politique tunisien a montré ses carences : au nom du consensus, on établit une hégémonie politique dangereuse pour l’avenir du pays qu’on embourbe.

Par Noura Borsali *

Le spectacle que nous a offert l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), les 12 et 13 septembre 2017, à l’occasion des deux séances de sa session extraordinaire consacrée respectivement à l’élection des deux membres manquants de l’Instance supérieure indépendante des élections (Isie) et à l’adoption du projet de loi présidentiel relatif à la réconciliation dite administrative, est, le moins que l’on puisse dire, DESOLANT et AFFLIGEANT.

L’Isie : un enjeu de taille

La première réunion du mardi 12 septembre destinée à élire les deux membres de l’Isie s’est terminée en queue de poisson. Les combines, les manoeuvres et les manipulations de certains blocs parlementaires ont triomphé de l’urgence de pourvoir les deux postes vacants.

Faut-il rappeler que cette instance est un acquis de la Tunisie de l’après 14 janvier 2011 ? Durant soixante années, l’organisation de tous les scrutins présidentiels, législatifs et municipaux, dans notre pays, se faisait sous l’égide du seul ministère de l’Intérieur. De ce fait, la Tunisie ne connut, durant les longs règnes respectifs de Bourguiba (30 ans) et de Ben Ali (23 ans), aucune élection transparente et crédible, reflétant les réelles intentions des électeurs. Les nombreuses falsifications des résultats contribuèrent fortement à tuer dans l’oeuf toute possibilité d’alternance pacifique.

Ce rappel est important pour mieux saisir les enjeux enfouis derrière certaines manœuvres malsaines de bien de politiciens actuels. L’ARP n’a pas réussi, jusque-là et en dépit de ses deux réunions de juillet et de septembre 2017, à voter en faveur des deux candidats de l’Isie. En effet, selon la loi, cette élection doit s’accomplir selon les deux tiers des voix (l’équivalent de 145 voix). En juillet dernier, la séance consacrée à cette élection fut un long et épuisant marathon qui se solda par un échec cuisant. Ni le nombre de députés présents n’était suffisant, ni le consensus autour du candidat choisi respecté pour engager le scrutin. Ce même échec a caractérisé, pour les mêmes raisons, plus d’un mois plus tard, la deuxième séance qui s’est tenue le 13 septembre et qui a été consacrée à cette même question. Seulement 139 députés d’un total de 217 étaient présents si bien que le quorum n’était, en aucun cas, atteint, ni le consensus réalisé.

Pour bloquer ce travail parlementaire, on a eu recours aux mêmes manœuvres : retards importants (de plus de 2 heures parfois) et cumulés entravant le démarrage des séances, absences injustifiées bloquant le quorum requis et non respect, par certains blocs parlementaires, du consensus quand il a existé. En somme, une volonté délibérée de différer cette élection.

Il serait utile de rappeler que ce blocage reflète des enjeux importants pour les formations politiques dominantes cherchant à accaparer et à garder le pouvoir. L’Isie en tant qu’instance constitutionnelle indépendante du pouvoir et des partis politiques est lorgnée du regard en vue de son éventuelle soumission aux exigences des «grands» trop soucieux de remporter les élections.

Du spectacle de grand guignol. 

Le projet de «réconciliation» adopté

Quant au projet présidentiel de réconciliation dite administrative «revu» et «corrigé» par la commission législative de l’ARP, son adoption a été, depuis 2012, maintes fois différée. Ce texte est décrié par l’opposition du parlement, minoritaire certes, par des franges et des Ong de la société civile qui y ont vu «un forcing, voire un harcèlement pour imposer une amnistie non méritée».

Ce projet a, en effet, pour objectif de réhabiliter ceux qui étaient au service de la dictature de Ben Ali. Le passage, de nouveau, de ce projet de loi devant l’ARP intervient dans un contexte marqué par «le retour feutré» de représentants et défenseurs de Ben Ali sur la scène politique (que certains, certes, n’ont jamais quittée) et surtout, tout récemment, dans le nouveau gouvernement de Chahed, au nom d’une «union nationale» chère au président de la république.
Pour de nombreux observateurs, la volonté de mettre en parenthèses les événements du 14 janvier 2011 et de rétablir l’autoritarisme de l’ancien régime, contre lequel se sont élevés bien de Tunisiens, deviennent de plus en plus explicites.

