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Tunisie : Un tourisme certifié halal pour quoi faire ?

Rached Ghannouchi coupe un ruban… halal. 

Samedi avant-dernier, 2 juin 2018, a été inaugurée en grande pompe, à Yasmine-Hammamet, la première unité touristique halal. Ce n’est pas un fait anodin, car il annonce une tragique et irrémissible régression sociale et économique.

Par Yassine Essid

C’est Rached Ghannouchi, grand chantre d’une reformulation du rapport entre «islam» et «modernité», qui avait coupé le cordon en compagnie d’une représentantes du ministère du Tourisme devenu pour la circonstance un organisme de certification du caractère halal d’une station balnéaire. Ce département devrait constituer un cahier des charges, s’octroyer l’exclusivité pour accorder ou non le label de référence et veiller à la conformité des normes d’un espace licite démarqué du modèle majoritaire là où règne une promiscuité prohibée.

Les «bons» et les «mauvais» musulmans

Cet événement est essentiel pour les islamistes, car dans le vaste registre de la foi, la visibilité d’une vive piété publique au cœur même d’un lieu de déploiement de la modernité, tels que les établissements touristiques, produira davantage de distinction entre les «bons» et les «mauvais» musulmans.

Dans cet islam réinventé, l’interdit, harâm, n’est plus seulement d’ordre alimentaire : la chair d’une bête morte, le sang, la viande de porc, ni d’ordre individuel ou collectif, qui impose à l’homme des restrictions dans le libre usage des choses, mais inscrit désormais une entité contraire, le halal, dans une conduite de vie collective qui permet au fidèle de se mouvoir dans un univers moralement neutralisé.

Le lien de continuité par rapport au passé islamique est évidemment ici purement fictif. Il ne sert qu’à masquer la rupture qu’introduit la modernité et à justifier un ensemble de discours et d’engagement politique d’obédience religieuse.

Le concept de halal, voit d’ailleurs chaque jour la gamme de ses applications s’étendre au point de rendre la vie du musulman intenable, allant du prêt sans intérêt jusqu’au prétendu usage de la gélatine de porc dans les préparations alimentaires.

La demande d’islam suppose de se distancer d’un mode de vie occidental devenu dominant, plus que jamais chargé d’une force dangereuse et malfaisante.

Un univers coupé du monde réel

Ainsi, l’activité touristique à la mode halal, rassemblera une multitude de réhabilitations pour le fidèle dans le souci de satisfaire son agrément tout en le débarrassant des souillures considérées réfractaires, le soumettre aux injonctions de la Loi et au comportement des «pieux des prédécesseurs» dans une version proclamée pure et dure, conforme à ses premières expressions prophétiques.

Ainsi, séjourner dans un hôtel halal serait comme vivre dans un sanctuaire où rien n’est prohibé et dans lequel le musulman n’est plus entouré d’un réseau d’interdits qu’une simple imprudence pourrait briser : on mangera halal, on bénéficiera de lieux de prières mis à disposition, on portera une tenue vestimentaire qui ne ressemble pas à celle des mécréants, on bénéficiera de la non-mixité dans les piscines, on se baignera en burkini, et on ne regardera que les programmes islamiques bénéfiques afin de réduire les méfaits de la télévision.

Bref, on sera cloîtré dans un univers coupé du monde réel, mais qui agirait comme une sorte de rite d’initiation pour renforcer les règles de continuité une fois l’estivant de retour dans le monde profane.

Dans l’imaginaire géographique des islamistes, le tourisme n’existe pas. Je veux parler de celui qui porte sur la libération du corps et de l’esprit, sur la rencontre des genres et sur le paysage exotique; le tourisme qui valorise le patrimoine et favorise les rencontres et les échanges et qui a longtemps servi d’instrument de connaissance mutuelle apte à faciliter le dialogue entre les civilisations.

Pour les islamistes, le tourisme est synonyme de débauche

Bien avant d’accéder au pouvoir, les islamistes avaient bien leur petite idée quant à la fonction du tourisme dans leur projet de société. Une fois aux affaires, leur hostilité envers l’industrie du voyage a été formulée à maintes reprises et sans ambiguïté.

Certains hauts dignitaires avaient à l’époque de la Troïka, la coalition gouvernementale dominée par les islamistes ayant gouverné la Tunisie entre 2012 et 2014, poussé l’amalgame et le fantasme jusqu’à qualifier le tourisme de prostitution et, de façon corrélative, désigné ses promoteurs en lobby de proxénètes en cols blancs. Les lieux de vacances : hôtels, restaurants, discothèques et autres espaces de détente et de plaisir, ne sont à leurs yeux qu’un impénétrable univers de perdition et de débauche.

Dans l’histoire de la Tunisie indépendante, le tourisme fut l’un des vecteurs de développement, choisi pour soutenir un pays pauvre en ressources naturelles et un moyen plutôt rapide de générer d’importants revenus et d’assurer l’emploi. Le pays a progressivement accumulé dans ce domaine le savoir-faire, l’infrastructure adéquate et des réseaux commerciaux et artisanaux répondant aux normes d’une clientèle variée.

