En tout, neuf dirigeants de moins en moins crédibles, à la tête d’un pays, la Tunisie, de plus en plus affaibli, et qui posent pour de mémorables retrouvailles et de touchants recommencements.
Par Yassine Essid
Regardez bien ce portrait de groupe. Il suscite immanquablement un sentiment de déjà vu. C’est en fait l’éternelle mise en place des acteurs du dernier acte des ces réunions de crise devenues périodiques, et qui se succèdent sans que les premières n’exercent aucune influence sur celles qui les suivent.
Une énième démarche qui ne rime plus à rien
L’organisation de cette photo souvenir, prise loin de la modernité bruyante d’un pays en déroute, et qui associe le silence à la panne, le secret aux échecs récurrents tels que le langage échoue à décrire, souligne l’équilibre instable d’une réalité que nous ne percevons qu’à travers le curieux instantané d’un cercle de réflexion qui peine à trouver un moyen de sortir de la quadrature.
C’est encore une fois l’aboutissement d’une énième démarche qui ne rime plus à rien, une sorte d’intermède destiné à faire diversion, devenu sans signification et qui ne représente plus un événement de première page.
Comme toujours dans ces cas là, il a fallu user de beaucoup de prières pour regrouper tous ces protagonistes et les amener à feindre d’être préoccupés par l’état de la nation, montrer qu’ils mesurent la gravité de la situation tout en donnant, avec une équivalence parfaite, l’apparence de bien s’entendre. Suffisamment en tous cas pour éloigner l’idée fâcheuse de vainqueurs et de vaincus.
Certaines éminences, qui auraient donné plus de relief à cet aréopage, n’y figurent pourtant pas, et pour cause : l’un est en fuite (Slim Riahi), l’autre n’est plus fréquentable (Nebil Karoui). Quant au troisième, sans se départir de son ambition de présidentiable, il a retrouvé sa juste dimension politique en intégrant le gouvernement (Kamel Morjane).
Le génie de l’ambiguïté, le maître en manœuvres politiciennes
Huit d’entre eux entourent un chef d’Etat visiblement atteint par la maladie du doute, épuisé à force de jouer la même pièce avec ses identiques dénouements, et qui a fini par vivre le présent comme un passé. Sa situation ne faisant plus corps avec la réalité, il est désormais convaincu qu’il n’a plus rien à proposer excepté un semblant de solution.
Or cette frêle créature, qui semble dénuée de vigueur physique, n’est fragile qu’en apparence. Car comment expliquer autrement la force extraordinaire qu’elle mit à se hisser au sommet de l’Etat, à exercer pendant huit ans un machiavélisme quotidien, à ne pas dévoiler ses plans, à maquiller consciencieusement ses erreurs tout en ayant, en tout domaine et en tout temps, deux fers au feu.
Pourtant, ce génie de l’ambiguïté, passé maître en manœuvres et tractations politiciennes, conservant un pouvoir en retrait, est responsable de l’incurie de deux gouvernements successifs, de l’influence toute puissante qu’exercent les groupes de pression et les milieux d’affaires, et de la promotion des incompétents. Il est à l’origine des ratés et des lenteurs de la reconstruction démocratique du pays comme de la persistance sinon de l’aggravation de la corruption.
Béji Caïd Essebsi a commencé d’abord par annihiler son mouvement politique. Il a ensuite anéanti la personnalité du premier chef de gouvernement, ouvert les hostilités contre le second, qui les lui rend bien, compta à néant l’espoir de millions d’électeurs, baladé avec un cynisme sans bornes la plupart de ses compagnons et collaborateurs, n’hésita pas à bafouer la loi en usant illégitimement de son droit de grâce pour libérer un délinquant politique (Borhen Bsaies) parce que proche de son fils (Hafedh Caïd Essebsi).