C’est ce qui explique le rejet encore plus virulent de ce projet, et de ce fait, le caractère houleux de la séance parlementaire du 13 septembre consacrée à son adoption. Des conflits se sont étalés au grand jour, dans une ambiance électrique, avec agressivité et violence dans le ton. Autant une certaine coalition de groupes parlementaires (Nidaa, Ennahdha, Afek, Al-Horra, Al-Kotla Al-Wataniya, etc.) ont opté pour un forcing pour le vote de ce projet, autant l’opposition l’a contrecarré avec force et en entonnant l’hymne national pour imposer le report de sa discussion.

Les raisons invoquées par l’opposition concernent des questions de procédures dont celle relative à l’avis du Conseil supérieur de la magistrature qui tarde, de son côté, à venir. Cet avis est, selon l’opposition, important et nécessaire pour la discussion et l’adoption du projet.

Séance perturbée, bloquée et finalement levée pour reprendre, quelques heures plus tard, avec des interventions de députés nidaistes, nahdhaouis et autres…. défendant avec acharnement ce projet sous la protestation continue et incessante de l’opposition.

Un projet qui divise

Le projet a été finalement adopté. Mais, il serait erroné, à notre sens, de considérer que son adoption par une majorité de 50% et des poussières est une victoire pour la partie qui l’a présenté et pour ceux qui l’ont amendé et défendu. Et ce, pour les raisons qui suivent.

L’adoption du projet fut un forcing de la coalition des blocs parlementaires cités ci-haut, dans une ambiance fortement électrique et houleuse divisant l’ARP et les Tunisiens. Le projet est adopté par une faible majorité (117 voix) face à une faible présence de 120 députés sur un ensemble de 217 députés.

Face à ce forcing, l’opposition minoritaire a tenté de faire entendre ses réserves mais en vain. Cette dernière a eu recours à un boycott actif pour faire entendre sa voix et fut taxée, par des députés nidaistes, nahdhaouis et quelques-uns de leurs acolytes parmi lesdits démocrates, de «dictature de la minorité».

Toutefois, il faut reconnaître que les interventions de ceux qui composent ce que certains ont appelé, à juste titre, la «dictature de la majorité», furent affligeants parce que rappelant de sinistres discours de l’ancien régime, indignes de la Tunisie de l’après 14-Janvier et présageant d’un retour aux anciennes méthodes.

Et enfin, répétons-le, cette adoption est loin d’être une victoire car elle s’est déroulée en même temps qu’une répression policière de jeunes de la campagne «Manish msameh» (Je ne pardonne pas) venus protester pacifiquement, devant l’ARP, contre ledit projet.

L’opposition peut-elle encore faire entendre sa voix?

Défaillances du travail parlementaire : à qui la faute?

Quelles conclusions peut-on tirer des graves défaillances et conflits entachant le travail parlementaire ? D’aucuns incriminent l’hégémonie des formations «majoritaires» (Nidaa et Ennahdha) qui cherchent à imposer des choix en contradiction, dans la plupart des cas, avec les principes du 14 janvier 2011 que certaines voudraient étouffer dans l’oeuf.

Mais, on pourrait noter également l’inefficacité et le caractère factice de cette sacrée politique de «tawafeq» (consensus ou concorde) considérée, par Ghannouchi, selon ses expressions, comme «un choix stratégique», «un intérêt national supérieur» et «un projet de société» indispensable à cette étape de transition démocratique.

Ce «tawafeq» nie, en réalité, l’existence d’un contre-pouvoir face au pouvoir en place. «Il n’y a plus de pouvoir et d’opposition. Il n’y a que la politique consensuelle», a affirmé, tout récemment, un représentant d’Ennahdha.

Autant d’obstacles au projet démocratique qui devrait s’alimenter de diversités, de contradictions et de liberté d’opinion et dans lequel une minorité sauvegarde ses droits. Il faut avouer que nous nous trouvons à mille lieues de ce modèle si bien qu’au nom du consensus, on établit une hégémonie politique dangereuse pour l’avenir du pays qu’on embourbe, par ailleurs, dans des choix économiques ultra-libéraux menaçant les acquis sociaux d’importantes franges de la société.

