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20 mars : Mais quelle indépendance fête-t-on?

Youssef Chahed inaugure aujourd’hui la Place du Drapeau national.

Au moment où des voix s’élèvent pour regretter le temps de la dictature de Ben Ali voire de la colonisation française, quel sens donner aujourd’hui à l’indépendance nationale.

Par Farhat Othman *

Étymologiquement, l’indépendance (du latin dependere) est le fait de ne plus «être suspendu à». Or, plus que jamais, la Tunisie est aujourd’hui suspendue à l’impérative rénovation de sa législation scélérate en matière de droits et de libertés.

À peine est-on à la sixième année de la révolution et on entend de plus en plus de voix regretter le temps de la dictature. Pareillement, en ce 61e anniversaire de l’indépendance du pays, on entend regretter le temps du protectorat. Il est vrai, le désespoir amène à tous les excès. Aussi, pour être objectif, on ne peut que se demander quelle indépendance on fête aujourd’hui en une Tunisie de plus en plus en une crise bien plus axiologique qu’économique ou politique.

C’est la confusion des valeurs qui fait le malheur d’un pays qui peut toujours être l’exception qu’est en puissance son peuple. Nous sommes en un temps où l’hypocrisie est à son comble dans le monde; la Tunisie n’y échappe pas.

C’est classique, la politique antédiluvienne — dont use la classe politique toutes tendances confondues — impose de simuler et de dissimuler. Elle amène à se faire un ‘‘Masque sous la peau’’, pour emprunter le titre d’un roman en arabe de Ridha Kéfi, publié en 1990, où, à travers le destin de six femmes, l’auteur a brossé le tableau de cette Tunisie à la dérive, ne laissant rien entrevoir de bon pour une société cassée par l’émergence des extrémistes religieux islamistes.

Or, ils sont désormais au pouvoir et y excellent dans l’art manichéen de la politique politicienne, tirant leur force des faiblesses de leurs ennemis. Car la Tunisie n’est pas gangrenée seulement par le virus islamiste; elle est aussi malade du virus laïciste.

Ver islamiste

Il faut dire que le ver du dogmatisme religieux était déjà dans le fruit Tunisie de par l’œuvre même de Bourguiba, grand pourfendeur de l’islam intolérant.

En effet, il a eu le tort de mettre hors-la-loi tout l’islam, y compris sa seule parfaite bonne part qu’est le soufisme qui aurait pu consolider la part émancipatrice de son legs plus que jamais dévergondé, sinon menacé.

Car il a jeté l’anathème sur ce soufisme, désormais la bouée de sauvetage de l’islam vrai; sale travail que les islamistes, aussitôt arrivés au pouvoir, se sont empressés de finir, sachant mieux que quiconque que seul le soufisme est en mesure de faire échec à leur honteux commerce de la foi. C’est le soufisme qui contrariera l’hégémonisme dogmatique d’un autre temps auquel s’attache Ennahdha malgré les fausses apparences cultivées par ses colombes.

Qu’on ne s’y trompe pas ! Il n’y a pas d’islam modéré en Tunisie ! Le parti de Ghannouchi est extrémiste quant à son action sur le long terme. Il a juste le talent, étant bien conseillé par le nec plus ultra de la désinformation d’Occident et de la propagande d’Orient, de développer une stratégie maléfiquement efficace. Or, bien qu’elle ait été éventée par des observateurs lucides, elle continue à fonctionner dans un pays dont les modernistes marchent sur la tête. Il s’agit d’une stratégie gigogne qui est multiple, à la manière de la poupée russe. Celui qui n’y fait pas attention n’a affaire qu’à un trompe-l’œil; le libéralisme d’Ennahdha est juste une apparence trompeuse, cette impression de relief que permet le jeu avec la perspective.

La politique du parti est souple à la surface, dure en son contenu réel que manifeste l’absence de la moindre action concrète en rapport avec ce qu’il laisse dire ou voir. De fait, il use de différentes techniques mensongères, y compris la plus éhontée, car la politique est pour lui une guerre à gagner, et elle impose de tuer s’il le faut ! D’où les affichages trompeurs sur l’alcool, le cannabis et l’homophobie, par exemple.

Le sale boulot, Ennahdha le fait faire par d’autres, prête-noms ou pas. D’abord, le parti Tahrir que les autorités n’arrivent pas à interdire malgré ses turpitudes avérées. Ensuite les laïcistes qui réussissent le tour de force de rallier aux islamistes, par défaut et non par conviction, de larges masses populaires. Celles-ci ne sont nullement acquises aux thèses fondamentalistes, mais juste, et à bon droit, attachées à l’islam en sa dimension de culture identitaire, pas de culte. Combien donc y a-t-il de Tunisiens pratiquants? Une infime minorité !

