S’il est une victoire pour le gouvernement Chahed, l’accord qui a mis fin au sit-in d’El-Kamour risque d’être un appel d’air pour des manifestations futures, par avance légitimées.
Par Farhat Othman
La levée du sit-in d’El-Kamour, à Tataouine, qui a duré plus de deux mois, est une victoire pour le chef du gouvernement Youssef Chahed qui a réussi à s’enlever du pied l’épine que certains acteurs, jouant contre la Tunisie en exploitant des revendications légitimes, ont plantée en son talon voulu d’Achille. Or, il a démontré vouloir être plutôt un Hercule, rééditant ses douze travaux. Toutefois, cela n’a pas moins été cher payé!
Déjà, en contenant hier les syndicalistes de l’UGTT, sacrifiant son ex-ministre de l’Éducation Neji Jalloul. Ensuite, en jouant à l’État-Providence dans le sud, et ce en totale contradiction avec les engagements du pays vis-à-vis de ses créanciers et bailleurs de fonds. C’est au prix de ces concessions qu’il s’est assuré le soutien incontournable de l’UGTT, réalisant sa victoire sur les protestants de Tataouine. Une telle victoire risque plutôt d’être amère pour M. Chahed s’il n’arrive à réaliser l’exploit de continuer à surprendre son monde, osant aller le plus loin possible en choses essentielles, tout en paraissant céder sur l’accessoire.
Prémices de démocratie locale en action
Le principal aujourd’hui est bien le redressement de l’État; ce qui ne peut se faire sans les vrais patriotes du pays, y compris parmi l’UGTT et les islamistes; mais aussi et surtout sans s’adosser à un système de droit qui marche. Et c’est celui de l’Union européenne (UE) qui est à nos portes, dont la Tunisie dépend formellement et devant lui réclamer impérativement une dépendance plus avantageuse moyennant une adhésion en bonne et due forme.
Ce qui est positif dans l’affaire d’El-Kamour, au-delà de l’instrumentalisation politique, est la vivacité de la société civile, dénotant un sens nouveau de démocratie qui doit se vivre au plus près des réalités du terrain, pointant donc la nécessité impérative d’une démocratie qui soit locale et participative. Cela veut dire que chacun doit y prendre part, les décisions ne venant d’en haut, émanant du cru.
C’est aussi cette implication active de la centrale syndicale, garante de l’accord signé après deux mois de protestations qui ont fait un mort, des blessés et de nombreux dégâts, sans parler des pertes du pays du fait de l’arrêt et/ou perturbation de l’activité des sociétés pétrolières de la région.
Toutefois, il est une question inévitable à se poser : comment répondre aux légitimes revendications d’une région en oubliant ou paraissant oublier les autres, bien nombreuses et aussi déshéritées sinon plus, comme les terres damnées du nord-ouest? Est-ce parce que la fierté et l’honneur de leurs habitants ne les font pas céder aux appels des aventuriers dogmatiques qui ont été pour beaucoup dans l’effervescence du sud? Et le dernier accord ne serait-il pas une prime à la destruction et non à la construction du pays par cette sorte d’officialisation d’un semblant de patriotisme à deux vitesses : celui qui casse et finit par se faire entendre, et l’autre qui ne casse rien, soucieux de préserver la patrie, et qui se fait ignorer? Ne serions-nous pas en présence de l’aboutissement d’un opéra-bouffe ou d’une tragi-comédie rondement menés par des politiciens démons qui ne veulent pas de notre pays comme État de droit, mais juste une «daimoncratie», un régime où le pouvoir est celui de professionnels démoniaques de la démagogie ?
Peut-on refuser aux chômeurs dans les autres régions déshéritées ce qu’on a accordé aux sit-inneurs d’El-Kamour?
Non-sens économique en forme d’appel d’air
En termes de rationalité économique, l’accord d’El-Kamour est plutôt négatif, n’ayant l’apparence que d’un biais, un pis-aller n’offrant que ce que pouvait offrir un pays pauvre et malade, quitte à violenter les sacro-saintes règles de bonne gouvernance économique qu’il s’évertue, par ailleurs, à respecter avec ou sans l’aiguillon de ses soutiens occidentaux. C’est même le prototype de ce qu’il ne fallait pas faire, malgré ou à cause de ses aspects essentiellement à fondement social le moral, sans rationalité en termes économiques purs de plus en plus en vigueur en notre monde actuel.
Certes, la dimension sociale est inévitable, aujourd’hui, en Tunisie, mais non pas de la sorte, en mesures sans lendemains, négatives à terme. Elles doivent relever d’un système logique, comme avec cette solution — l’unique — évoquée en fin d’article et que la Tunisie ne saurait plus ignorer.
