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Affaire des stents : Les médecins fautifs ont-ils été sanctionnés ?

Lettre ouverte à monsieur le ministre de la Justice a propos du scandale des stents périmés impliquant plusieurs médecins cardiologues et cliniques privées.

Par Dr Mounir Hanablia *

Excellence,

La justice doit demeurer indépendante, c’est un fait, et nul ne peut s’immiscer dans l’exercice souverain de son autorité. Cependant, dans son fonctionnement, la justice est elle-même astreinte à des règles relevant évidemment du droit qu’elle est chargée d’appliquer et d’exécuter. En particulier quand il s’agit de questions où l’opinion publique s’estime particulièrement impliquée et concernée.

L’attentisme suspect du ministère de la Santé

Depuis l’apparition du scandale des stents actifs, il y a un peu plus d’un an, un certain nombre de questions se sont posées sur les plans juridique et ordinal, sinon judiciaire, auxquelles la profession médicale n’avait pas l’habitude d’être confrontée.

Que l’on s’en souvienne, cette histoire avait éclaté dans un contexte politique assez particulier, après plusieurs mois d’affrontements entre le ministre de la Santé de l’époque, Said Aidi, et les syndicats de la fédération de la santé publique, membres de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), qui l’avaient accusé de dissimuler la vérité relativement à l’utilisation de prothèses cardiaques périmées dans des établissements privés. Puis ces accusations avaient été relayées par le secrétaire général d’un parti politique, médecin de profession (Dr Lotfi Mraïhi, Union populaire républicaine, Ndlr), qui avait décidé de saisir l’Instance nationale de la lutte contre la corruption (INLCC), relativement à l’attitude selon lui attentiste, donc suspecte, du ministère de la Santé publique, et celle-ci avait transmis le dossier à la Justice.

Parallèlement à cela, la Caisse nationale d’assurances maladie (Cnam), qui était également concernée en premier lieu par le scandale, décidait de porter plainte contre X auprès de la justice pour escroquerie, faux et usage de faux, corruption, exercice illégal de la médecine.

L’attitude inhabituelle de l’Ordre des médecins

Concomitamment, en plus de sanctions administratives contre les médecins fonctionnaires hospitaliers, se rapportant – pour quelques uns seulement – à la suppression du droit de pratiquer leurs activités privées, une procédure ordinale était mise en route contre les médecins impliqués, qui devait aboutir à des condamnations avec suspension de toute activité dans le cathétérisme, allant de 6 mois à 3 années.

Habituellement, quand un médecin se rend coupable d’une faute grave, sinon inexcusable, il est simplement condamné à une interruption d’activité professionnelle, dont la durée est proportionnelle à la gravité de la faute, et qui peut aller jusqu’à la radiation à vie.

En fait l’Ordre des Médecins devait prendre une attitude tout à fait inhabituelle et assez peu compréhensible, celle de différencier la responsabilité des médecins poursuivis, dans et hors de leurs cabinets de consultations, la seconde étant seule dans le cas présent passible de sanctions ordinales.

Or, la responsabilité médicale a toujours été une et indivisible tout autant au regard de la déontologie médicale que de celle de justice, et quand il y a une faute commise, c’est le médecin en tant que tel qui est sanctionné, et non pas le manquement à un point précis de ses devoirs professionnels.

L’autre anomalie de la sanction ordinale a été la différenciation des peines pour des fautes de nature et d’importance semblable, engendrant les conditions juridiques d’une injustice caractérisée, dont les médecins sanctionnés ne se sont pas fait faute de dénoncer le caractère arbitraire.

Des sanctions fort complaisantes

Des médecins coupables en toute certitude de manquements graves et répétés à leurs obligations professionnelles, passibles de poursuites judiciaires, sont donc devenus les victimes d’une injustice qui leur a donné l’opportunité de faire appel de condamnations ordinales, qui, quoique lourdes sur le plan symbolique, avaient toutefois été en réalité fort complaisantes, en ne remettant pas en cause leur droit d’exercice professionnel dans leurs propres cabinets médicaux.

Si l’Ordre des Médecins avait agi ainsi uniquement pour donner le change aux yeux d’une opinion publique indignée, dont il subissait, par le biais des médias, des pressions considérables, il n’aurait sans doute pas pris des décisions différentes.

L’instance ordinale au moment suprême s’est révélée soucieuse de sauvegarder des intérêts aussi diffus qu’intriqués, mais dans le même temps, elle en a ignoré d’autres, évidemment en premier ceux des médecins qui ne recourent pas à ces moyens là qu’on s’est obstiné à qualifier de fautes, sans doute en s’inspirant du code du travail… Mais la loi tunisienne a donné la possibilité au médecin tunisien, souvent prompt à dénoncer l’attitude prétendument hostile de la justice à son égard, de faire appel de décisions relevant de la discipline ordinale.

