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Bloc-notes : La crise de l’Isie est celle du régime

Quand les serviteurs de l’ancien régime sont recyclés par de supposés révolutionnaires se réclamant de la religion, la jeune démocratie tunisienne naissante se trouve déjà en péril.

Par Farhat Othman *

L’échec de l’élection du président de l’Instance supérieure indépendante des élections (Isie) est bien plus qu’une simple pantalonnade politicienne, farce burlesque ou grossière bouffonnerie. Il traduit une crise qui est la manifestation de celle, encore plus grave, d’un régime politique pratiquant l’hypocrisie en tout au nom d’une illusoire démocratie.

En effet, au-delà de l’aspect tellement comique à force d’être dramatique, ce qui se passe à l’Isie dit à quel point le régime en place et ses serviteurs relèvent de l’arlequinade politique et de la bouffonnerie éthique; ce qui impose un sursaut nécessairement rapide pour sauver la démocratie tunisienne naissante déjà en péril.

Une instance décrédibilisée

Il faut déjà rappeler que la mise en place de l’Isie n’a pas été sans taches rédhibitoires, les calculs politiciens n’ayant point manqué dès le début pour la castrer. Au lieu d’avoir la fée de la démocratie penchée sur le berceau, les protégeant toutes deux, l’instance a eu une sorcière méchante pour marraine. Car sans raison valable, dans des circonstances juridiquement et politiquement farfelues, l’Isie a pris la suite d’une première instance qui a peu démérité en réussissant la première élection libre du pays; aussi, la logique et l’éthique auraient commandé le maintien, la pérennité. Ce n’est pas ce qu’on a fait au nom de machiavéliques calculs politiciens et dont les détails de la naissance au forceps idéologique ont été rappelés ici.

Ce qu’il nous importe de dénoncer surtout, c’est qu’un tel péché originel s’est accompli au nom de la loi, en usant et abusant de l’outil législatif. Cela dévoile le vrai problème de l’État de droit en Tunisie : une légalité formelle trouée d’illégalités sans nombre et qu’on veut imposer à un peuple quêtant ses droits et libertés spoliés. Comment, par conséquent, vouloir que les citoyens respectent une loi non seulement injuste, mais aussi illégitime, au service d’intérêts privatifs ? Comment solliciter son adhésion au système qui le brime tout autant que le régime déchu puisqu’il use de sa législation scélérate?

La mascarade actuelle ne met pas seulement l’Isie à nu, mais tout le régime. Ce qui, au reste, était assez évident déjà, dès les débuts de l’instance, au vu de son aplatissement devant les intérêts commerciaux, faisant du vote un acte de commerce. C’est ce qu’il faut rappeler aussi avec l’option saugrenue pour une encre électorale qui, au prétexte d’un vote sain, ne garantissait que les affaires du fournisseur de cette encre tout en trompant sur la fiabilité de la votation. Car la transparence de cette dernière nécessite des techniques de contrôle bien plus sérieuses que le stigmate d’une tache sur le doigt de l’électeur du sud (le commerce étant généralisé aux damnés de la terre), à l’image de la flétrissure au fer rouge qu’on appliquait hier aux bagnards.

Avec, dès le début déjà, un tel esprit vénal, totale soumission aux manifestations du capitalisme sauvage, ne respectant pas l’éthique morale, usant même d’une supposée morale devenue immorale, comment s’étonner que le système électoral tout entier ne débouche pas sur la pantalonnade que nous vivons, qui n’est que l’aboutissement de la farce burlesque d’élections vite transformées en légitimation de gros intérêts partisans ?