Quelles recommandations peut-on alors faire pour pallier tant de dysfonctionnements de l’institution parlementaire pour que cette dernière joue le rôle qui lui incombe? Il est unanimement demandé que le fonctionnement de l’ARP soit revu pour plus de rigueur, de discipline et de respect des électeurs. Pour prendre comme exemple le taux élevé d’absentéisme, nous rappelons que le règlement intérieur de l’ARP pénalise les absences. Et c’est en vertu de l’application de l’article 26 relatif au retrait de la somme de 100 dinars tunisiens (DT) pour des absences mensuelles cumulées et non justifiées que l’ARP a «recueilli», selon son communiqué en date du 14 août et publié sur son site, la somme globale de 25.000 DT grâce aux sanctions financières des députés absents sans préavis ni justificatifs.

Cette mesure ne semble pas avoir dissuadé les absents de toutes sortes : ceux qu’on voit rarement à l’ARP, ceux qui s’absentent de façon régulière aussi bien dans les assemblées plénières que dans les commissions, ceux qui signent leur présence en début de séance et disparaissent, ceux qui sont beaucoup plus présents sur les chaînes radiophoniques et les plateaux télévisés, préoccupés davantage par leur image médiatique et par la promotion de leur ego que par la tâche qui leur incombe et dont ils tirent profit financièrement. Le taux d’absentéisme est toujours aussi critique dans les toutes dernières réunions de ce début du mois, et ce en dépit des réprimandes financières appliquées à l’encontre des absents.

Pour un contrôle citoyen

Toutes ces défaillances et d’autres abus bloquant et affaiblissant le rendement du travail parlementaire ont été consignés dans les rapports de deux ONG indépendantes pratiquant une veille citoyenne et épinglant l’ARP sans merci : Al Bawsala et IWatch, au risque de provoquer l’ire des locataires de l’assemblée.

Pour l’organisation IWatch, l’absentéisme des députés, pour être récurrent, est «un motif d’inquiétude de nature à avoir un impact sur la mission législative et de contrôle de l’Assemblée des représentants du peuple». Mais ce contrôle citoyen, bien que revêtant une grande importance, est-il suffisant pour que l’institution parlementaire s’acquitte de son rôle pour lequel elle a été élue? Nos parlementaires se rendent-ils compte que tant de laxisme, de manque de discipline, d’incompétence (de certains membres), de conflits exacerbés et d’absence d’une éthique de débat, atteignent négativement ce qu’il est communément appelé «l’autorité de l’Etat» et aussi toute démocratie représentative?

L’image qu’offre l’ARP du pouvoir législatif et de l’action parlementaire n’encourage aucunement les citoyens tunisiens à respecter leurs institutions et dénote une crise institutionnelle aggravant le marasme dans lequel se trouve le pays. Il y avait, dans l’hémicycle, en cet après-midi du 12 septembre, une délégation allemande venue assister aux travaux de l’ARP. Quel spectacle désolant l’ARP leur a offert de la Tunisie de l’après 14 janvier !

Faut-il incriminer le système parlementaire ?

Faut-il aller rapidement en besogne et affirmer, comme s’empressent de le faire certains, que le système parlementaire ou semi-parlementaire ne convient aucunement à la Tunisie et qu’il faut rétablir un régime présidentiel renforcé? C’est ce qu’a laissé entendre, tout récemment, le président de la république dans son interview publié le 6 septembre par ‘‘Essahafa’’ annonçant une étape suivante : celle d’une révision de la Constitution.

Nous n’irons pas aussi loin car nous sommes persuadés que la crise politique que connaît le pays provient plutôt d’une hégémonie de partis politiques qui ont un rapport problématique au pouvoir. Les nombreux remaniements ministériels, au nombre de 10, depuis 2011, l’attestent bien.

Le pays a grand besoin de profondes réformes touchant tous les secteurs et les institutions, à commencer par les partis politiques eux-mêmes qui sont dénués de toute vision, de tout programme et de toute stratégie politique et économique pouvant sortir le pays de cette crise dans laquelle ce dernier s’engouffre de plus en plus.

* Universitaire et écrivain.

 

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