En dehors des officiels, qui fête vraiment la révolution en Tunisie? N’est-elle pas snobée par ceux qui en ont été à l’origine, juste célébrée par ceux qui l’ont confisquée ? Que faire pour qu’elle soit fêtée par tous?
Par Farhat Othman *
La semaine qui commence est celle de la célébration du 6e anniversaire de la révolution 2.0 qui a inauguré le printemps arabe. Ces deux appellations sont bien usurpées, tout comme la date officielle des festivités, le 14 janvier, jour supposé de la fuite du dictateur.
Il ne s’agit, au vrai, que d’éléments d’un écheveau complexe dont on ne saura démêler tous les éléments; on se limitera à quelques aspects de nature à éclairer des faux-semblants. Or, il faut en finir avec si l’on espère révolutionner enfin les mentalités gouvernantes pour célébrer dignement cette révolution qui n’est que le coup d’un peuple dont elle a déjà révolutionné la mentalité.
Une dictature chasse l’autre
D’abord, cette date du 14 janvier qui ne consacre, globalement, que la réussite d’une entreprise ayant eu pour but de mettre à bas un régime. On l’a dit, il s’agit moins d’une révolution que d’un coup du peuple, en ce sens que la chute de la dictature n’a été acquise qu’à la faveur des mouvements populaires récurrents, spontanés et non seulement canalisés ou suscités.
Aussi, sans parler des soubresauts du bassin minier et d’ailleurs, si l’on doit garder une date en janvier, cela ne saurait être que celle du 11, véritable date de la bascule dans l’effervescence populaire. En effet, c’est à ce moment-là qu’on a vu les contestations gagner les faubourgs populaires de la capitale, facilitant la suite orchestrée à la tête de l’État.
Ensuite, le fait que la date officielle de sortie de la dictature en Tunisie vers la démocratie ait peu d’écho auprès du peuple est bien la preuve, non seulement du peu de cas qu’il lui accorde, mais aussi du peu de crédibilité qu’il lui trouve.
D’autant plus qu’il a trop vite déchanté en réalisant que la démocratie ne pouvait ni ne devait se résumer à l’opération électorale à laquelle on a voulu la réduire. Car ses exigences d’avant sa révolution sont restées intactes; si le régime a changé, la dictature est restée à travers sa législation et les pratiques qu’elle génère.
Au vrai, tout s’est passé en Tunisie comme dans un jeu de chaises musicales : la fée yankee penchée sur le berceau tunisien n’ayant abandonné sa protégée dictature civile, à qui il arrivait parfois d’avoir des caprices nationalistes, qu’après s’être choisie une autre, bien plus accommodante en termes de capitalisme, surtout lorsqu’il se laisser aller à ses démons, versant dans la sauvagerie. C’est que la nouvelle dictature est à essence dogmatique, honorant surtout un dogme religieux éculé, caricaturant et défigurant une foi à la base humaniste et libertaire.
Dans un tel jeu, celui qui a été laissé en rade a été le peuple. Pourtant, c’est en son nom que la dictature a été déchue et nul ne peut plus tenir un autre discours. Ce qui alimente l’inconscient collectif et entretient dans l’imaginaire populaire les graines d’une contestation ininterrompue. Cela fait le chaos tunisien actuel.
Il faut s’en convaincre : on ne peut résister au légitime refus populaire de voir ériger une autre dictature. Or, celle qu’on lui impose est encore plus absolue, puisqu’elle puise ses armes de destruction massive dans la législation scélérate du régime déchu, restée intacte, augmentée de prescriptions religieuses anachroniques. Puisées dans une interprétation rigoriste, à peine moins intégriste que la lecture antéislamique du wahhabisme et de Daech, elles ne peuvent trouver droit de cité en une Tunisie encore plus libertaire que d’habitude dans son immense majorité.
La preuve de cette dictature double est bien là : rien — ou si peu de mesures prêtant à conséquence — n’a encore été fait pour détricoter les lois scélérates. Il est vrai, il y a eu la constitution, mais elle est née pour rester lettre morte, ainsi que l’a pronostiqué, dans l’enceinte même de l’Assemblée constituante, l’un des faucons du parti islamiste.
Ce dernier, bien qu’ayant perdu la présidence du gouvernement, garde toujours le pouvoir et est toujours l’alpha et l’oméga de la réalité politique du pays, demeurant l’axe majeur de cette stratégie néolibérale d’un Occident obnubilé par la recherche de nouveaux marchés, entendant faire de la Tunisie un souk où tout se vend, s’achète, et si ce n’est par l’argent, alors par une religion devenue un pur commerce, de camelote qui plus est. C’est le capitalislamisme sauvage.
