Le secteur informel, la contrebande et les autres informalités constituent un manque à gagner fiscal pour l’Etat. Quelques solutions et stratégies pour y remédier.
Par Abderrahman Ben Zakour *
VII – Logements informels et problèmes fonciers :
La proposition qui suit découle d’une investigation de terrain faite sur plusieurs zones géographiques de la Tunisie en compagnie de l’équipe de l’ILD. Sans être exhaustive, l’investigation nous a montré l’ampleur et l’importance du phénomène sur le plan national. Une réflexion approfondie m’avait permis, depuis mars 2011, de présenter les solutions qui me semblaient les plus appropriées.
* Les logements informels et illégaux sur des terrains appartenant à l’Etat:
Dans l’Etat actuel (avril 2017) de l’économie nationale en Tunisie, le gouvernement, l’Etat peut, par une décision institutionnelle courageuse, injecter dans l’économie du pays des milliards de dinars sans décaisser un seul dinar. Bien au contraire, il peut encaisser quelques millions de dinars. Comment ?
Cette affirmation peut paraître paradoxale et même insensée; il suffit d’observer la réalité concrète et ne pas être atteint de cécité qui pourrait être provoquée par la rigidité des lois et des institutions.
Sur deux exemples concrets dans les circonscriptions de Fouchana et Sidi Hassine (zones périphériques du grand Tunis), nous avons enquêté et interrogé les deux responsables des deux municipalités. Le constat est le suivant : au début des années soixante, l’Etat avait octroyé des terrains agricoles à des citoyens pour une exploitation agricole de longue durée. La cession juridique s’est faite sous forme d’un contrat de long terme de 20 ou 30 années.
Juridiquement les terrains agricoles continuent d’appartenir à l’Etat. Quinze ou vingt années plus tard, avec le développent de l’urbanisme dans ces régions, les routes goudronnées réalisées; les agriculteurs ont fait une partition d’une partie des terrains agricoles situés sur les routes pour les vendre à des citoyens qui ont construit des logements à usage d’habitation. Ces nouveaux «propriétaires» résidents n’avaient, et n’ont jusqu’à maintenant, aucun titre de propriété légalement enregistré à la Conservation de la propriété foncière (CPF).
Des années durant ces résidents ont fait des extensions et vendu leurs maisons sur simples contrats enregistrés auprès des municipalités. Les terrains étant toujours une propriété de l’Etat.
Questions : l’Etat peut-il un jour décider de récupérer les terrains qui lui appartiennent?
Réponse : Impossible, car de fait, les logements appartiennent à ceux qui y résident.
Devant le fait accompli, les deux municipalités, avec leurs propres moyens, avaient pu viabiliser ces zones de logement (électrification des rues, évacuation des eaux usées, amélioration de la voirie…).
Vers l’an 2.000, soit plus d’une trentaine d’années après l’octroi par l’Etat du terrain agricole, le président d’une des deux municipalités, sous la pression et les exigences de la population qui demande la régularisation de la situation foncière de leur logement, avait essayé de trouver une solution avec le ministère de des Domaines de l’Etat pour pouvoir accorder les titres officiels de propriété des logements. Un refus catégorique dudit ministère. Pour pouvoir distribuer des titres de propriété, le président de ladite municipalité devait auparavant (selon le ministère des Domaines de l’Etat) payer le prix du terrain sur lequel les logements sont construits. Le responsable municipal avance que ce sont des logements «sociaux» dont les propriétaires ne peuvent payer de telles sommes. En effet, généralement ces propriétaires sont des travailleurs informels (petits commerçants, menuisiers, forgerons, etc.) qui sont issus de l’immigration inter-régionales, attirés par les grandes villes où les opportunités d’emploi sont plus grandes.
Résultat : blocage totale. La rigidité des institutions et du droit ne peuvent s’accommoder avec une situation de fait irréversible. De tels terrains qui ne peuvent être mis à la disposition du propriétaire légitime à savoir l’Etat, ni être considérés comme propriété légale pour les occupants-résidents, constituent un «capital mort» qu’il faut réanimer.
L’administration publique se réfugie dans la sécurité de l’arsenal des lois qui évoluent peu dans le temps et de ce fait, elle enfante des administratifs psychorigides qui résistent à tout nouveau souffle et se cantonnent dans une application stricte et primaire des lois et donc rejettent légalement tout ce qui est pratique : ils sont ainsi atteints d’une incapacité à accompagner les évolutions socio-économiques de la région et du pays. De ce fait, peu importe pour eux que le capital foncier national soit mort, oisif ou improductif.
En effet, la logique juridique stipule que c’est le droit et les institutions qui doivent être révisés pour s’adapter à une réalité irréversible et incontournable. Faut-il déverrouiller et faire sauter ces lois pesantes qui sont pire que les habous de jadis ?
Et les milliards de dinars cités ?
Raisonnons sur l’exemple simple d’un logement construit depuis 10 ou 15 années sur un terrain qui appartient à l’Etat et qui vaut par exemple 30.000 dinars sans titre de propriété. Si l’Etat accorde le titre moyennant une somme symbolique pour frais administratifs et d’enregistrement variant entre 500 et 1.000 dinars. Résultat : le prix du logement passera de 30.000 à 50.000 dinars. Une plus value de 20.000 dinars redondante du titre de propriété reçu.
Avec un titre de propriété, le propriétaire pourra, par exemple, obtenir un crédit auprès de la banque pour étendre son activité informelle. Il pourra aussi vendre le logement et investir. Bref plusieurs possibilités économiques s’offrent à ce propriétaire et tout dépendra de son imagination de petit entrepreneur.
