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Tunisie : Rached Ghannouchi ou la fausse métamorphose

Le fulgurant changement d’apparence de Rached Ghannouchi et de ses adeptes du parti Ennahdha ne saurait effacer leurs actions passées, frappées du sceau de l’extrémisme religieux et de la violence islamiste.

Par Yassine Essid

Comme Gregor Samsa, personnage de ‘‘La Métamorphose’’ de Franz Kafka, Rached Ghannouchi se réveille un matin pour découvrir dans toute sa magnitude qu’il est l’objet d’une étrange métamorphose. Mais contrairement à ce dernier, il s’avère qu’il était passé d’une larve monstrueuse à une merveilleuse chrysalide, d’un activiste radical agité, partisan d’une violence islamiste absolue, à l’incarnation d’une pureté idéologique où se mêlent ambitions douces et pacifiques et besoin de reconnaissance universelle.

Un vieux-jeune sous une enveloppe nouvelle

Mais n’allons-trop vite. Aussi étrange que cela puisse paraître notre vénérable cheikh s’aperçut ce matin-là, en se caressant la tête, qu’il avait perdu sa toison grise et épaisse qu’il avait l’habitude de couvrir par un hideux bonnet bleu. Il constata en outre que ses cheveux étaient devenus uniformément courts et sans dégradé. Intrigué et résigné à la fois, il se dit qu’après tout ils seraient non seulement plus faciles à coiffer, mais lui donneraient l’image d’un saint : un visage rondouillard et avenant résultat d’une mue subite qui a brisé la lourde carapace d’un impudent reptile pour en faire un vieux-jeune sous une enveloppe nouvelle.

En se frottant spontanément le visage, il remarqua cette fois et avec forte surprise que sa barbe mal entretenue, l’indispensable auxiliaire qu’il n’avait jamais cessé de porter pour en faire un symbole de sagesse et de dignité, avait carrément disparu. Il courut vers le premier miroir et dans l’immobilité de l’étonnement mêlé à un tantinet d’autosatisfaction découvrit à la place une pilosité courte et apprivoisée, un duvet tendance, comme on dit, désormais adoptée par les acteurs, les créateurs de mode et certains hommes politiques. Tout cela lui donnait un nouveau visage qui, moyennant des lunettes assorties, plaira immanquablement aux bourgeoises en foulard autant qu’il rassurera le public.

Son étonnement s’accrut davantage lorsque vint le moment de s’habiller. Il remarqua en bombant le torse que malgré les quelques bourrelets de ventre et bien que ridé par les années, son corps demeurait encore vigoureux, en bonne santé, loin d’avoir épuisé toutes ses ressources, et ne croule ni sous le poids de l’âge ni sous celui de la maladie comme c’est le cas pour son alter ego du palais de Carthage.

Une sorte de jihadiste à visage humain

Il remarqua ensuite que sa penderie, jusque-là franchement modeste et très pauvrement garnie, était maintenant largement pourvue en costumes de belle coupe, en chemises de coton et de soie repassées avec soin, en plus d’un assortiment d’accessoires, principalement les cravates aux couleurs unies qu’il affectionnait tant chez les autres. Tout aussi perplexe, il jugea toutefois qu’un tel code vestimentaire, jusque-là impensable pour un féroce intégriste et un farouche adversaire du modernisme, lui permettra de s’intégrer plus facilement dans l’air du temps, d’être plus rassurant, plus protecteur et de se poser en jihadiste à visage humain. Il a même fini ainsi par admettre que l’époque de l’immuabilité islamiste primaire est terminée, qu’il était grand temps de révéler sa nouvelle apparence, qu’il réussira sans difficulté à persuader ses intransigeants disciples du bien-fondé de l’admirable changement dont il fut l’objet et qui le placera inévitablement en alternative crédible aux yeux d’une opinion trompée par les promesses sans lendemain des Nidaistes.

Bien qu’encore tourmenté par ces transformations imprévisibles qu’il accepta comme autant de grâces divines, car il lui fallait du temps pour connaître les capacités de son nouveau corps – et les limites de ses prédilections pour le pouvoir et les privilèges afférant, il se rendit compte que son esprit concevait désormais autrement la réalité.

Bien que parfaitement conscient de son existence et de qu’il est, c’est-à-dire le leader incontesté d’Ennahdha, il n’arriva point à passer en revue toutes les étapes de sa vie, s’en remémorer les affreux détails du militant zélé, retrouver les traits constitutifs de sa véritable personnalité d’islamiste invétéré. Il découvrit que n’existait plus dans son esprit cette indispensable confusion du temporel et du spirituel, du religieux et du politique, du gouvernement et de la foi. Il était comme frappé par une amnésie partielle qui rejeta dans les abysses de l’oubli des pans entiers de sa carrière d’islamiste ainsi que les péripéties du gouvernement de la «Troïka», la coalition gouvernementale dont il fut l’inspirateur et le leader, de janvier 2012 à janvier 2014.