Du fait de l’histoire qui nous lie à l’Occident et de la proximité géographique avec l’Europe, l’activité touristique n’a pas induit des déséquilibres sociétaux insurmontables et l’on ne peut l’aborder en termes de «choc des civilisations».

Le rôle tenu par ce secteur, fortement institutionnalisé, s’explique autant par les attraits naturels de la Tunisie que par l’importance de son patrimoine historique et culturel et le caractère ouvert de ses habitants. Mais le point faible de ce secteur est qu’il est particulièrement sensible à l’insécurité.

La Tunisie, dont l’image s’est considérablement dégradée, suite à une série d’attentats terroristes, se voit désormais pâtir au moindre choc d’une défiance dont on a du mal à en surmonter l’impact. La montée en puissance des destinations concurrentes risquerait, à terme, de placer le pays hors champ touristique.

Le tourisme toujours dans le collimateur des islamistes

Telle qu’elle est pratiquée jusque-là, l’activité touristique ne correspond aucunement au modèle de société que les islamistes entendent promouvoir. Celui dans lequel le référent islamique fonctionnera comme principal organisateur du sens des conduites et des comportements en société,

À l’instar d’autres domaines, le tourisme demeure une réalité problématique et, telle une furieuse épine au pied, ne cesse jamais de tourmenter la conscience des dirigeants d’Ennahdha. Car comment réformer en profondeur sans ruiner l’économie du pays, en compromettant l’avenir d’un secteur devenu stratégique et qui s’est développé au point de devenir le pilier de l’économie tunisienne et le premier employeur?

Comme pour l’économie en général, les islamistes sous le régime de la Troïka avaient naïvement cru pouvoir assurer la prospérité des palaces et des grands hôtels en substituant à la clientèle européenne et au tourisme de masse et de loisirs en bikini, celui, bien plus pudique, prôné par les cheikhs du Golfe, flanqués de leurs nombreuses épouses et de leur abondante progéniture. Mais, ils avaient bien vite déchanté en constatant le peu d’empressement des riches Arabes qui préfèrent de loin arpenter des heures durant les artères des grandes capitales européennes, que de visiter un pays en proie à de graves difficultés économiques, devenu de surcroît la caisse de résonance de l’islam radical.

Malgré tous ces déboires, le tourisme est toujours dans le collimateur des partisans de la morale austère qui entendent instaurer de solides codes moraux, et qui gardent la même volonté d’en finir avec les valeurs de l’Occident et leurs effets nuisibles. Il fallait pour cela qu’ils conçoivent un nouveau produit, une niche marketing attractive destinée à promouvoir un tourisme interne, à tout point de vue halal, bâtit sur la mise en œuvre des prescriptions islamiques permettant d’éloigner toutes les influences allogènes de la culture occidentale tout en étant en capacité de constituer une importante source de revenus. Car être musulman consiste à interpréter non seulement sa propre existence, mais aussi son environnement en fonction de la dimension du sacré réduite ici à la polarité entre le licite et l’illicite et dans laquelle la séparation homme/femme tiendrait une place significative.

Maintenant c’est chose faite. Progressivement, l’actuelle clientèle, formée de jeunes Européens, de femmes célibataires et d’hommes seuls, sera remplacée par un tourisme strictement réservé aux familles de musulmans, un communauté stable et solide dans laquelle le mari doit protection à sa femme et la femme doit obéissance à son mari.

Les hôtels, comme d’ailleurs les vols, ne serviront plus d’alcool et disposeront de plages, piscines et centres des soins exclusivement féminins. Afin d’éviter les tensions et les conflits provoqués par l’opposition tradition/modernité et pour que l’environnement urbain n’inocule pas un élément de désordre dans l’esprit et dans l’âme des visiteurs, l’architecture urbaine sera petit-à-petit aménagée d’une manière qui soit conforme à l’authenticité de la tradition et de la culture musulmane.

Une tragique et irrémissible régression

Les islamistes installés dans une posture tout-à-fait favorable à un tel dessein, ont réussi, samedi 2 juin, à franchir le premier pas et le plus décisif. Car pour ériger un nouveau modèle se société, il faut d’abord contribuer à la ruine de l’ancien. Mais, soyons juste, cette étape décisive dans la reconstitution de la bipolarité entre pur/impur, licite/illicite, homme/femme, n’est pas fortuite, ni un coup de force des islamistes contre une série de droits fondamentaux. Elle a été rendue possible par une action délibérée et concertée du gouvernement et de la classe politique, dite moderniste, en laissant le pays se débattre dans l’instabilité politique, la corruption, les affaires, les liens douteux et en omettant de faire face avec vigueur, détermination et célérité à toutes les actions visant à l’anéantissement de toutes les possibilités de progrès socio-économique et culturels du pays.

Par ses troublants flottements et son absence de fermeté, toujours magnanime à pardonner, toujours prompt à reculer, le pouvoir, j’entends celui de Carthage, de la Kasbah comme du Bardo, a silencieusement et en spectateur indifférent, contribué à la mise en place d’une tragique et irrémissible régression dont personne ne connaît encore l’issue.

Ghannouchi inaugure un hôtel halal à Hammamet : Hôtel ou mosquée déguisée ? (vidéo)

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