Des milliers de logement ou de boutiques sont dans cette situation d’illégalité juridique. Il suffit d’imaginer l’impact économique de milliers de plus values qui seront accordées par l’Etat à la suite de l’accord des titres de propriétés… ce sont des milliards de dinars qui seront injectés dans l’économie. En contrepartie, l’Etat recevra quelques millions de dinars suite aux coûts de la régularisation juridique du foncier occupé.
L’argument est de taille sachant que les bénéficiaires de cette plus-value font partie d’une couche sociale défavorisée ou disons une couche sociale moyenne qui exerce dans les petits métiers.
Statistiquement, l’ampleur de ce phénomène au niveau national n’est pas connue, on sait seulement que des dizaines de milliers de logements dans le pays sont dans cette situation d’illégalité juridique impossible de remettre en cause.
On sait aussi que depuis les années 2004 et 2005, à chaque visite officielle d’un ministre dans n’importe quel gouvernorat du pays, la revendication fondamentale d’un grand nombre de citoyens est l’exigence de la régularisation foncière de leurs logements.
Conclusion, l’Etat doit rompre avec la rigidité institutionnelle, il doit faire sauter les verrous qui pèsent sur le foncier considéré comme «capital mort» et accorder des titres de propriété par exemple à tous ceux qui sont installés et qui ont construit leur logement depuis une période supérieure à dix, quinze ou vingt ans. Une réforme qui demande un courage politique et qui n’appauvrira pas l’Etat. Une telle décision, si elle sera prise durant cette année 2015 est de nature à créer une dynamique économique et une accalmie sociale dans le pays.
B- Solutions concrètes pour les logements informels.
Concrètement que faut-il faire ?
* Commencer par les gouvernorats défavorisés (Kasserine, Sidi Bou Zid, Jendouba…) pour arriver au bout de trois ou quatre mois à céder des titres de propriété. Les étapes à suivre sont les suivantes : – dans chaque gouvernorat, recenser les terrains qui appartiennent à l’Etat, aux municipalités et aux collectivités locales sur lesquels des logements ont été construits depuis plus de 10 ans (un mois de travail); charger un juge (un juriste) qui s’occupera des procédures légales avec les propriétaires du terrain (domaine de l’Etat, municipalités….) pour libérer et octroyer les terrains aux occupants; fixer une taxe de cession des titres de propriétés – les barèmes de cette taxe tiendront compte de l’emplacement des terrains et des moyens financiers des futurs «propriétaires légaux» qui sont en général des travailleurs informels, petits commerçants ou micro-entrepreneurs; au cinquième mois, livrer des titres de propriété à ceux qui payent la totalité de la taxe, ou une «promesse du titre de propriété» pour ceux qui payeront la taxe par tranches.
Une telle démarche peut être considérée à la fois pratique, révolutionnaire, et qui a un impact économique et social important. En effet, elle consiste, d’abord, à adapter le droit à une réalité de fait incontournable et donc à faire sauter des contraintes institutionnelles caduques. Ensuite, elle permettra une certaine accalmie sociale chez une population pour qui la révolution n’a rien apporté de concret. Enfin, la cession de titres de propriétés avec des plus-values immobilières importantes ne peut qu’avoir un impact positif sur l’économie nationale sans parler de l’accroissement des recettes fiscales de l’Etat.
* Généraliser cette démarche à l’ensemble des gouvernorats du pays tout en allant des gouvernorats ou des délégations les plus défavorisés vers ceux qui sont relativement plus nantis.
Actualisation : l’essentiel de cet article a été rédigé et envoyé en 2015 par mail à plusieurs responsables du gouvernement et de partis politiques. Plus récemment, en septembre 2017, cet article a été transmis à l’Institut tunisien d’études stratégiques (Ites), cet institut est directement rattaché à la présidence de la république.
En mars 2017, nous avons pu relever que le chef du gouvernement Youssef Chahed a eu le courage politique pour décider d’octroyer les titres de propriétés dans deux régions du pays. Nous ne pouvons qu’être satisfaits de l’application d’une de nos propositions.
Conclusion :
Motivé uniquement par un sentiment national et sans demander aucune contrepartie matérielle, il m’est arrivé de mettre sur papier en 2015 un ensemble d’idées pratiques que j’avais communiquées à plusieurs responsables politiques. J’ai constaté que certaines de ces idées ont été appliquées, d’autres sont en cours.
Cependant, à mon avis, la volonté politique est la pierre angulaire de toute réforme structurelle de fonds. Un certain pessimisme m’a gagné, comme il a gagné une grande partie de la population, en entendant M. Chahed déclarer que «la corruption est plus difficile à combattre que le terrorisme». Et c’est le cas, en effet, quand on sait que «les barons» de l’informel jouissent d’une sorte d’intouchabilité et d’une protection garanties par de hauts responsables politiques.
De même, Chawki Tabib, président de l’Instance nationale de lutte contre la corruption (INLCC) a tiré, plusieurs fois, la sonnette d’alarme sur le risque de l’établissement d’un Etat mafieux. Mais, malgré tout, nous devons rester optimistes et compter sur le pouvoir de la société civile et celui de certains journalistes incorruptibles.
*Professeur universitaire d’économie et statistique, spécialiste du secteur informel en Tunisie.
Articles précédents :
Comment lutter contre le secteur informel en Tunisie ? (1/4)
Comment lutter contre le secteur informel en Tunisie ? (2/4)
Comment lutter contre le secteur informel en Tunisie ? (3/4)
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