Un nouvel épisode de crise faisant planer sur le pays de sérieuses menaces
Les habituels protagonistes de cette comédie sont entrés dans un nouvel épisode de crise qui échappe à toutes les règles de prudence et où tout se joue hors bilan, faisant planer sur le pays de sérieuses menaces. L’enchevêtrement de cet ensemble incohérent est à l’image du mikado : ce jeu d’adresse où il suffit d’une baguette déplacée un peu brutalement pour que l’empilement des baguettes s’écroule tout d’un coup.
Retournons maintenant à la photo. Un Premier ministre, en partie ailleurs, prête peu d’attention à ce qu’il entend. Il est déjà dans l’anticipation du futur au cas où le destin viendrait à la rescousse des ses desseins. Or sa taille physique, qui frise la démesure, ne renvoie métaphoriquement à aucune stature politique d’homme providentiel. Son mauvais bilan de chef de gouvernement est sans commune mesure avec les ambitions que certains lui devinent.
Sachant fort bien jouer de la théâtralisation de l’illusion, se détache légèrement Rached Ghannouchi, le président du parti islamiste Ennahdha. Le regard fuyant, la tête baissée, il tend négligemment l’oreille aux propos du chef de l’Etat. Son attitude indique une réserve voulue et semble tout occupé à trouver la réponse à la question dérangeante du type «comment en suis-je arrivé là ?».
À l’autre bout, Mohsen Marzouk, secrétaire général de Machrou Tounes, s’aligne raidi avec la tête bien droite. Les lèvres pincées, comme pour cadenasser sa vérité, son regard, fixé sur le président avec insistance, semble trahir la désapprobation autant que l’indignation. Ce maintien traduit un malaise évident, car maîtrisant mal une forte colère, il garde la posture de quelqu’un qui ronge son frein, prêt à en découdre, peu importe l’adversaire.
On ne se sait pas si la place de chacun avait été définie très strictement. Mais Noureddine Taboubi, secrétaire général de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), bien que pièce maîtresse de cette assemblée, dénoncé comme l’instigateur de la crise et réputé interlocuteur inébranlable, n’a pas cherché à se jouer du protocole préférant rester à sa place, là-bas, derrière. Pourtant c’est toujours lui qui se refuse, idiotement ou tactiquement, à tout compromis en profitant de la vulnérabilité politique d’un gouvernement qui se prend les pieds dans tout ce qu’il fait, y compris son évidente incapacité à satisfaire les revendications salariales, lutter sérieusement contre la corruption et répondre aux exigences de justice fiscale par une application rigoureuse de la loi contre tous les contrevenants.
La sincérité n’étant pas le fort des politiciens et des commis de l’Etat, ministres, élus, hauts responsables de l’administration et chefs d’entreprises publiques nous mentent outrageusement et usent de fallacieux prétextes pour justifier leurs coupables et dangereuses inconséquences.
Les autres membres du conseil, présents sur la photo, sont là pour l’exécution ou la figuration. Si jamais l’on venait à poser des questions à ces fervents patriotes, ils répondront sans sourciller qu’ils sont toujours engagés sur des objectifs concrets et lisibles, et qu’il nous suffirait un petit peu de lever le nez pour découvrir ce qu’ils ont fait et bien fait.
L’exercice politique relégué à un ensemble d’images pathétiques
Tout diagnostic porte en lui-même sa solution, d’où la nécessité de bien identifier la maladie au bon moment. Pour les politiciens qui se réclament du paradigme de la croissance, de l’égalité, de l’intérêt général et de la paix sociale, le diagnostic est toujours le même : à la fois objectif et lucide, même si la situation est critique et complexe. Bien que le pays soit en état de survie, la situation reste sous contrôle et la croissance est toujours imminente. Or il faut arrêter de mentir et courir après des chimères qui font naître des illusions sans fondements. Car personne n’est dupe, et ce ne sont plus les citoyens qui restent sourds aux arguments du gouvernement sur l’état de la dépense publique, mais le fait que la politique est mal conçue en amont par des ministres et conseillers incompétents qui, dans leur grande majorité, ne s’intéressent qu’à leur sort.
Quant au premier d’entre eux, il ne maîtrise plus rien. Il est d’ores et déjà dans la perspective des échéances futures et se démène furieusement pour concilier les alliances contradictoires dans lesquelles il s’est fourvoyé.