Il s’agit là sans doute de la réminiscence d’époques où l’autorité politique, établie grâce à un parti unique puissant et omnipotent, prétendait régenter la vie du pays, en particulier en rognant sur les prérogatives des corps intermédiaires, et en en sapant le pouvoir. Et c’est un fait, le simple pourvoi en appel auprès des instances judiciaires possède un caractère suspensif des sanctions ordinales. C’est d’ailleurs en suivant cette procédure là que la brochette de cardiologues, bien que reconnus coupables par leur instance ordinale, continuent d’exercer et de prospérer en ces temps difficiles, sans que les sanctions professionnelles prises à leur encontre n’eussent eu une quelconque portée pratique sur leurs activités. Mais… leur pourvoi en appel contre la décision judiciaire, auquel ils doivent la poursuite normale de leur exercice, était-il en réalité juridiquement recevable?

Il est permis de se poser la question du moment qu’une information judiciaire avait déjà été ouverte contre un certain nombre de médecins, suite aux poursuites pénales qui suivent toujours leur cours, que la Cnam avait initiées par sa plainte auprès de la juridiction pénale.

Et c’est un fait, la procédure d’appel en civil, contre la condamnation ordinale, concerne une affaire et des faits en voie d’instruction auprès de la justice pénale. Des faits établis d’une manière indiscutable, dont les auteurs, également connus et répertoriés, ont d’ailleurs, pour quelques uns parmi eux, à ce point publiquement et hautement revendiqué du bien-fondé de leurs actes au nom de supposées études scientifiques, que le caractère volontaire en est déjà fort probable. Seule la signification en resterait à établir, ainsi que le suggérerait la teneur de l’accusation.

Un cas caractérisé de conflit de juridictions

Est-ce que la «faute médicale» était ou non volontaire? Et dans le cas où elle le serait, aurait-elle été commise avec à la clé une contrepartie financière? C’est évidemment ce que la justice s’attache inlassablement, à établir.

Mais voilà, le fait est là, une même affaire ne peut être jugée deux fois devant des juridictions différentes, et l’information judiciaire ouverte devant la juridiction pénale par la Cnam aurait normalement dû interdire tout recours de la sanction ordinale devant la juridiction civile puisqu’il s’agit de la même affaire.

Il semble qu’il existe là un cas caractérisé de conflit de juridictions, d’autant plus malvenu que non seulement il fait échapper des «fautifs» reconnus comme tels par leur instance professionnelle, à toute forme de sanction, du moins jusqu’à présent, mais qu’il sape également le prestige de l’Ordre des Médecins, désormais considéré par beaucoup de ses adhérents comme «un machin» folklorique, et naturellement aussi la confiance du public dans l’honnêteté du corps médical. Mais surtout, à une époque où le citoyen déçu devient de plus en plus désengagé et dépolitisé, il contribue encore plus à cette désaffection de la chose publique, et, pourquoi ne pas le dire, à ce sentiment, malheureusement de plus en plus ancré au sein de la psyché collective, que certaines catégories sociales ou professionnelles n’obéissent pas aux mêmes lois auxquelles le commun des mortels obéit.

Ce traitement, que d’aucuns jugent préférentiel, de fautifs reconnus comme tels par leur juridiction ordinale contribue par ailleurs à nourrir des rumeurs suffisamment malveillantes, distillées évidemment par les ennemis du pays, pour écorner la confiance que beaucoup de citoyens accordent toujours à l’Etat et aux instances judiciaires.

Mais le plus grave, c’est que cette impunité qu’il faut bien jusqu’à preuve du contraire qualifier comme telle, contribue à susciter chez les concernés un sentiment de totale impunité de mauvaise aloi pour l’avenir, alors même que l’affaire en pénal n’a pas encore été jugée, et qu’elle nourrit même chez eux un comportement insouciant, sinon arrogant, les poussant à s’afficher publiquement sur des films et des photos réalisés dans des congrès médicaux à l’étranger, qu’ils avaient pu joindre, toujours au nom de la science, en bénéficiant de prises en charges totales accordées entre autres par l’autre groupe professionnel impliqué dans le scandale, celui des fournisseurs de stents.

Il serait donc à tout le moins bienvenu de s’assurer qu’en ayant ouvert aux médecins fautifs une voie du recours contre la condamnation ordinale, la justice ne leur eût pas involontairement concédé une faveur totalement inappropriée par rapport à la gravité avérée de ce qui demeure, pour le moment et malgré leur caractère répétitif, de simples fautes professionnelles, par le biais d’un impondérable conflit de juridictions.

Veuillez agréer, monsieur le ministre, l’expression de mes sentiments les plus respectueux.

* Cardiologue, Gammarth, La Marsa.

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