Fruit de compromis et de tractations entre les partis au pouvoir ou qui y ont été, l’Isie actuelle a failli. Nombre de ses membres sont loin de satisfaire aux conditions, pourtant primordiales, d’indépendance, compétence et même, pour certains, d’intégrité. La cause, pour l’essentiel, en est le mode retenu de sa composition se déroulant au parlement, obéissant au fameux consensus, muant en compromission dans le cade de marchandes indignes de ce qu’attend le peuple assoiffé de dignité. C’est qu’une instance véritablement indépendante doit être hors de tout compromis, au-dessus même d’un tel esprit d’entente bancale, car l’indépendance est d’abord éthique; et l’éthique prime tout, devant être tout au-dessus, ne dépendre d’aucun intérêt politique, n’être suspendue à rien comme le suggère, au plus près, le sens du mot.

L’échec de l’élection du président de l’Isie est une farce burlesque et une grossière bouffonnerie.

Du compromis à la compromission

D’après son étymologie latine, le consensus est l’accord, dérivant du verbe «consentire» signifiant «consentir à». Or, quand les termes de l’accord ne sont ni clairs ni justes, s’ils sont même extravagants et léonins, le consentement relève de la fumisterie. Dans ce cas, on ne consent plus, on se soumet, le consensus est alors le fait de se mettre d’accord pour juste profiter des privilèges du pouvoir, garantis par des lois scélérates.

Comment alors ne pas crier au scandale à voir nos dirigeants prétendre ériger un État de droit sur les fondations de la colonisation et du régime de la dictature, se satisfaisant pour toute manifestation démocratique d’un scrutin électoral se déroulant dans un cadre d’illégalité flagrante ? Comment oser dans une telle situation parler de volonté majoritaire quand ce n’est qu’une minorité, souvent embrigadée, trompée ou achetée par l’argent sale, qui vote selon un scrutin taillé sur mesure pour servir des intérêts déterminés?

On a juste affaire à une alliance entre le reliquat du pouvoir d’avant la révolution avec ses clones affairistes, d’un côté, et les marchands de la religion, de l’autre, entendant partager les délices du pouvoir aux dépens d’un peuple pauvre («zawali») !

La crise de l’Isie est la preuve de la banqueroute morale et politique du système étiqueté consensuel pour la gestion d’un pays méritant mieux. Elle illustre le passage du consensus comme accord et consentement collectif à un accommodement des plus forts, une alliance stratégique, un arrangement d’intérêts par une entente malhonnête n’ayant point en vue l’intérêt de la patrie, mais ceux des partis prétendant en être l’incarnation. Qu’est-ce qui différencie, au final, de tels partis des gouvernants de la dictature qui disaient connaître l’intérêt du pays, lui dictant leurs choix? Sa crise est bien celle de toute la Tunisie, et elle est d’abord éthique.

On est en pleine immoralité, non seulement politique, habituelle chez les serviteurs de l’ancien régime recyclés en serviteurs d’une révolution confisquée, mais aussi éthique, véritable surtout chez les supposés révolutionnaires, se réclamant d’une religion dont ils bafouent la caractéristique première : le sens de la justice.

Au nom d’une autre dictature, morale donc, meilleure alliée de la dictature de l’ancien régime, ils font usage de la foi des masses en la transformant en ce que les autocrates ont toujours fait : un opium du peuple.

Désormais, il est impératif de tout reprendre à la base, de la manière la plus saine, aussi bien pour refonder l’Isie que pour remettre le pays sur les rails de l’État de droit.

Pour l’Isie, il importe renouveler sa composition sur de nouveaux critères devant être strictement ceux de l’honnêteté et de l’intégrité éthique, en plus de la notoriété de telles qualités spécifiques, et ce avant même le bagage scientifique assez disponible généralement au contraire du bagage éthique. Cela participera de la nécessaire refondation de notre démocratie en péril; ce qui impose de s’en acquitter avant toute élection qui serait sans aucun intérêt en l’absence de ce qui fait l’essence même de l’instance garante des élections : son indépendance.

Ce faisant, dans l’attente de la naissance d’une nouvelle Isie enfin crédible, il faut aussi s’attaquer urgemment à la réforme législative du système toujours en vigueur de la dictature et de la colonisation réunies, qui est la négation même de l’État de droit.