Le plus grave est que, pendant ce temps, ne cesse d’augmenter la distance séparant le pouvoir, y compris l’essentiel des élites de la société, et la majorité populaire pour cause de manque de confiance de cette dernière dans les premiers. Ce qui alimente une pareille méfiance est une communication bien mauvaise relevant le plus souvent de la désinformation et d’une pratique de langue de bois, devenue si coutumière dans les milieux politiques en général, érigée chez nous en sport national.
Révolutionner les mentalités gouvernantes
Pourtant, tout porte à croire que ce 6e anniversaire pourrait bien être celui de l’atteinte de l’âge de raison par le peuple tunisien. On le vérifie tous les jours, les masses populaires montrant assez de maturité pour distinguer, dans la classe politique de qui gouverne ou simule de le faire, ces «politiciens d’affaires» dont parle Mauriac, dont le métier «exige qu’ils aient toujours des principes plein la bouche.»
Dans son bloc-notes du 10/11/1955, l’écrivain dénonçait ceci, en mettant la responsabilité sur de tels démons de la politique : «C’est alors qu’il apparaît à l’oeil nu que l’histoire de France est écrite avec l’active collaboration des hommes d’argent, des politiciens d’affaires… ‘‘Les affaires, c’est l’argent des autres.’’ C’est surtout le sang des pauvres, et quelquefois des riches.»
Ne croirait-on pas le génial diariste parler de notre pays au présent où l’on s’affaire, non pas à ériger le pouvoir du peuple en une démocratie refondée, étant déjà en faillite en Occident et dans cette France que d’aucuns singent encore, mais celui des démons (ou daimons) de la politique dans ce qui serait une daimoncratie (ou démoncratie), le pouvoir de ces démons politiciens? Pourrait-on encore y échapper et comment?
La réponse est positive, mais elle exige du courage, de l’éthique; et cela doit se traduire dans ce qui constitue le socle de tout État de droit: ses lois. Ce qui suppose impérativement une réforme législative sérieuse d’envergure, et non les réformettes qu’on voit encore, afin de reconnaître enfin ses droits et libertés au peuple.
Pour illustrer ce comment, voici quelques exemples concrets de l’actualité des derniers jours.
D’abord, la déclaration sans plus trader du caractère illicite avéré du jihad mineur. C’est la première réponse à apporter le plus clairement à l’épineuse question du retour des terroristes. Ainsi ôtera-t-on tout amalgame, permettant ou imposant de sortir de la terrible confusion des valeurs faisant que d’aucuns assimilent de tels délinquants à des héros, y voyant des combattants de la liberté. Il est bien temps de mettre un point final à une telle confusion axiologique.
Abolir les lois scélérates et désengorger les prisons
Ensuite, dans le cadre de cette réforme impérative du droit positif, il est nécessaire et juste de commencer par décréter une amnistie générale en faveur des innocentes victimes des lois scélérates (cannabis, alcool, homosexualité, sexe hors mariage, etc.). D’autant plus que cela aura pour avantage de vider les prisons afin d’y enfermer les terroristes en attendant la prison de haute sécurité projetée. Il est capital, en effet, d’éviter de laisser de tels délinquants dehors, la menace à l’ordre public ne pouvant qu’être immense avec la fausse aura religieuse qu’ils usurpent et que d’aucuns leur accordent bien volontiers.
D’ailleurs, le surpeuplement actuel des prisons tunisiennes ne laisse aucun autre choix que de dépénaliser ce qui relève d’une antique vision morale de la vie collective devenue immorale même au vu de la religion correctement interprétée.
En effet, le surpeuplement de nos prisons présente un taux ahurissant, ce qui ne peut que les faire dévier de leur but censé être la réinsertion, les transformant en fabriques de délinquance. Jugeons-en : Kairouan (117%), Houareb (116%), Gafsa (94%), Monastir (92%), Rabta (82%), Mornag (66%), Sousse (65%), Béja (50%), Bizerte et Mahdia (47%), Le Kef (43%), Jendouba et Siliana (42%), Kasserine (40%), Kebili (34,5%), Borj Erroumi (33%), Sidi Bouzid (30%), Saouaf (21%,), Harboub (18,4%), Mornaguia, (10,6%), Nadhour (5,9%,), Borj El-Amri (4,4%), Sfax (2,5%), et Sers (2%).
Sur ce même plan juridique et judiciaire, il urge de suspendre par une décision éminemment politique l’application immédiate des lois dont on aura fait bénéficier les victimes de l’amnistie précitée. Cela doit concerner notamment la loi 52 sur les drogues qui vient d’être retournée au ministère pour refonte par la commission parlementaire qui en a commencé l’examen. À ce sujet, il importe d’insister sur le fait que nulle réforme ne sera sérieuse en ce domaine si elle ne dépénalise pas totalement la consommation du cannabis ainsi que le recommandent les plus sérieuses instances spécialisées.