Rien ne ressemble plus au syncrétisme et à la synthèse que ce que nous offre ce tableau au carrefour de la science politique et de la sociologie. Cette rencontre au sein d’une nébuleuse indéfinissable de ceux qui constituent les dirigeants du pays, inaugure une dramaturgie décrivant des milieux, des comportements, des mécanismes qui relèguent l’exercice politique à un ensemble d’images pathétiques.
Ce groupe rassemble des éléments politiquement et socialement divers. Des gens à talents auraient pu s’y retrouver, mais ils sont devenus bien rares ou suffisamment dignes d’estime et de respect pour rester à l’écart. Ne reste plus que des individus qui se livrent à une comédie du pouvoir afin de calmer leurs angoisses personnelles ou pour donner sens à leur existence. Pour y parvenir, ils puisent à leur guise dans le lexique des boniments pour ensuite les interpréter à leur manière. C’est à nous qu’il revient de voir au travers.
La décomposition du système politique et son éloignement de la réalité
Nous avons là un échantillon particulièrement révélateur de la classe politique : des notables, des ambitieux, des sournois, des vindicatifs, une riche représentante du monde de affaires convertie à la politique de même que l’intrusion non souhaitée des masses populaires incarnée par le représentant des syndicats.
Toutefois, et d’ores et déjà, on n’est pas en peine de trouver à l’intérieur de cette élite un certain nombre de clivages. Nous voudrions bien en esquisser des traits, révéler des modes de pensée, sonder des filiations, mais sur ce chemin on se retrouve aussitôt en butte à des itinéraires cachés, des circulations souterraines, des gouffres obscurs. Et malgré les clivages, ils sont tous devenus propriétaires de la parole publique qui leur permet de se tailler une place là où ils peuvent pour donner une image tronquée de la réalité, rendre cohérent l’insaisissable et gommer les fissures du doute.
Dans leurs discours, ils se réfèrent tous à des notions d’intérêt général, de sortie de crise, de solidarité sociale, de mise à l’écart provisoire des appartenances partisanes, et ressassent qu’il existe un état supérieur aux oppositions qui les transcendent.
Or, ces paroles sont devenues avec le nombre de déboires subis sans véritable portée, incompatibles. Les tristes rengaines qu’ils ressassent traduisent la décomposition de notre système politique, son éloignement de la réalité de la vie, la médiocrité des propositions qui en émanent et la démagogie.
Le déficit institutionnel laisse un vide. Incapable d’assurer son rôle de garant de l’équité, donc de protection contre ceux qui ne se soumettent pas aux lois, l’Etat se transforme en une structure mafieuse au sein de laquelle les allégeances personnelles prennent le pas sur le cadre légal.
Les instances représentatives deviennent alors les chambres d’enregistrement des volontés des lobbys, les pouvoirs exécutifs des foyers de courtisans, les partis politiques des théâtres de marionnettes désarticulées.
Aussi, cette déconnexion croissante entre le monde institutionnel et la population provoque-t-elle en permanence des réactions, mais le flot des mensonges n’est pas prêt de se tarir, la confiance sociale de décliner, en même temps que la solitude progresse et que prospère le cynisme.
Youssef Chahed, qui aime tant s’adresser solennellement à la nation, aurait été bien inspiré de nous faire part de ses vœux pour l’année 2019. Des vœux de vérité, ça va de soi. On les fera donc à sa place. Pendant deux ans, son bilan économique et social a été catastrophique. Inutile d’en faire l’inventaire. Cependant, il continuera, sans vergogne, à nous gaver de projets à réaliser, de lois à faire voter, de dette à résorber, d’emplois à créer, de réformes à entamer, de dévaluation à contenir, et bien d’autres couleuvres que nous sommes appelés à avaler, destinées à rappeler les urgences confiées à un gouvernement formé d’ignares et d’incompétents qu’il nous présente cependant comme une merveille de sagesse et de prévision.
Bonne année 2019 quand même !
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