Ceux qui dénoncent la corruption, sans nommer les corrompus qu’ils connaissent, sont plus coupables que les coupables.
Par Farhat Othman*
On connaît l’aphorisme de certains blasés de la politique, jugeant bonnet blanc et blanc bonnet tout système de gouvernement, qu’il soit démocratique ou dictatorial, la différence n’étant que dans une forme trompeuse.
Ainsi, si une dictature use de violence brute qu’on résumerait par le mot d’ordre «ferme-la !», la démocratie userait d’une forme bien plus polie, mais sans autre conséquence utile, en invitant à parler dans le désert par un «cause toujours, tu m’intéresses».
Daimoncratie, chose des démons de la politique
De fait, nous aurions les deux faces d’une même médaille, une sorte de régime d’apparence trompeuse, celui de la ville ou des solennités, et son vrai visage, celui des champs, de la vérité brute.
Aujourd’hui, de plus en plus, le régime supposé être pouvoir du peuple est devenu le pouvoir du pouvoir, celui de professionnels de la chose publique en faisant leur affaire propre, comme des démons imposant leur loi, vampirisant un peuple soumis à leurs caprices.
C’est ce que je nomme «daimoncratie», le pouvoir des «daimons» (démons en grec), asservissant le peuple à leur volonté et leurs intérêts. Un tel régime étant déjà effectif dans les pays supposés démocratiques de tradition où il n’y a plus de démocratie depuis belle lurette, comment ne serait-ce pas le cas en Tunisie et ailleurs dans les pays dépendants du Sud?
Certes, cela n’est pas nouveau, mais il est de plus en plus évident en notre âge des foules qu’est la postmodernité où c’est la société civile qui doit prendre le pas sur le système partisan et ces professionnels politiques en se donnant encore plus de droits, comme celui de pouvoir légiférer au moins au niveau de l’initiative des lois.
Rien ne doit ni ne peut s’y opposer, surtout pas juridiquement ! Faut-il que les associations commençant par agir en proposant leurs propres initiatives législatives, commençant par abolir l’arsenal répressif et scélérat de la dictature dont se satisfait le pouvoir pour sa plus grande honte !
Cela sortirait le pays de l’inertie mortifère où il s’est enlisé du fait d’un jeu politicien malsain; et cela ferait transfigurer le vrai régime du pouvoir du peuple en puissance populaire, une «démoarchie» et non l’actuelle «daimoncratie» qui n’a de valeur qu’aux yeux de ceux qui singent un Occident en totale crise, non seulement en termes économiques, mais aussi et surtout de ses propres valeurs fondatrices.
Cachez-moi cette corruption que je ne saurais voir !
Qui ne connaît la célèbre réplique du Tartuffe de Molière ?
«Couvrez-moi ce sein que je ne saurais voir :
Par de pareils objets, les âmes sont blessées,
Et cela fait venir de coupables pensées.» (1)
Nous pourrions reprendre une telle expression à propos de la corruption en Tunisie qui a atteint des sommets inimaginables, faisant dire à nos politiciens tartuffes : «Cachez-moi cette corruption que je ne saurais voir !»
En effet, que n’entend-t-on de leur part sur cette hydre menaçant le pays en ses fondements mêmes, alimentant directement ou indirectement la contrebande qui a partie liée avec le terrorisme, à commencer par celui qui niche dans les têtes !
En présentant son nouveau parti, Irada, l’ancien président provisoire Moncef Marzouki, qui n’a jamais raté une occasion pour vouer aux gémonies l’argent sale alors qu’il n’a rien fait durant son mandat pour le contrer sérieusement, a de nouveau vilipendé la corruption, parlant de personnalités et même de ministres, semble-t-il, qui seraient convaincus de corruption, étant ou ayant été, d’après ses dires, de notoires corrompus.
Le hic est qu’il s’abstient de désigner qui que ce soit, comme s’il doutait de la véracité de ses propos, leur ôtant toute crédibilité faute de conséquences concrètes. Que cherche-t-il ainsi sinon à se faire à bon compte de la réclame ?
C’est aussi le cas du ministre chargé des Relations avec les instances constitutionnelles et la société civile, Kamel Jendoubi, qui vient de déclarer «que la Révolution a donné naissance aujourd’hui à une nouvelle configuration où des contrebandiers et un bon nombre d’hommes d’affaires convaincus de corruption se sont convertis en personnalités nationales jouissant d’une grande visibilité et exerçant une grande influence non seulement sur l’opinion publique, mais aussi sur la scène politique.» (2)
Lui, non plus, ne nomme pas et on se demande à quoi servent de tels propos sinon à alimenter la tartuferie politique; car cela revient, au mieux, à parler pour ne rien dire. Est-ce bien raisonnable avec un peuple averti au-delà des préjugés de ses fausses élites?
En se présentant faussement comme le chevalier blanc de la morale, on s’abstient de faire ce que commande justement cette morale consistant à dénoncer non pas au public sans pouvoir, mais à la justice les coupables ainsi protégés par l’anonymat. Encore plus que la morale, la loi même l’imposerait !
Ne serait-on pas ainsi plus coupables que des coupables qu’on connaît et qu’on ne dénonce qu’à demi-mot, anonymement, sans oser aller jusqu’au bout de sa logique? Ne serait-ce pas de la complicité objective avec une telle corruption ou, pour le moins, de non-assistance à pays en péril?
Voilà la «daimoncratie» dont nos fausses bonnes consciences se satisfont en croyant qu’il suffit de causer pour se dédouaner; car le peuple n’est pas dupe et il sait parfaitement que la démocratie du «cause toujours, tu m’intéresses» est une antiquité qui ne saurait plus convenir à sa soif d’éthique.
Alors, un peu moins de tartufferie politicienne ! Il est temps de s’adonner à une «poléthique», transfigurant enfin l’art politique afin de lui rendre ses lettres de noblesse.
Cela impose forcément une action salutaire pour réinventer une démocratie devenue simple régime d’élevage en Occident, versant même en ce qu’on appelle démocratie d’élevage.
Cela suppose qu’on passe enfin à une post-démocratie, ce que j’ai qualifié ci de «démoarchie», cette puissance du peuple se manifestant par un pouvoir accru des associations de la société civile, honorée déjà et à juste titre par un prix Nobel de la Paix qu’elle se doit fructifier encore plus par une action bien plus audacieuse se manifestant par un droit à réclamer à l’initiative législative.
* Universitaire.
Notes :
(1) ‘‘Le Tartuffe ou l’Imposteur’’, acte III, scène 2.
(2) ‘‘Tunis-Kamel Jendoubi : Des hommes d’affaires corrompus convertis en personnalités nationales influentes!’’
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