Son oublieuse mémoire ne lui permettait plus d’interroger le passé récent dont les traces avaient fini par s’effacer ne lui laissant aucune possibilité d’exprimer des regrets ou des remords sur les dommages que son projet politique a fait subir au pays. Il essaya en vain de se remémorer la déraison religieuse qui s’est emparée du régime qu’il avait installé, devenu un défi permanent à la liberté et à l’intégrité physique du citoyen : femmes humiliées, jeunes filles agressées, imams congédiés, mosquées confisquées, milices et Ligues de protection de la révolution (LPR) qui avaient proliféré, enseignantes et enseignants insultés et frappés, visites répétées des prédicateurs les plus virulents, prolifération d’un trafic organisé de contrebande de marchandises alimentant un commerce parallèle florissant qui va de pair avec la montée de la mouvance jihadiste, constitution de réseaux terroristes armés dans le pays, indifférence au délitement des institutions de l’Etat, recrutement en masse pour se constituer des partisans au sein des administrations et des entreprises publiques, saccage et déprédation des bâtiments publics, drapeau national maintes fois arraché et hissé à sa place la bannière noire salafiste, meurtres politiques de Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi dans des circonstances jamais éclaircies et, pour finir, exfiltration de groupes entiers de jeunes vers la Libye et la Syrie en guerre.

Un «travesti» nommé Rached Ghannouchi

Avoir tous les pouvoirs sans être responsable de rien

Cette perte de mémoire rendait inutile toute possibilité d’inventaire sur les piteuses performances de son régime et ses stigmates peu reluisants sur la société. Cela lui permit de passer sous silence certains événements, cicatriser provisoirement les plaies collectives, faire taire le tumulte de la vindicte, ne pas ranimer le cercle infernal de la revanche. Il pouvait enfin nier les erreurs du passé qui ont commencé à perdre au fil du temps leurs significations pour une frange de la société devenue tout à coup indécise et qui était pourtant déterminée à ne plus jamais faire confiance aux islamistes.

Il se découvre désormais deux corps séparés mais solidaires, qui s’incorporent, coopèrent harmonieusement sans jamais s’opposer, sans que l’un prenne le dessus sur l’autre reflétant ainsi une disposition intellectuelle inattendue.

Le corps du guide est devenu l’expression d’un bel amalgame entre l’autorité politique et le pouvoir religieux. Ainsi était oublié à jamais l’image du représentant d’une confrérie qui entendait instaurer, y compris par la force, le règne de la Loi de Dieu.

Persistera et se renforcera cependant la conviction qu’il demeurait le leader charismatique et incontesté d’un parti islamiste dont il choisi les options stratégiques et en gère les fonds. Il était grand temps pour lui d’agir en dirigeant bienveillant et en partenaire incontournable de Béji Caïd Essebsi, faire de Montplaisir une sorte d’annexe du palais de Carthage en attendant patiemment son heure de gloire. Il se met alors à intervenir tous azimuts : il supervise les nominations au sein du gouvernement, permet le maintien en fonction ou le changement de ses membres, reçoit les personnalités politiques internationales, intervient sur les ondes pour commenter la situation politique dans le pays.

Rien ne se décidera plus sans son accord, rien ne se fera sans son assentiment. Situation plus que confortable puisqu’il concentre tous les pouvoirs sans être responsable devant l’opinion publique. Il n’est justiciable de rien, même pas de la foi et du jugement divin.

Sur un plan intellectuel, Rached Ghannouchi n’est pas resté inactif. Il avait conçu, au gré de cette métamorphose, un oxymore inattendu à l’adresse d’une opinion publique occidentale désemparée qu’il érigea en doctrine politique dont les principes et les exigences théoriques s’opposent et s’annulent : la démocratie islamique.

Le voilà tout d’un coup grandement sollicité, invité partout en Europe pour donner des conférences, convié par de prestigieuses universités américaines pour disserter sur la compatibilité entre islam et liberté. Il fut même consacré docteur honoris causa en philosophie et en civilisation islamique d’une université malaisienne en signe de reconnaissance pour sa contribution à la diffusion de la pensée de l’islam modéré.

Mais le bonheur que savourait Rached Ghannouchi, censé être une succession continue et durable de paix et d’harmonie douce, qui sont le propre de la vie du sage, n’a pas duré longtemps. Le documentaire de la réalisatrice algérienne Nahed Zerouati, sur les «Terroristes sur commande», diffusé sur la chaîne algérienne ‘‘Echorouk News’’, a rappelé Ghannouchi à son bon souvenir à travers les révélations de jihadistes tunisiens incarcérés en Libye, en tirant de l’oubli des éléments précis, avec des dates, des noms et des endroits qui ne peuvent qu’accréditer leurs témoignages.

Le président d’Ennahdha peut toujours dénoncer l’hostilité des Algériens, occulter le passé, invoquer l’amnésie partielle, refuser d’assumer ses actions passées, la vérité, même méconnue, restera la vérité, c’est-à-dire une chose supérieure aux aberrations d’un fulgurant changement d’apparence.

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