Ainsi, en un temps où l’employeur réclame le droit de choisir ses employés au nom de la performance, les sociétés pétrolières recruteront obligatoirement, selon l’accord, 1500 chômeurs. Un tel aspect de non-sens économique apparaît aussi de façon éclatante dans ces dispositions dont on ne peut contester, mais dans l’absolu, la haute valeur morale, manifestées par l’octroi d’office d’un emploi à la famille des principales victimes du sit-in. Il ne s’agit ici que d’un mélange des genres relevant de la confusion des valeurs néfaste à une gouvernance se voulant rationnelle et saine. Si une telle décision est moralement et socialement louable, on ne peut, en termes de logique économique, en comprendre le sens, d’autant plus que cela est de nature à faire jurisprudence. Car le gouvernement, sans moyens pourtant, joue à l’État providence contre la logique même suivie dans son action d’ensemble.
S’il est significatif qu’il prenne ainsi conscience de l’importance de l’aspect social dans la politique économique en Tunisie, l’autorisant à ne pas tenir compte, en l’occurrence, des diktats strictement économiques des instances financières et de ses partenaires bailleurs du pays, immoraux par rapport à nos réalités sociales et psychologiques, il est regrettable que cela ne soit que du fait de sa faiblesse actuelle et non dans le cadre d’une politique raisonnée, mûrement réfléchie. L’improvisation est patente dans les mesures prévues dans l’accord, comme de caser 1500 chômeurs dans les sociétés de l’environnement, ce qui n’est qu’une fausse solution relevant qui plus est de cette logique — contre laquelle on dit lutter — du fonctionnariat pléthorique. La titularisation des 370 contractuels à durée déterminée ressort de la même veine.
Aussi, d’un pur point de vue de stricte logique économique, cet accord risque d’être un véritable appel d’air pour des manifestations futures, par avance légitimées. D’autres jeunes de régions encore plus défavorisées chercheront à faire d’El-Kamour un précédent à suivre, en démultipliant avec raison les résultats au nom de la justice sociale et de la démocratie. Assurément, ils seront encouragés par l’aspect somme toute immoral de l’accord qu’est l’engagement du gouvernement de ne pas suivre en justice les sit-inneurs pacifiques. On ne dit rien, il est vrai, des responsables d’actes de sabotage, mais il est fort à parier qu’on passera l’éponge du moment qu’on se laisse aller à une mauvaise moralisation, octroyant le qualificatif de martyr à la victime de ces heurts sociaux. Considère-t-on donc le sit-in en guerre sainte qui, au demeurant, ne fait pas sens en islam?
La solution est dans le cadre de l’Union européenne
La solution de l’état actuel de déshérence de nos régions défavorisées et de tout le pays n’est pas dans de pareilles manifestations dogmatiques, plutôt dans le cadre d’une stratégie globale impliquant nos partenaires qui n’ont cessé de profiter du pays à sens quasi unilatéral.
Par exemple, l’accord prévoit une prime mensuelle de recherche d’emploi de 500 dinars aux personnes recrutées dans les sociétés pétrolières dans l’attente de leur emploi effectif. C’est une mesure qui n’a de sens que dans le cadre d’un système général de chômage indemnisé. Comment refuser pareille indemnisation aux autres chômeurs ou refuser d’évoluer vers un tel système dans tout le pays? Or cela ne saurait se faire sans s’intégrer dans le système d’ensemble en vigueur en Méditerranée. Et comment le faire si le gouvernement ne s’ouvre pas des horizons d’action à cette aire internationale incontournable pour lui-même, en termes de législation interne, et pour une jeunesse désemparée, ne pouvant plus être privée de ses légitimes droits et libertés?
De plus, le budget de 80 millions de dinars prévu par l’accord pour alimenter un fonds de développement régional à créer ne saurait faire réalité en notre Tunisie exsangue sans apport de l’étranger ne devant pas être en prêts, mais en dons et/ou transformation de dettes et investissements.
Aussi, la fin du sit-in d’El-Kamour doit être celle d’un paradigme périmé tout autant dans le traitement des problèmes internes du pays, ne tenant pas assez compte des aspects sociaux et psychologiques, que des rapports injustes entretenus avec nos partenaires, notamment stratégiques.
L’avenir de la Tunisie est en Méditerranée, et cela le sera par la revendication de l’adhésion à l’UE, ne serait-ce que pour compenser par les droits attachés à la qualité d’État membre de la dépendance actuelle et à sens unique de la Tunisie au profit de la seule Europe.
Donnez votre avis