Une gouvernance à crédibiliser

On parle aujourd’hui de gouvernance par objectif, ce qui suppose d’avoir, en politique, des objectifs clairs à déterminer et à atteindre. L’objectif unanimement affiché est la réussite de la transition démocratique. Ce qui ne doit pas se limiter à l’organisation d’élections, mais d’abord le vote de lois justes pour tous, la démocratie étant d’abord l’État des droits et des libertés. On en est bien loin ! D’où l’impératif catégorique majeur de s’attacher, au préalable, à abolir toutes les lois injustes dans tous les domaines où elles stigmatisent les citoyens et les briment. Ce qui suppose de réunir en urgence le parlement en séance solennelle en vue d’abolir, ou pour le moins de suspendre, les lois les plus honteuses du passé empêchant la moindre évolution vers le meilleur qui reste possible, étant dans les capacités de ce pays où les compétences ne manquent pas, mais sont soit démobilisées soit maintenues à l’écart sinon brimées.

C’est ainsi qu’on réussira à ramener la confiance absente entre les dirigeants et le peuple; et c’est elle qui les ramènera à la politique devenue éthique. Et bien évidemment, ladite réforme doit concerner le mode de scrutin qui est actuellement au service exclusif des oligarchies politiciennes et non des petites formations politiques et des activistes indépendants.

Or, plus que jamais, la démocratie est participative, supposant une action citoyenne tous azimuts, ce que le code électoral actuel ne permet point.

Mettre en vigueur les droits et libertés prévus par une constitution restée lettre morte, concrétiser cela par un mode de scrutin consacrant un choix libre sur des personnes et non sur des listes, voilà ce qui favorisera un parfait accord entre les gouvernants et avec le peuple. Pourquoi donc dilapider plus longtemps l’argent public à faire semblant de jouer à la comédie de la démocratie quant on ne fait que jouer des intérêts du peuple, s’en servir en ne servant que les intérêts partisans?

Un tel jeu malsain, cette comédie du pouvoir, est voulu aujourd’hui par un mode de scrutin à rejeter. Effectivement, même s’il n’existe pas de système électoral idéal, il en est qui est bien plus approprié à la situation du pays et la mentalité de son peuple. En Tunisie, ce serait le scrutin uninominal à deux tours, notamment pour les élections locales. Et puis, pourquoi se limiter à singer ce qu’a généré la science politique occidentale alors qu’on prétend fonder une nouvelle démocratie, relever d’un modèle sui generis? Pourquoi donc ne pas innover, mettant en oeuvre un nouveau mode de scrutin où le rapport entre élu et électeur est moralisé, supposant un contrat de mission dont le non-respect entraîne ipso facto la déchéance du mandat ?

Ne souffre-t-on pas déjà trop de la vénalité de plus en plus grande des moeurs politiques, certains s’adonnant à la politique comme moyen commode, non seulement de privilèges et de notoriété, mais surtout pour servir des intérêts privatifs? La démocratie n’est-elle pas devenue l’affaire des professionnels de la politique, une «boulitik» comme dit le sens populaire, une «daimoncratie» selon mon néologisme, la chose des démons de la politique ?

Tout cela est dû aux intérêts, surtout matériels, que génère la responsabilité politique. Or, il suffit de rendre la responsabilité politique sans intérêts en termes matériels pour finir par en écarter les profiteurs de tout acabit, ne garder que les vrais patriotes, motivés par le service de leur patrie au point de la servir sans rétribution ni avantages contrairement à la règle de nos jours. C’est d’une telle démocratie éthique que rêvent les masses et que nous osons imaginer quitte à faire rire. Car la politique à l’antique, selon les lois de papy sans morale ni conscience, est obsolète. On est en postmodernité et il nous faut une politique éthique, une «poléthique».

* Ancien diplomate, écrivain.

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