Comment ne pas le décider quand on sait que près de 14% de nos jeunes de moins de 17 ans consomment du cannabis et que l’âge de la population carcérale oscille entre 18 et 49 ans avec 60% de récidivistes? Comment ne pas dépénaliser la consommation quand 53% des emprisonnements le sont pour infraction à la législation sur les stupéfiants, particulièrement pour la consommation du cannabis? En effet, les drogues dures, telles la cocaïne et l’héroïne, sont quasiment absentes du territoire tunisien.
Certes, des campagnes de sensibilisation et de prévention contre la consommation des drogues douces doivent être organisées, mais dans un cadre de liberté pour espérer porter fruit. Or, on ne le répétera jamais assez : le cannabis est intrinsèquement moins nocif que le tabac et possède nombre de vertus thérapeutiques. Il serait temps donc d’oser en dépénaliser la consommation qui, signalons-le, était libre et déjà généralisée dans la société tunisienne avant la colonisation.
Autre texte indigne de l’État de droit que veut devenir la Tunisie est le fameux article 230 du Code pénal fondateur d’une homophobie introduite dans notre droit par la morale du colonisateur. Une telle survivance du protectorat est ainsi une violation caractérisée, non seulement de la constitution du pays et de sa religion, mais aussi de sa souveraineté.
Dans la foulée, tous les empêchements légaux relatifs aux libertés privées doivent être levés, car leur connotation morale et religieuse est usurpée. La preuve a été faite, par exemple, que l’alcool n’a jamais été prohibé en islam, mais plutôt l’ivresse; ce qui impose de lever les restrictions à sa vente et son commerce, une telle liberté alliée à des campagnes de sensibilisation à l’alcoolémie étant bien plus efficace que l’hypocrisie actuelle.
Par ailleurs, à la faveur de la loi criminalisant les violences faites aux femmes, devant être discutée à l’ARP, il serait inévitable d’oser enfin s’attaquer à la violence absolue qui leur est faite, l’inégalité successorale, arrêtant d’en faire un faux tabou. Cette abolition doit ainsi être réalisée au nom de l’islam même, outre les principes démocratiques, car cette religion est justice et elle a honoré et honore la femme qu’elle ne considère nullement inférieure à l’homme.
Rétablir la liberté de la circulation humaine
Enfin, sur le plan des rapports internationaux de la Tunisie, notre diplomatie est appelée impérativement à rompre avec la vision anachronique de la circulation humaine qui ne saurait plus relever de la pratique actuelle d’un visa touristique obsolète, mais de la catégorie du visa biométrique de circulation qui serait à généraliser. Un tel visa a le mérite d’être tout aussi respectueux des réquisits sécuritaires que l’actuel tout en ne dérogeant pas aux droits humains dont le premier est justement la libre circulation.
Faut-il rappeler ici que la clandestinité et l’impossibilité de circuler librement de nos jeunes est l’une des causes de ce sentiment de rejet qui attise leur haine de l’Occident et maximise l’attirance qu’exerce sur eux l’aventure terroriste ?
Il nous faut comprendre et le faire réaliser à nos partenaires d’Occident qu’il est un vecteur essentiel dans la psychologie terroriste de nos jeunes qui est ce sentiment nourri par eux de n’être pas comme tous les jeunes des sociétés occidentales en termes de droits et de libertés. Ainsi, un grand nombre parmi eux embrassent la délinquance terroriste moins par conviction, ou alors de façade, que par défaut d’une vie normale. De tels paumés et/ou désespérés à la base constituent même le gros des troupes pris dans la nasse terroriste, victimes de manipulation devenant bourreaux.
Cela implique donc de révolutionner notre diplomatie en étant en mesure de refuser le malsain jeu de ces accords bilatéraux ou multilatéraux se focalisant sur le rapatriement des clandestins, faisant fi des véritables causes de la clandestinité. À nous d’oser rappeler à un Occident autiste qu’avec l’ouverture des frontières sous visa biométrique de circulation, il n’y aura plus de clandestins, tunisiens du moins.
Il est ainsi capital d’être en mesure de résister aux pressions allemandes et italiennes, usant de leurs propres armes, excipant de leurs valeurs, dont le libre mouvement sous visa biométrique de circulation qui ferait enfin relever le phénomène de la clandestinité des vieilleries du passé.
Avec cette palette de quelques mesures aux retombées immenses sur l’inconscient ou, pour le moins, de leur annonce à l’occasion de la célébration de l’an VI du coup du peuple, on pourrait alors le faire dignement. Car il serait véritablement cette révolution se situant au niveau des mentalités gouvernantes, au diapason enfin de celles des gouvernées en leur âge des foules qu’est la postmodernité.
* Ancien diplomate et écrivain, auteur de « L’exception tunisienne » (éd. Arabesques, Tunis, 2017).
Donnez votre avis