Virus laïciste

Ce sont les modernistes, aussi dogmatiques que les islamistes mais à l’envers, qui sont aujourd’hui les meilleurs alliés de la stratégie islamiste voulant faire de la Tunisie une théocratie déguisée. Leur inertie ne fait qu’occulter leur machiavélique projet et forcir les rangs disparates des islamistes. En cela, le parfait exemple est le président de la République.

Élu pour rénover la législation obsolète de la dictature, il la bétonne dans ses aspects les plus scélérats, car liberticides. Ainsi est-il incapable même de tenir sa promesse quant au cannabis, les jeunes et innocentes victimes de la loi de la dictature continuant à voir leur avenir détruit par le passage en prison. Illustrons cela par trois exemples…

D’abord, l’inégalité successorale. Les laïcistes refusent d’adhérer à la thèse développée par certains esprits libres que l’islam — selon ses visées, devenues incontournables — commande l’égalité parfaite entre les sexes. Aussi acceptent-ils de fermer les yeux sur cette violence absolue faite aux femmes dans leur projet de loi, actuellement discuté au parlement, et supposé être contre toutes les violences.

La notion d’état civil qu’ils ont réussi à imposer dans la Constitution et qui constitue à leurs yeux une éclatante victoire; elle le serait bien si elle n’était pas creuse, vide de tout sens. Bien pis, elle est devenue un piège parfait empêchant la moindre évolution! Déjà, cette notion est contrariée par la référence à l’islam, dans l’article premier, comme religion du pays, et à la nécessité de respecter les valeurs islamiques prévues par le préambule, partie intégrante de la Constitution. On le voit bien, l’État civil n’a aucune réalité dans un pays où les ondes publiques diffusent l’appel à la prière, quitte à couper des émissions; ce que fait aussi le parlement interrompant des séances à l’heure de prier. Sans parler de l’attitude intolérable des autorités imposant la fermeture des cafés et des restaurants durant la journée pendant le ramadan, ou le commerce et la vente d’alcool les vendredis.

Maintien d’une législation liberticide

On vérifie la nature de parfait piège de cette notion creuse de l’État civil avec la question de l’abolition de l’homophobie. Dans la lutte éthique pour abolir l’article 230 du Code pénal qui autorise l’horreur absolue des tests anaux et de virginité, ce sont les supposés modernistes qui se révèlent être les meilleurs alliés de la stratégie islamiste.

Ainsi, infiltrés dans les rangs des militants anti-homophobie — qui sont tous plus ou moins islamophobes du fait d’un attachement caricatural à cette notion d’État civil — les crypto-nahdhaouis leur font croire qu’ils n’ont qu’à attendre la mise en place du Conseil constitutionnel pour obtenir l’abolition de l’article 230 au nom de l’État civil.

Or, c’est une absolue vilenie basée sur la plus machiavélique des tromperies! Cela permet de maintenir en l’état la législation et de brimer encore plus les innocents, puisque ni les juges homophobes n’entendent fermer les yeux sur ce qu’ils jugent une totale immoralité, ni les ministres de la Justice et de l’Intérieur n’osent donner les instructions pour ne plus appliquer le honteux article. Même les médecins violent leur serment en réalisant le moyenâgeux test anal.

De plus, il tombe sous le sens qu’une fois constitué, le conseil constitutionnel sera fatalement noyauté par des homophobes qui auront alors toute latitude d’enterrer la cause anti-homophobie et ce au nom de la Constitution. En effet, tout à fait logiquement, constatant que l’islam interdit l’homosexualité, ils décréteront l’article 230 constitutionnel. Et voilà le travail !

Aussi, les militants sincères anti-homophobie doivent-ils sortir du piège en réalisant l’impossibilité objective, en terre d’islam, d’interdire l’homophobie sans avoir démontré que l’islam n’est pas homophobe. Or, cela a été fait.

Bien mieux, un projet de loi consensuel pour l’abolition de l’homophobie est public; les militants n’osent l’endosser pour le défendre et le faire entrer au parlement. Pourtant, ils savent bien qu’il irrite Rached Ghannouchi, s’étant engagé en Occident de le voter s’il arrivait au parlement, tout en doutant fort. En cela, il a vu juste. Bravo l’artiste, malgré son art décadent !

* Ancien diplomate, auteur de ‘‘L’exception Tunisie’’ (éd. Arabesques, Tunis 2017).

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